Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/La mère Labourique

C. Darveau (Ip. 251-264).

XI

LA MÈRE LABOURIQUE


Robert et Charlot — car c’étaient bien nos bandits d’autrefois — disparurent comme ils étaient venus, à l’insu de tout le monde. Cela n’empêcha pas que plusieurs affirmèrent les avoir vus passer ; mais le signalement des uns ne répondait point au signalement des autres, et ne servait qu’à dépister les recherches. Le bossu, qui avait pris le goût des richesses, et même était devenu passablement avare, en courtisant la fortune, avait perdu le sommeil depuis la visite malencontreuse des deux compères. Pourtant, il ne s’était vu dépouiller que d’une somme assez mince, et les voleurs firent comprendre, par le désordre qu’ils laissèrent derrière eux, que leur avidité n’avait pas été aussi heureuse que grande. Le bossu ne gardait chez lui que peu d’argent : il prêtait, comme je l’ai dit, à courte échéance et à gros intérêts. Quelque fois aussi il prêtait à long terme, mais il n’y perdait rien, et c’était quand un motif étranger s’ajoutait à l’avarice, son motif habituel. Ainsi, à la demande de Picounoc, dont il aimait la fille Marguerite, il avait avancé à la veuve Letellier tout l’argent nécessaire pour payer l’instruction de son enfant.

Picounoc ne ressentit pas de chagrin du petit malheur arrivé à son ami ; d’abord parcequ’il se réjouissait ordinairement des adversités des autres, et, ensuite, parceque le bossu trouverait là un prétexte de plus pour faire vendre la terre de Noémie.

Robert et Charlot étaient descendus à Québec, car on se cache plus facilement à la ville qu’à la campagne : la foule est discrète comme la solitude. Ils longent le côté nord de la rue Champlain et se dirigent vers une maison à deux étages, sale et moussue, où mes lecteurs sont entrés, il y a plus de vingt ans, à la suite de Djos, du charlatan, des gens de cage et des voleurs. C’est encore la même maison, mais avec vingt ans de plus sur le pignon ; elle est plus sombre encore qu’autrefois et s’identifie, en quelque sorte, avec le rocher noir qui la domine et l’écrase de ses trois cent cinquante pieds de hauteur. Les habitués d’autrefois sont disparus, sauf deux ou trois, mais ceux d’aujourd’hui ne valent pas mieux. La mère Labourique n’est plus derrière le comptoir ; elle se tient assise dans son fauteuil, auprès de la fenêtre, et s’amuse à regarder les passants. La Louise, plus jaune, si c’est possible, que dans sa jeunesse, a succédé à sa mère. Elle a trouvé un mari, l’a perdu — temporairement — et elle fait un glorieux veuvage.

Robert et Charlot entrent en riant.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda la Louise.

— Batiscan ! dit Charlot, on ne fait pas de rencontre comme celle-là tous les jours.

— Non, Seigneur ! dit Robert.

— Quelle rencontre ? demande la Louise.

— On te contera cela ; rien de plus singulier. C’est un des plus beaux tours du hasard.

— Oui, Seigneur ! affirme Robert.

— Qu’est-ce que c’est donc, la Louise ? fait la vieille d’une voix saccadée.

— Un peu plus tard, mère Labourique, on vous dira tout. Pour le moment on a autre chose à faire.

— Plus tard ! plus tard ! Je ne suis pas jeune, moi, pour attendre ainsi : j’ai quatre-vingts sonnés, oui !

— Eh bien ! la mère, on arrive de Lotbinière, Robert et moi, dit Charlot, manière de se graisser la patte chez les campagnards.

— Ah ! ah ! vous venez de Lotbinière ! cela me rappelle ce pauvre Saint-Pierre… Mon Dieu ! je l’ai bien regretté, le brave homme !… Il me semble que sa mort a porté malheur à notre maison. Depuis, les affaires n’ont pas bien marché… non, non !…

— Vous souvenez-vous d’un grand jeune homme à la voix nasillarde qu’on appelait Picounoc ?

— Ma foi ! non, je ne me souviens pas de lui… Est-ce qu’il venait ici ?

— Et oui, mère, reprit vivement la Louise : je me le remets bien, moi ! Le gaillard, il buvait sec…

— Eh bien ! reprit Charlot, ce fripon-là est aujourd’hui l’un des habitants les plus à l’aise de Lotbinière.

— Vous ne le direz plus ! exclama la Louise.

— Et vous l’avez dégraissé ? repartit en riant la vieille aubergiste.

— Vous ne l’avez pas tué, j’espère, demanda la Louise un peu anxieuse.

— Tué ? allons donc, on est plus humain que ça. Du reste, il ne s’agit pas de Picounoc, mais d’un farceur que vous avez bien connu.

— J’en ai tant connu de farceurs, observa la vieille.

— Vous vous souvenez de Paméla ?

— Paméla Racette ? demanda la Louise.

— Justement la sœur de notre ex-associé que le diable a emporté, je crois, vingt ans trop tôt.

— Eh bien ?

— Eh bien ! elle est au service d’un riche marchand de Lotbinière.

— Pas possible ?

— Pas possible si vous voulez, mais elle y est, quand même, balayant la place, faisant la soupe, et brassant la paillasse comme… une femme de qualité, tous les jours que le bon Dieu amène.

— Cette pauvre Paméla ! que j’aimerais à la voir ! dit la Louise en poussant un gros soupir. Lui avez-vous parlé de moi ?

— Ma foi ! nous n’y avons pas songé.

— Nous avions beaucoup à faire et peu de temps à notre disposition, ajouta Robert.

La vieille éclata de rire tout à coup, et, se penchant dans la fenêtre, parut s’intéresser vivement à une scène de la rue.

— Qu’y a-t-il donc de si drôle, mère ?

— C’est un bossu… ah ! que c’est drôle !… Un Monsieur encore !… habillé sur le fin ! Il s’est penché pour ramasser une pierre et faire peur aux gamins, je suppose, mais je t’en fiche ! un des gamins s’est mis à cheval sur la bosse, au grand amusement de la foule.

En entendant parler d’un bossu, les deux escrocs s’approchèrent de la fenêtre : C’est lui ! s’écrièrent-ils à la fois.

Ils se regardèrent un moment pour s’interroger.

— Ne nous montrons pas, dit Robert, il est plus fort que nous, et il a pour lui le droit.

— Bah ! s’il nous menace, nous le dénoncerons.

— C’est vrai, mais cachons-nous, c’est plus prudent.

— Et, si Paméla nous avait trompés ?

— Si quelqu’un s’informe de nous, dit Charlot aux deux femmes, dites que vous ne nous connaissez point.

— Vous vous sauvez ? demanda la vieille.

— Le bossu nous dérange un peu, la mère, n’importe, nous vous conterons notre voyage un autre jour. Et ils sortirent.

Le bossu entra. Il avait l’air d’un homme bien élevé ; mais la colère animait encore son visage, et sa parole était brève et saccadée.

— Est-ce qu’il n’y a pas de police ici, que les gens sont attaqués en plein midi par la valetaille des rues ?

— La police, Monsieur, répondit la vieille, elle se cache ou se sauve quand on l’appelle, comme le chien de M. Nivelle… ah ! ce n’était pas comme cela de notre temps !

— Vous ne vieillissez pas, mère Labourique, Vous êtes fraîche comme à cinquante ans.

— Ah ! pardon, Monsieur, je ne vaux pas grand’chose maintenant, je m’aperçois bien que je m’en vais… mes jambes sont paralysées et je passe ma vie dans ce fauteuil, c’est bien ennuyeux, allez ! et j’ai hâte d’aller dans un monde meilleur…

— Vous l’avez bien mérité la mère.

— J’ai fait mon possible…

Le bossu avait envie de rire. Il demanda à la femme qui était au comptoir, si elle était bien Louise, et but un verre de gin pour se donner du ton. Louise répondit qu’elle était bien elle-même, mais que les chagrins de toutes sortes la rendaient méconnaissable.

— Je ne me rappelle pas de vous, Monsieur, ajouta-t-elle, est-ce que vous êtes venu ici, déjà ?

— Quelquefois, mais vous pouvez bien m’avoir oublié, il y a bien longtemps. J’étais tout jeune alors. C’est au bon temps de Robert, de Charlot, du docteur au sirop de la vie éternelle.

— Et du vieux chef ? ajouta Louise, je me souviens de ce temps-là et de ces gens aussi. C’est étonnant que je vous aie oublié.

— Cela ne m’étonne pas du tout moi. Plusieurs de ces pauvres diables ont mal fini. Racette et le docteur au sirop ont goûté du pénitencier.

— Pas longtemps. Ils se sont évadés en tuant leur gardien.

— Vraiment ! Et les a-t-on pincés ?

— Nous n’avons plus entendu parler d’eux. C’étaient deux fins matois, allez !

— Et Charlot ? et Robert ?

La Louise hésitait. La vieille répondit : Ah ! Seigneur ! il y a longtemps qu’ils ont déguerpi et gagné les lignes.

— Toujours prudente, la mère, dit le bossu ! Ils seront contents de vous, quand je leur dirai cela. Ils sont ici, du moins ils devaient y être, puisqu’ils m’y ont donné rendez-vous.

— Ils vous ont donné rendez-vous ici ?

— Ici même, chez la mère Labourique.

— Et pourquoi ?

— Ah ! secret d’état… Ils arrivent de Lotbinière, vous le savez peut-être, peut-être l’ignorez-vous. Nous nous sommes rencontrés là ; leur bonne fortune l’a voulu ainsi. Je les ai reconnus les vieux de la vieille, et, je leur ai mis en main la plus jolie affaire du monde. Ils m’ont juré leurs grands dieux qu’ils seraient reconnaissants, et…

— Je comprends, dit la vieille… Je comprends ! s’ils vous ont promis quelque chose, vous l’aurez, soyez-en-sûr…

— Mais pourquoi ne sont-ils pas ici ?

— Je n’en sais rien, monsieur.

— Ils ne sont pas encore passé les lignes ? demanda-t-il d’un air moqueur.

— La mère a perdu la carte, reprit la Louise, qui voulait racheter le faux pas de la vieille, n’allez pas vous fier à ce qu’elle dit. Robert et Charlot ne sont pas venus ici depuis dix ans.

— La mère Labourique d’aujourd’hui jase aussi bien que la mère Labourique d’il y a vingt ans. Elle s’est défiée de moi d’abord, et elle a agi avec prudence, ensuite, elle s’est montrée franche et a eu raison, car je sais que Robert et Charlot sont ici à Québec et qu’ils ont l’habitude de venir dans cette maison.

Vous vous trompez, Monsieur, et vous ne les verrez jamais dans notre maison.

— Est-ce un défi ?

— C’est un défi facile à jeter, puisqu’ils nous sont tous deux devenus presque étrangers.

— Vous voulez les cacher ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils sont des voleurs !

— Et nous faisons métier de cacher les voleurs, je suppose ?

— Depuis trente ans.

— Vous êtes un lâche et un menteur !… Accuser ainsi deux femmes honnêtes comme ma mère et moi ! oh ! c’est infâme !

— Tout doux, la Louise… ta vertu n’est pas si farouche que ça !

— Votre impertinence serait moins grande si vous vous adressiez à un homme… misérable bossu que vous êtes !…

— J’en jure Dieu, s’écria le bossu piqué au vif, je démolirai votre sale boutique et je trouverai bien les rats qui s’y cachent !

Il sortit. Pour se consoler, en revenant, il pensait à Marguerite ; mais Marguerite pensait au jeune Victor, et elle pleurait en pensant à lui. Voici pourquoi : Picounoc était revenu de l’ouvrage soucieux et morose. Il ne soupa que légèrement. Marguerite lui demanda la cause de cette tristesse et de ce manque d’appétit :

— Pauvre enfant, dit-il, c’est, vois-tu, que je voudrais te rendre heureuse, et tu ne le veux pas…

— Comment ! petit père, il me semble que….

— Tu ne veux pas épouser M. Chèvrefils.

— Il est vieux, bossu, avare, jaloux !… et vous croyez qu’il me rendrait heureuse ?…

— Il t’aime et il est riche, cela suffit…

— Je ne l’aime pas, moi.

— Caprice d’enfant…

— Pourquoi insistez-vous tant aujourd’hui ? vous me disiez, dernièrement, que Victor m’aimait et que vous en étiez aise.

— J’ai compris que tu ne pouvais pas devenir la femme d’un avocat, et puis je ne veux pas me séparer de toi.

— Mais si j’épousais M. Chèvrefils ?

— Je pleurerais souvent, souvent…

— Vous viendrez me voir à Québec, et l’été, je passerai la vacance ici.

— Tu sais, Marguerite, qu’une fille qui se marie malgré son père est rarement heureuse.

— Je ne me marierai pas malgré vous.

— Tu épouseras donc M. Chèvrefils.

— Jamais ! je resterai fille plutôt. Vous voulez m’avoir auprès de vous, vous m’aurez ainsi tant que vous voudrez.

— Marguerite, tu ne sais pas comme…

— Mon père, je ne vous comprends pas !…

— Ne me demande pas la raison de mon insistance, je t’en prie, mais, obéis, et Dieu te bénira…

— Je hais cet homme…

— Il est puissant et peut nous faire du mal.

— Mon père, nous avons le cœur droit. Dieu est avec nous, qu’avons-nous à craindre ?

— Marguerite !…

— Mon père !

— Je t’en supplie !…

— Ma conscience s’y oppose.

— C’est un prétexte ; il n’y a pas de mal en cela… c’est un prétexte pour rester insensible aux prières d’un père qui te chérit…

— Vous savez que je vous aime, mon père, eh bien ! je resterai avec vous.

— Non !… il faut que tu te maries !

— Avec le bossu ?

— Avec M. Chèvrefils !

Marguerite se voila la face de ses deux mains. Picounoc tomba à genoux devant elle.

— Marguerite, dit-il, aie pitié de moi !

Marguerite jeta ses bras autour du cou de son père et l’embrassa avec effusion, puis, fondant en larmes, elle alla s’enfermer dans sa chambre.

— Le bossu me l’avait dit, que je verrais mon père à mes genoux… Mon Dieu ! quel est ce mystère ! il me glace d’épouvante.

Picounoc s’était laissé intimider par les menaces du bossu, et redoutait son indiscrétion. Père dénaturé, il aimait mieux sacrifier sa fille que renoncer à la possession de Noémie.