Poésies de Schiller/Le Secret du souvenir

Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 192-193).

LE SECRET DU SOUVENIR.

À LAURA.


Toujours rester suspendu à tes lèvres ! qui m’expliquera ce désir ardent, cette volupté que j’éprouve à respirer ton souffle, à m’identifier avec toi quand nos regards se rencontrent ?

Lorsque je te contemple, mon esprit ne s’enfuit-il pas au delà des limites de la vie, docile comme un esclave qui se soumet sans résistance à son vainqueur ?

Dis-moi, pourquoi mon esprit s’enfuit-il ainsi ? cherche-t-il sa patrie, ou trouve-t-il, en se rejoignant à toi, une sœur dont il était séparé ?

Nos êtres ont-ils été déjà unis, est-ce de là que viennent nos battements de cœur ? avons-nous vécu ensemble dans les rayons d’un soleil éteint, dans des jours de bonheur évanouis depuis longtemps ?

Oui, tu as été étroitement unie à moi dans des accords qui ne sont plus. Ma muse le lit sur les tables obscures du passé, j’ai déjà connu ton amour.

Et dans notre alliance éternelle, étroite, je le reconnais avec surprise, nous étions un Dieu, une vie créatrice, et le monde nous était donné pour le gouverner librement.

Autour de nous des sources de nectar versaient sans cesse la volupté, nous pouvions rompre le sceau des choses, et nos ailes planer dans les rayons lumineux de la vérité.

Pleure, Laura, ce Dieu n’est plus : nous ne sommes que des débris de ce Dieu, et nous éprouvons l’insatiable désir de retrouver la nature que nous avons perdue, de reprendre notre divinité.

De là vient, Laura, ce besoin ardent de rester suspendu à tes lèvres, ce désir ardent, cette volupté que j’éprouve à respirer ton souffle, à m’identifier avec toi quand nos regards se rencontrent.

De là vient que, lorsque je te regarde, nom esprit s’enfuit au-delà des limites de la vie, docile comme un esclave qui se soumet sans résistance à son vainqueur.

Mon esprit m’échappe, pour chercher sa patrie, affranchi des liens corporels, et il reconnaît et embrasse la sœur dont il était depuis longtemps séparé.

Et toi, quand mon œil t’observait, que signifiait la rougeur de pourpre de tes joues ? Ne nous sommes-nous pas rapprochés avec ardeur, comme si nous étions de la même famille, et avec joie, comme des exilés qui retrouvent leur patrie ?