Poésie (Rilke, trad. Betz)/Livre d’heures/Si j’avais grandi

Traduction par Maurice Betz.
PoésieÉmile-Paul (p. 126-128).

SI J’AVAIS GRANDI…

Si j’avais grandi quelque part où sont
des jours légers et des heures plus claires,
je t’aurais inventé quelque limpide fête,
et mes mains ne t’étreindraient pas ainsi
que parfois elles font, tendues et inquiètes.

J’aurais osé, là-bas, te gaspiller,
ô présent infini.
Comme une balle je t’aurais lancé

dans toutes ces joies qui débordent,
lancé pour que quelqu’un te ressaisisse,
bondissant, les mains hautes,
à la rencontre de ta chute,
ô chose entre les choses !


Comme une lame
je t’aurais fait scintiller.
L’anneau d’or le plus pur
eût enchâssé ton feu
et me le garderait
sur la plus blanche main.
Je t’aurais peint :
non pas au mur, mais sur le ciel lui-même.
Je t’aurais formé ainsi qu’un géant
te formerait : montagne ou incendie,
ou simoun soufflant du désert,
ou bien, peut-être,
t’aurais-je, un jour, tout simplement trouvé…


Mais ils sont loin, tous mes amis,

j’entends à peine encor vibrer leur rire,
tu es un jeune oiseau à pattes jaunes
et aux grands yeux : et tu me fais pitié.
(Ma main, pour toi, est-elle encor trop large ?)
Et mon doigt cueille cette goutte à la fontaine.
Je guette si, dressant ton bec, tu la boiras.
Je sens battre ton cœur,
je sens le mien :
car tous deux, ils ont peur.