Poésies de Schiller/Le Plongeur

Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 83-87).

LE PLONGEUR.

« Qui de vous, varlets et chevaliers, osera s’élancer dans cet abîme ? Je viens d’y jeter une coupe d’or, et le gouffre l’a déjà engloutie. Celui de vous qui pourra la reprendre, qu’il la garde ; je la lui donne. »

Ainsi parlait le roi, en jetant, du haut du roc escarpé qui s’élève au-dessus de l’onde immense, un vase d’or dans les eaux de Charybde. « Qui de vous, s’écrie-t-il, qui de vous, je le répète, aura assez de courage pour plonger dans ces profondeurs ? »

Et tous ceux qui l’entourent, chevaliers et varlets, l’écoutent et regardent en silence la mer orageuse. Nul d’entre eux n’ose essayer de gagner la coupe, et pour la troisième fois le roi s’écrie : « N’est-il personne qui veuille braver le péril ? »

Mais tous se taisent encore, quand soudain un jeune gentilhomme tout à la fois doux et hardi s’avance, dénoue sa ceinture, se dépouille de son manteau, et tous ceux qui le voient, hommes et femmes, le regardent avec surprise et admiration.

Au moment où il se penche sur le bord du rocher et contemple le gouffre, l’eau mugissante de Charybde s’élançait du fond de l’abîme avec un mugissement pareil au bruit du tonnerre.

Le monstre siffle, mugit, écume, bouillonne comme l’eau tourmentée par le feu. Des jets d’eau et de vapeur s’élancent jusqu’au ciel, et toujours le flot suit le flot, comme si l’abîme ne pouvait s’épuiser, comme si l’océan devait enfanter un autre océan.

Cependant ce tourbillon fougueux s’apaise. À travers l’écume blanche, on aperçoit une ouverture noire, sans fond, qu’on dirait être celle de l’enfer, et les vagues agitées retombent dans leur vaste entonnoir.

Dans ce moment, le jeune homme se recommande à Dieu… Et soudain l’on entend sur le rocher un cri d’effroi. L’onde vient d’engloutir le hardi plongeur. La gueule du monstre s’est refermée sur lui.

Et tout se tait à la surface de l’eau. Mais l’orage mugit dans les profondeurs du gouffre, et chaque spectateur inquiet s’écrie : « Adieu, adieu, valeureux jeune homme ! » Et le bruit du gouffre descend toujours plus bas, et l’anxiété s’empare de tous les esprits.

« Oh ! s’écrie l’un des spectateurs, quand tu jetterais dans cet abîme ta couronne, en disant : Celui qui me la rapportera sera roi, je ne voudrais pas tenter de l’acquérir. Ce qui se passe dans ces profondeurs, âme vivante n’a pu le dire.

« Plus d’un navire a été emporté dans ce gouffre, mais on n’en a vu sortir que la quille et les mâts brisés ; le reste était enseveli dans le tombeau. » Tout à coup le mugissement des flots s’élève, se rapproche.

Le monstre siffle, mugit, écume, bouillonne comme l’eau tourmentée par le feu. Des jets d’eau et de vapeur s’élancent jusqu’au ciel ; le flot suit le flot et se précipite hors du sein de la mer avec un mugissement pareil à celui du tonnerre.

Et voyez : à travers les vagues sombres et impétueuses, on aperçoit un bras, un col blanc comme la neige ; c’est le gentilhomme qui nage avec vigueur et revient avec des signes de joie, portant le vase d’or dans sa main gauche.

Il respire longuement et salue la lumière du ciel. Tout le monde s’écrie avec transport : « Il vit ; le voilà ! Le tombeau des vagues n’a pu le retenir ; l’intrépide plongeur a vaincu le danger. »

Le jeune homme s’avance, et tous les spectateurs se pressent joyeusement autour de lui. Il tombe aux pieds du roi, lui offre la coupe d’or. Le roi fait un signe à sa fille bien-aimée, qui remplit cette coupe d’un vin généreux, et le plongeur s’écrie :

« Vive longtemps le roi ! Heureux ceux qui respirent cet air libre ! L’abîme est épouvantable. L’homme ne doit point tenter les Dieux et chercher à connaître ce qu’ils ont, dans leur clémence, caché sous le voile de la nuit.

« J’ai été emporté là avec la rapidité de l’éclair. Une vague impétueuse me jeta sur le rocher ; une autre vague non moins puissante m’enleva, me fit tourner comme une toupie. Je ne pouvais résister.

« Alors le Dieu que j’invoquais me montra, au milieu de mon danger horrible, une ouverture dans le rocher. Ce fut là que j’échappai à la mort. Là j’aperçus le vase d’or suspendu à des pointes de corail qui l’empêchaient de tomber au fond de l’abîme.

« Au-dessous de moi j’apercevais encore des profondeurs infinies. Nul bruit ne parvenait à mon oreille ; mais je voyais avec effroi des salamandres, des dragons et d’autres monstres s’agitant dans ce gouffre infernal.

« Et j’étais là, privé du secours des hommes, n’entendant plus nulle voix du monde ; là, tout seul dans mon épouvantable retraite, contemplant ces animaux hideux, et songeant à ma destinée.

« Des centaines de monstres s’approchent, cherchent à me saisir. Dans la terreur qu’ils me causent, j’abandonne les tiges de corail. Au même instant la vague se lève, m’emporte et me ramène à la surface de l’abîme. »

Le roi le regarde avec admiration et lui dit : « Cette coupe est à toi. Je te donnerai aussi cet anneau orné de pierres précieuses. Essaye encore une fois de redescendre dans les flots et viens me dire ce que tu auras vu. »

La jeune fille l’écoute avec un sentiment de compassion, et lui dit d’une voix suppliante : « Renoncez, mon père, à cette cruelle tentative. Ce jeune homme a osé ce que personne n’avait osé avant lui. Il est revenu d’un lieu d’où nul être vivant n’était encore revenu. »

À ces mots, le roi saisit la coupe, la lance dans le torrent, et s’écrie : « Jeune homme, si tu me la rapportes, je te regarderai comme le meilleur de mes chevaliers, et tu épouseras celle qui vient de prier si bien pour toi. »

Le plongeur se voit dominé par une force céleste. Son regard courageux étincelle. Il voit la fille du roi rougir, puis pâlir et tomber sur le gazon. Il veut conquérir l’adorable récompense qui lui est offerte, et s’élance pour braver encore une fois la mort.

On entend les flots qui mugissent. On se penche en tremblant sur le bord du gouffre. La vague s’enfle, écume, monte, redescend et remonte encore ; mais elle ne ramène pas le plongeur.