Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Le lièvre qui court

C. Darveau (Ip. 241-251).

X

LE LIÈVRE QUI COURT.


Les Couteaux-jaunes, s’éloignant de la rivière Athabaska, s’enfoncèrent dans la forêt. Le Hibou blanc ne regrettait ni la fuite de Baptiste son premier prisonnier, ni la mort de plusieurs guerriers de sa tribu, tant il était fier d’avoir capturé le grand-trappeur ; et, enivrée par le succès, joyeuse et insouciante, sa troupe marchait en chantant vers le lac Noir, à l’est du grand lac Athabaska. Le grand-trappeur suivait ses bourreaux avec la résignation d’une victime que tout espoir a abandonnée. Il avait, pendant de longues années, été la terreur de plus d’une tribu indienne, car il s’était fait le vengeur des persécutés ; et les Couteaux-jaunes, surtout, savaient la valeur de son bras et la finesse de son esprit. Souvent Naskarina, la traîtresse qui s’était réfugiée chez les ennemis de sa tribu, s’approchait de lui pour lui reprocher durement son intervention dans les affaires des deux tribus.

— Si tu avais permis au Hibou blanc de s’enfuir avec ma rivale, disait-elle, tu serais libre et parmi les tiens aujourd’hui. Tu seras mis à mort sur le bord du lac Noir, et, tôt ou tard, Iréma tombera entre nos mains.

Le grand-trappeur demeurait muet comme s’il n’eut pas entendu, et, sa figure bronzée ne laissait rien paraître des émotions de son âme. Il priait dans son cœur, et offrait à Dieu le sacrifice de sa vie en expiation de ses nombreuses offenses. L’homme qui a des sentiments de foi ne se trouve jamais faible en face de la mort. Le Hibou-blanc aurait bien voulu savoir qui était et d’où venait ce compatriote si fort et si redoutable ; mais, quand il osait le questionner, le grand-trappeur l’écrasait d’un regard de mépris.

Les indiens avaient marché pendant deux jours, chassant pour manger, entassant les branches de sapin pour dormir, et quatre jours encore les séparaient du lac Noir. Ils s’étaient arrêtés sur une hauteur d’où le regard embrassait une étendue immense, et, des guerriers faisaient sentinelles, car les Couteaux-jaunes avaient beaucoup d’ennemis et craignaient toujours quelque surprise. Pendant que la tribu, assise sur des feuilles autour d’un grand feu, rappelle, dans un langage imagé, les chasses et les guerres du passé, ou forme, des projets pour l’avenir, une sentinelle amène vers le chef un guerrier flanc-de-chien. Un cri sourd s’élève, les sauvages saisissent leurs carabines : Je suis le « Lièvre qui court » dit le Lithchanré, et Naskarina est la fille de ma sœur. Le « Lièvre qui court » est irrité de l’insulte que les Litchanrés ont faite à Naskarina, et il se venge.

Le Hibou-blanc sourit à ces paroles, car il comprit que la vengeance de cet homme pouvait lui rendre Iréma.

— D’où viens-tu, et où sont les guerriers de ta tribu ? demanda-t-il ?

— Les hommes de ma tribu ont laissé le fort William après l’enlèvement d’Iréma, ou plutôt après son retour. Ils ont suivi la route des lacs, jusqu’à la rivière Saskatchewan, qu’ils ont côtoyée longtemps, puis enfin se sont dirigés vers les sources de la rivière Claire, et, de là, ils se dirigent vers le fort Pierre à Calumet ?

— Sont-ils plus nombreux que nous ?

— Non ; puis ils ont laissé à la tête du lac Winipeg deux de nos meilleurs guerriers, Ours grognard et Castor d’argent.

— Pourquoi ?

— Pour guider les canots de la robe noire jusqu’au grand lac des Esclaves.

— La robe noire ! grommela le renégat, puisse-t-elle périr dans les rapides nombreux ! Vient-elle seule ? ajouta-t-il.

— Des femmes de la prière l’accompagnent.

— Les Sœurs de Charité !… c’est moi qui !… mais, comment te trouves-tu ici, toi ?

— Le Lièvre qui court a l’oreille fine ; il a entendu de loin les chants des Couteaux-jaunes, et il est venu, laissant les siens qui marchaient vite et se sauvaient.

Le grand-trappeur était attaché au tronc d’un arbre. Les premières paroles du Litchanré lui causèrent de l’émoi, car il crut que le Hibou blanc allait être attaqué, et qui sait ? battu peut-être. Alors, ce serait la liberté ; mais il pencha la tête sur sa poitrine quand il apprit que ses amis se sauvaient.

— Doivent-ils s’arrêter au fort Pierre à Calumet ? demanda le chef.

— Pas longtemps. Ils traverseront là la rivière et s’avanceront, en se tenant à une petite distance des bords, vers le fort Providence.

— Sont-ils loin ?

— Non, mais ils vont marcher toute la nuit.

— En avant ! hurla le Hibou-blanc. Nous les atteindrons au point du jour. Ils n’arriveront pas tous au fort Providence !

Les chasseurs canadiens s’avançaient aussi vers le nord. Ils n’étaient plus joyeux depuis la perte de leur ami le grand-trappeur, et, cependant, aucun d’eux ne connaissait bien cet homme mystérieux qui courait les bois, faisant la chasse par caprice ou plaisir, plutôt que pour gagner de l’argent. Mais, si l’on aime quelque part le mystère ou l’étrange, c’est dans ces régions lointaines et solitaires, au milieu de ces forêts vieilles comme le monde, où les hommes passent de temps en temps, sans s’arrêter, comme les oiseaux de migration. Et, ceux qui réussissent à se faire craindre ou aimer par les peuplades fanfaronnes ou défiantes, sont les véritables rois de ces solitudes. Le grand-trappeur était l’un de ces rois ; mais il venait de tomber. Il paraissait bien faible maintenant et servait de jouet à ses ennemis. Il passait, enchaîné, sous les grands arbres qui avaient entendu ses chants de liberté, qui avaient vu ses courses nombreuses vers la mer de glace, ou les lacs du midi.

La nuit achevait son cours et le jour allait paraître quand le Hibou blanc ordonna, pour la cinquième fois, à ses guerriers de se coucher sur le sol pour écouter les bruits lointains, et tâcher de découvrir la piste des Flancs de chiens. Le premier, le Lièvre qui court se releva joyeux.

— Je les entends ! je les entends !

— Oui, dirent les autres, ils se sauvent !

— Marchons ! cria le chef.

Et tous partirent, pleins d’ardeur et de vengeance. Le grand-trappeur, les mains derrière le dos, mais les pieds libres, courait entouré de gardiens jaloux. Une heure s’était à peine écoulée, qu’une clameur formidable s’éleva, c’était le cri des Litchanrés à la vue de leurs ennemis. À cette clameur une autre plus puissante encore répondit ; les Couteaux-jaunes, la carabine au bras, s’élancèrent les premiers. Les Litchanrés soutinrent l’attaque avec courage. Des deux côtés les femmes s’étaient mises à l’écart pour laisser le champ libre aux combattants. Dès le commencement de la lutte, Kisastari aperçut dans les rangs ennemis le traître « Lièvre qui court. » Il comprit l’acte infâme de son ancien ami : Depuis quand, lui cria-t-il, les Litchanrés sont-ils assez traîtres pour combattre la tribu de leurs pères ?

— Depuis que Kisastari est assez insensé pour mépriser les conseils de sa tribu et rechercher l’amour d’une fille qui n’est pas digne de lui ! répliqua le « Lièvre qui court. »

Au même instant les deux indiens, jetant leurs fusils, tirent des pistolets de leur ceinture et s’élancent l’un sur l’autre. Les balles sifflent et s’enfoncent dans l’écorce résineuse des sapins, les deux guerriers s’approchent toujours et le feu roule bien nourri.

Le jeune chef est blessé, car le sang coule le long de son bras et jusque sur sa main ; mais il ne faiblit point et semble ne pas s’en apercevoir.

— Voyez-donc le sang d’un chien peureux ! crie le Lièvre qui court, en se moquant du jeune chef.

Les autres guerriers se battaient toujours, et déjà plusieurs jonchaient le sol.

Au cri insultant du Lièvre qui court, Kisastari dégaine son couteau et, d’un bond, se précipite sur son adversaire. Mais son pied s’embarrasse dans une branche et il tombe. Alors, le traître lève le bras pour le frapper.

— Arrête ! s’écrie une femme, je l’aime !…

C’était Naskarina.

— Il ne t’aime pas, lui, hurle le Lièvre court, qu’il meure !

Disant cela, le Lièvre qui court presse la détente de son pistolet, mais Kisastari s’était levé : il fait un bond et déjoua la balle.

— Meurs donc toi-même, traître ! dit-il. Et la lame luisante de son couteau, passant comme un éclair, vint se planter, vibrante, dans le tronc d’un arbre. Le Lièvre qui court, vif et habile, avait à son tour trompé la mort. Alors Kisastari empoigne son ennemi par les flancs et une lutte ardente commence. Malheur à celui qui tombera ! Les deux adversaires ressemblaient à deux dogues qui se tiennent par leurs crocs aigus. Le Lièvre qui court, s’efforce d’échapper à l’étreinte et de saisir le manche de son poignard, mais le jeune chef le serre comme un étau, et le pousse peu à peu vers le sapin tremble encore sa fine lame. Le traître se sent faiblir, ses jambes tremblent sous lui, la sueur l’inonde, il voit un nuage passer devant ses yeux.

— Au secours ! à moi ! crie-t-il.

Au même instant il touchait le tronc du sapin. Il se sentit tout à coup libre. Kisastari l’avait laissé pour reprendre son couteau fixé dans l’arbre.

— Partie égale ! dit Kisastari, défends-toi ! je t’ouvre le ventre ! Et, disant cela, il lève son terrible couteau. Mais tout à coup il pousse une clameur : Lâches ! dit-il ! vous êtes tous des lâches !… Et il tombe la face contre terre. Il venait d’être frappé par derrière.

— Il ne mourra pas seul, s’écrie une voix de femme.

Et le traître Lièvre qui court s’affaisse à son tour en poussant une plainte amère.

— C’est moi ! hurle une jeune fille en brandissant une lame sanglante. C’est moi qui te venge, ô mon Kisastari…

À cette voix connue le jeune chef sourit.

— Iréma ! Iréma ! s’écrie le Hibou-blanc qui vient de frapper Kisastari, tu es ma prisonnière.

— Viens donc ! Et elle brandissait son arme.

— Désarmez-la, vous autres, commande le vieux chef.

Iréma veut fuir, mais plusieurs guerriers se précipitent sur elle et lui arrachent le couteau qui a puni le traître. Les Litchanrés, voyant leur jeune chef tomber, s’enfuirent. Les Couteaux-jaunes ne les poursuivirent point. Ils étaient satisfaits de leur besogne.

Le grand-trappeur avait tout vu, et ses yeux s’étaient remplis de larmes. Ses gardiens devaient le tuer dans le cas d’une défaite, car le vieux Hibou-blanc avait juré qu’il ne le retrouverait plus dans son chemin.

Les Litchanrés comptaient deux morts, et les Couteaux-jaunes, trois. Il y avait un bon nombre de blessés. Iréma prisonnière, c’était le comble des vœux du vieux chef. Il n’avait jamais ambitionné un plus beau triomphe. Les corps des guerriers Couteaux-jaunes furent ensevelis sous des amas de branches et de feuilles, mais ceux des ennemis furent laissés en pâture aux bêtes fauves. Les Couteaux-jaunes reprirent leur marche vers le lac Noir.