Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XVII


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 3-8).

POÉSIES



XVII

GONZALVE.

(Publié en 1836.)



Proche du terme de son séjour sur terre, Gonzalve était gisant ; irrité jadis contre sa destinée, il ne l’était plus maintenant qu’au milieu de son cinquième lustre l’oubli si désiré était suspendu sur sa tête. Depuis longtemps il gisait ainsi sur son lit funèbre : car en ce monde, à la longue, il ne reste plus aucun ami à celui qui ne tient plus à la terre. Cependant, près de lui, amenée là par la pitié pour consoler sa solitude, était celle qui seule lui fut toujours présente à l’âme, Elvire, fameuse par sa beauté divine. Elle sait son pouvoir, elle sait qu’un regard joyeux, qu’une parole d’elle, teinte de quelque douceur, repassée mille et mille fois dans l’âme constante de Gonzalve, était le soutien et l’aliment de son amant infortuné. Pourtant elle n’avait jamais entendu de lui aucune parole d’amour. Dans cette âme, une crainte souveraine avait toujours été plus forte que le désir. Ainsi trop d’amour l’avait rendu esclave et enfant.

Mais la mort rompit enfin le nœud antique de sa langue. Sentant, à des signes certains, l’arrivée du jour suprême, il la prit par la main, comme elle allait partir, et, serrant cette blanche main, il dit : « Tu pars, l’heure te presse, Elvire, adieu. Je ne te verrai pas, que je croie, une seconde fois. Adieu donc. Je te donne pour tes soins le plus grand remerciement que mes lèvres puissent proférer. Celui qui le peut te récompensera, si le ciel donne une récompense à la piété. » La belle pâlissait à ces paroles et son sein devenait haletant, car toujours le cœur de l’homme se serre douloureusement, même quand c’est un étranger qui part et qui dit adieu pour toujours. Et elle voulait contredire le moribond en lui dissimulant le voisinage du trépas. Mais il prévint son dire et reprit : « Désirée et bien implorée, comme tu le sais, la mort descend vers moi et ne m’effraie pas : ce jour funèbre m’apparait joyeux. Il me pèse, à la vérité, de te perdre pour toujours. Hélas ! je te quitte à jamais. Mon cœur se brise à ce mot. Je ne verrai plus ces yeux, je n’entendrai plus ta voix ! Dis-moi : mais avant de me laisser pour l’éternité, Elvire, ne voudras-tu pas me donner un baiser ? un seul baiser dans toute ma vie ? On ne refuse pas à celui qui meurt la grâce qu’il demande. Je ne pourrai pas me vanter de ce don, moi, ce mourant dont aujourd’hui, tout à l’heure, une main étrangère fermera à jamais les lèvres. » Il dit, soupira et, suppliant, posa ses lèvres froides sur cette main adorée.

La belle dame resta irrésolue et dans une attitude pensive. Elle tenait son regard, brillant de mille caresses, fixé sur celui du malheureux, où luisait une larme suprême. Elle n’eut pas le cœur de repousser cette demande et d’aigrir par un refus ce triste adieu : elle fut vaincue par sa pitié pour ces ardeurs qu’elle connaissait bien. Et ce visage céleste et cette bouche si désirée, objet de songes et de soupirs pendant tant d’années, s’approchèrent doucement de ce visage affligé et décoloré par la douleur mortelle, et elle imprima plusieurs baisers, en toute bonté et en toute compassion, sur les lèvres frémissantes de son amant tremblant et ravi.

Que devins-tu alors ? sous quel aspect apparurent à tes yeux la vie, la mort et la douleur, moribond Gonzalve ? Il tenait encore la main de sa chère Elvire et la plaçait sur son cœur, qui palpitait des derniers battements de la mort et de l’amour. « Oh ! dit-il, Elvire, mon Elvire, suis-je bien encore sur terre ? ces lèvres furent-elles bien tes lèvres et est-ce ta main que je serre ? Ah ! il me semble que c’est une vision d’homme inanimé, ou un songe, ou une chose incroyable. Hélas ! combien, Elvire, combien je dois à la mort ! Auparavant jamais mon amour ne te fut caché en aucun temps, ni à toi, ni à autrui ; car on ne cache point au monde le véritable amour. Mes actes, mon visage défait, mes yeux te l’indiquèrent assez, mais non mes paroles. La passion infinie qui gouverne mon cœur serait encore muette à jamais, si la mort ne l’avait rendue audacieuse. Maintenant je mourrai content de mon destin et je ne me plains plus d’être né. Je n’ai pas vécu en vain, puisqu’il fut donné à ma bouche de presser cette bouche. Que dis-je ? mon sort me semble heureux. Le monde a deux choses belles : l’amour et la mort. À l’une, le ciel me guide dans la fleur de mon âge, et, quant à l’autre, je l’ai assez goûtée pour être heureux. Ah ! si une fois, si une seule fois tu avais rendu mon long amour tranquille et satisfait, la terre serait devenue désormais un éternel paradis pour mes yeux transformés. Même la vieillesse, la vieillesse abhorrée, je l’aurais supportée d’un cœur tranquille ; pour la souffrir, il m’aurait toujours suffi de me souvenir d’un unique instant et de dire : Je fus heureux plus que tous les heureux. Mais, hélas ! le ciel n’accorde pas un si grand bonheur à la nature terrestre. La joie n’accompagne pas un amour si profond. J’aurais volontiers volé aux tortures, aux roues, aux torches ardentes, s’il l’eût fallu, au sortir de tes bras, et je serais descendu dans l’horreur de l’éternel supplice.

Ô Elvire, Elvire ! Oh ! heureux, oh ! plus fortuné que les immortels, celui à qui tu montres ton sourire d’amour ! Heureux après lui celui qui, pour toi, répandrait sa vie avec son sang. L’homme peut, et ce n’est plus un songe comme je l’ai cru longtemps, oui, l’homme peut éprouver le bonheur sur terre. Je l’ai su le jour où je te regardai fixement. Ce bonheur, ma mort me le donne. Et ce jour, où je te vis, ce jour cruel, je n’ai jamais pu le maudire d’un cœur assuré, parmi tant de chagrins.

Maintenant, vis heureuse et embellis le monde de ton aspect, mon Elvire. Personne ne t’aimera autant que je t’aimai. Il ne naît pas un second amour semblable. Combien, ah ! combien, pendant ces longues années, le malheureux Gonzalve t’appela de ses lamentations et de ses larmes ! Comme j’ai pâli quand mon cœur se glaçait au nom d’Elvire ! comme je tremblai en franchissant ton seuil amer, à cette voix angélique, à l’aspect de ce front, moi qui ne tremble pas de mourir ! Mais le souffle et la vie me manquent pour ces propos d’amour. Le temps est passé et il ne m’est pas donné de rappeler ce jour. Avec l’étincelle vitale, ton image chérie s’éloigne enfin de mon cœur. Adieu. Si mon amour ne te fut pas importun, envoie demain, à l’approche de la nuit, un soupir à mon cercueil. »

Il se tut, et bientôt le souffle lui manqua avec la voix, et son premier jour heureux s’enfuit de ses regards avant le soir.