Poésie (Rilke, trad. Betz)/Livre d’heures/Seigneur, donne à chacun

Traduction par Maurice Betz.
PoésieÉmile-Paul (p. 143-144).

SEIGNEUR, DONNE À CHACUN…

Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
qui soit vraiment issue de cette vie,
où il trouva l’amour, un sens et sa détresse.

Car nous ne sommes que la feuille et que l’écorce.
La grande mort que chacun porte en soi,
elle est le fruit autour duquel tout change.

C’est pour ce fruit qu’un jour les jeunes filles
se lèvent comme un arbre peut jaillir d’un luth,
et que les garçons font des rêves d’hommes.


Pour lui des femmes se font confidentes
des peurs que d’autres qu’elles ne pourraient chasser.
Et pour l’amour de lui, ce qu’un jour des yeux virent
est éternellement, fût-ce un lointain passé.
Et tous ceux qui jamais formèrent ou bâtirent
autour de ce grand fruit devinrent monde,
gelant, fondant, vent ou soleil.
En lui, toute chaleur s’est résorbée :
le cœur et l’ardeur blanche des cerveaux…
Mais tes anges, Seigneur, comme des vols d’oiseaux
passant, trouvaient tous ces fruits verts.