Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Des nouvelles intéressantes

C. Darveau (Ip. 228-240).

IX

DES NOUVELLES INTÉRESSANTES.


Pendant que les trappeurs, réunis à l’endroit que viennent de laisser les Couteaux-jaunes, écoutent le récit de Baptiste et mangent, à belles dents, la truite rôtie, la veuve Noémie songe aux paroles de Picounoc et à tout ce qui s’est passé depuis vingt ans ; Victor et Marguerite jurent de s’aimer toujours, et les deux hôtes du bossu continuent à parler d’Asselin en jetant un coup d’œil à Paméla. Noémie n’a plus d’effroi à la pensée d’épouser Picounoc, et elle comprend que, tout en aimant et regrettant toujours Joseph le pèlerin, comme on l’appelait jadis, elle pourrait entourer de soins et de respect son nouveau protecteur. L’indigence où elle est tombée n’est pas étrangère à ces dispositions. Elle flotte dans l’incertitude, retenue, d’un côté, par le souvenir et l’amour, attirée, de l’autre, par la souffrance de la pauvreté et la reconnaissance. Picounoc se voyait à la veille de recueillir le fruit de son œuvre. Et, pour mieux sceller son bonheur, il favorisait les amours de sa fille et du fils de Noémie : Nos enfants s’aiment, disait-il à la veuve, et j’en remercie Dieu. Leur amour sera le gage de notre bonheur. Cependant l’un des vieux étrangers assis à la table du bossu, disait :

— Cet Asselin n’a pas toujours demeuré à Montréal ; il cultivait une ferme vers Joliette, et passait pour être à l’aise. Ce n’est pas lui qui nous a dit cela, c’est un habitué du restaurant. Pas vrai, vieux ? — il s’adressait à son compère.

— C’est vrai comme il y a un plat de soupe devant moi !

— Il n’y a rien d’incroyable en cela, reprit le bossu ; continuez.

— Avant de demeurer à Joliette, il avait possédé une propriété quelque part par ici. Mais, cela importe peu.

— Au contraire, dit le bossu, cela m’intéresse ; continuez.

— Il avait une femme, reprit le gros, et des enfants aussi. Les enfants, il les possède encore, mais la femme, nenni ! elle s’est éclipsée un jour et n’a plus reparu ; elle a filé comme une comète en compagnie d’un satellite sous la forme d’un gaillard. Pas vrai, vieux ?

— C’est vrai comme un et un font deux !

— Il paraît qu’elle ne valait pas grand’chose, cette femme là, continua-t-il, et qu’elle avait fait parler d’elle ailleurs. Mais pour revenir à nous, et à ce que nous avons vu, et à ce qui nous est arrivé, voici : Mon camarade et moi, nous n’étions pas millionnaires, mais nous avions dans nos goussets plus d’un rouleau de dix piastres quand nous entrâmes au restaurant d’Asselin. Pas vrai, vieux ?

— Vrai comme Mademoiselle est là !

Paméla qui écoutait, les poings sur les hanches, rougit comme une jeune fille et se retira dans la cuisine. L’étranger continua :

— Nous déposâmes notre argent entre les mains d’Asselin puis, légers et sans soucis, nous descendîmes prendre l’air sur le bord du canal, où nous fîmes rencontre de quelques amis. Nous leurs serrons la main, et les invitons à souper. Ils acceptent. Tout-à-coup, pendant le souper, voilà la porte qui s’ouvre.

— Monsieur Chèvrefils, dit la vieille servante au bossu, il y a quelqu’un qui vous demande au magasin.

— Allons ! on ne peut jamais manger tranquille, murmura le bossu. Excusez-moi un instant, Messieurs, dit-il aux vieillards, je reviens de suite. Et il sortit.

— C’est toujours comme cela, maugréa la servante, tout refroidit ! on ne peut rien manger de chaud, avec ces habitants qui s’en viennent vous déranger. Ah ! c’est moi qui les enverrais paître, par exemple !

— Qu’est-ce cela fait d’être dérangé, quand ça rapporte des sous ? observa le grand vieillard. Et votre maître est riche, n’est-ce pas ?

— Pour cela, il l’est gros, répondit Paméla.

— Fait-il le commerce depuis longtemps ?

— Mon Dieu ! oui ; quand je l’ai connu, moi, il s’occupait d’affaires déjà, et, il y a longtemps. Il est vrai, qu’alors son commerce se réduisait à bien peu de choses… mais il était habile comme un lutin. On voyait dès lors ce qu’il ferait un jour.

— A-t-il toujours demeuré ici ?

— Seigneur ! non ; il a porté la cassette longtemps.

— Ça devait être assez drôle, de voir une cassette juchée sur sa bosse, dit le gros.

— Et vous Mademoiselle, reprit l’autre, vous n’avez pas toujours habité cette paroisse ; il me semble que je vous ai vue ailleurs.

— C’est possible, Monsieur, mais je ne vous remets plus.

Le bossu entra et reprit sa place à la table.

— C’est un huissier, dit-il ; ces monstres-là, ne se font pas plus scrupule de déranger un homme qui dîne, que de saisir un débiteur qui ne paie pas. À propos, continua-t-il, vous qui parliez d’acheter une propriété, j’en fais vendre une belle, la semaine prochaine, à deux lieues et demie d’ici.

— Par le shérif ? demanda le gros.

— Oui, et je suis certain qu’elle va se donner, car l’argent est rare. Pour moi, je vais la partir à 1,200 piastres pour couvrir mes frais, et, si quelqu’un met un trente sous de plus, il l’aura. C’est une terre qui vaut bien 2,000 à 2,500 piastres. C’est la ferme d’une veuve, la veuve Djos Letellier. Vous ne connaissez pas ça, vous autres : Djos ! Djos ! le pèlerin ! le muet ! fit le bossu avec une grimace amère, un chenapan qui a bien fait de se tuer lui-même, car le gredin !…

— Le muet ? firent les deux vieillards.

— Oui, l’avez-vous connu ?

— Diable ! Et il vous avait fait du mal ?

— Ça, c’est mon affaire. Il est mort, tant mieux pour lui ! sa veuve vit encore, tant pis pour elle ! Elle ira en pèlerinage à la bonne Sainte-Anne à son tour, si elle le veut, mais Ste. Anne ne lui rendra jamais sa terre.

Les deux vieillards gardaient le silence. Le bossu reprit. C’est une belle occasion, si vous voulez en profiter.

— Je vais continuer mon histoire, dit le gros vieillard, et vous jugerez après si nous sommes en état d’acheter des terres.

— C’est bien, continuez,

— Donc, ajouta-t-il, la porte du restaurant s’ouvre tout-à-coup et une femme se précipite dans la maison :

— Eusèbe ! Eusèbe ! s’écrie-t-elle, pardon ! je suis Caroline, ta femme, Caroline, ton amie d’autrefois ! Je reconnais ma faute, je la regrette et reviens me jeter à tes genoux. Et, en disant cela, elle pleurait ; mais elle restait debout. Nos amis que nous avions à souper avec nous, avaient des larmes plein les yeux : Que c’est consolant, dit l’un d’eux de voir un pareil retour à la vertu ! Mon camarade et moi, nous nous mordions la langue pour nous faire pleurer, et nous avions envie de rire…

— C’est cela ; la vérité m’oblige à dire que tu racontes avec une verve et une fidélité étonnantes, observa le grand.

— Fort bien dit le bossu.

— Asselin, reprit le conteur, regarda sa femme longtemps. Elle avait l’air bien peinée. On voyait qu’il était partagé entre l’envie de la renvoyer et le plaisir de la reprendre. À la fin, il s’écria avec une certaine émotion et en ouvrant les bras : Viens sur mon cœur ! Je ne te reconnais point ; mais je n’ai rien à y perdre !…

— C’est vrai comme vous êtes un honnête homme ! glissa le grand.

— Nos amis mouillaient leurs mouchoirs, non ! la manche de leur vareuse, car ils n’avaient pas de mouchoirs, et, nous nous mordions toujours la langue pour ne pas rire… La soirée fut agréable, la nuit eut ses enchantements, mais le réveil fut terrible. Asselin ne trouva plus sa femme à ses côtés ; nos amis étaient disparus, et nos rouleaux de billets roulaient grand train avec les voleurs…

— C’est vrai, comme vous êtes un honnête homme ! reglissa le grand. Le bossu lit une grimace.

— Vraiment ? fit-il tout étonné ; ce n’était donc pas la femme d’Asselin ?

— Et oui ! et c’est parce que c’était sa femme que tout cela est arrivé, et aussi parce que nous avions trop parlé sur le bord du canal. Il n’est jamais bon de dire à ses amis les trésors que l’on possède…

— Et ils n’ont pas été arrêtés ces misérables ?

— Impossible de les trouver. Vous comprenez, maintenant, qu’il ne nous est pas aisé d’acheter une propriété, nous fut elle offerte pour la moitié de sa valeur. Ce que nous voulons, c’est l’aumône d’un gîte pour cette nuit, nous sommes fatigués et il se fait tard.

Le bossu secoua la tête et ne répondit rien.

— Nous serions fâchés de vous causer le moindre embarras, reprit le grand.

— C’est bien assez que Monsieur nous ait donné le souper, continua le gros, n’abusons point de sa bonté.

— Ce n’est pas cela, reprit le bossu, plus gaiement, mais, il faut que je sorte ce soir, et il ne serait pas convenable de laisser avec ma fille deux jeunesses comme vous.

Les étrangers ne parurent pas offensés de cette plaisanterie ; ils partirent, après avoir payé leur souper par de nombreux remerciements, et le bossu, ayant attelé son cheval, se rendit à la concession St. Eustache, chez son ami Picounoc.

Lorsque Marguerite le vit arriver elle sortit, car elle ne voulait pas le rencontrer. Il prit à peine le temps d’attacher son cheval à la porte, et, au lieu d’entrer dans la maison, il donna après elle. Elle arrivait chez la veuve Letellier et marchait vite, espérant de pouvoir entrer avant d’être rejointe.

— Vous allez bien vite, Marguerite, on dirait que la peur vous donne des ailes, dit le bossu essoufflé, dès qu’il fut assez près de la jeune fille pour lui parler.

Marguerite, un peu confuse, se retourna vivement : Je n’ai pas peur, cependant dit-elle.

— Alors, c’est le désir de voir M. Victor ?

— C’est que je suis pressée.

— Me permettez-vous de vous attendre ?

— Vous attendrez peut-être un peu longtemps.

— Vous-êtes toujours impitoyable, Marguerite ; je vous aime pourtant beaucoup.

— Vous avez tort.

— Vous voulez dire que vous me haïssez ?

— Je ne dis pas cela. Vous savez bien que l’on n’aime pas qui l’on veut, ni quand on veut.

— Rêverie de poètes.

— N’importe !

— Votre père désire que vous m’épousiez, Marguerite, et si vous aimez votre père, soumettez-vous à sa volonté.

— Il ne m’a jamais dicté d’ordre à ce sujet.

— Il vous en donnera.

— Je ne crois pas.

— J’en suis certain.

— Alors, tant pis pour lui et pour vous !

— Marguerite, votre père !… Je ne vous en dis pas davantage. Mais vous le verrez à vos genoux, s’il le faut, pour vous supplier de me donner votre main. Et, si vous refusez, vous l’avez dit : tant pis pour lui… et pour vous !

— Que voulez-vous dire, Monsieur ?

— Que vous viendrez à moi quand vous m’aurez défendu d’aller à vous.

— Moi !

— Voulez-vous revenir chez-vous ?

— Non, Monsieur, pas à présent.

— C’est bien ! au revoir.

Le bossu tourna les talons ; il était furieux. Marguerite se rendit chez Noémie. Elle était comme abasourdie par la menace mystérieuse du bossu, mais peu à peu, dans la douce intimité de Victor, elle oublia le fâcheux prétendant. Ce fut le rayon du soleil après le grondement du tonnerre.

Picounoc et le bossu causèrent longtemps. Picounoc dit : Il faut que je fasse accroire à Victor qu’il aura Marguerite, sinon, il se fâche et me fait perdre le fruit de vingt ans de travail. Tu comprends ? sa mère en raffole et passe par toutes ses fantaisies. Depuis qu’il lui a laissé entendre qu’elle ferait bien de convoler avec moi, mes affaires de cœur ont avancé de moitié. Ça va comme sur des roulettes.

— J’y consens, mais, fais attention. Si tu me trompes je te dénonce : Je révèle à Victor et à sa mère tout ce que tu as dit et fait contre eux, pour les ruiner dans leurs biens, et les plonger dans la misère.

Les deux amis se donnèrent une poignée de main.

Quand le bossu entra dans sa demeure de la rivière du Chène, il la trouva dans un désordre complet. Il était évident qu’elle avait été mise à sac. Les tiroirs des bureaux et des commodes ouverts, les meubles renversés, le comptoir forcé, les lits éventrés, tout attestait le passage d’un voleur bien décidé à accomplir son œuvre en conscience. Le bossu poussa un juron énorme :

— Robert ! Charlot ! canailles !… j’aurais dû m’en douter ! Comment se fait-il que je ne vous aie pas devinés plus tôt ?…

Puis, il appela Paméla, mais Paméla ne répondit point. Il la trouva liée solidement sur un lit, un bâillon entre les dents. La délivrer ne fut pas long.

— Ce sont eux, dit-il, les misérables ?

— Oui, dit Paméla en poussant un profond soupir, ce sont eux !

— Robert et Charlot ?

— Charlot et Robert !

— Ils t’ont respectée au moins ?

— Ils auraient dû, dans tous les cas…

— Tu chancelles ! qu’est ce que cela veut dire ?

— Les monstres ! ils m’ont fait boire le vin comme l’iniquité…

— Comment ? ils… et toi, tu n’as ?…

— Oui ! ils… et moi je n’ai !… que voulez-vous ? une femme contre deux gros hommes ?

— Est-ce qu’ils t’ont fait parler ?

— Vous voyez bien qu’ils m’en ont empêché, plutôt…

— Je les rejoindrai !