Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Le jeu des couteaux

C. Darveau (Ip. 265-280).

XII

LE JEU DES COUTEAUX


My ! my ! what is it ? s’écria John.

Quid est tibi, quod fugisti ? … ajouta l’ex-élève.

— Des cadavres ! exclama Baptiste.

— Un massacre ! répéta Félix.

John se pencha sur un des guerriers morts.

— Les Litchanrés se faire battre, dit-il.

— Je n’appelle pas ça se faire battre moi, dit, l’ex-élève, ils se sont faits tuer raide.

— Les Couteaux-jaunes sont venus les surprendre ici, observa Baptiste, cela m’explique pourquoi ils ont dévié de leur route.

— C’est vrai, ajouta Félix, mais comment ont-ils pu deviner que leurs ennemis se trouvaient ici ?

— Naskarina savait peut-être le chemin que prendrait sa tribu.

Tout en causant ils examinaient les cadavres.

— Le jeune chef ! dit l’ex-élève.

— Le Lièvre qui court ! reprit Félix.

— C’étaient deux amis, ils ont tomber ensemble, ajouta Baptiste.

For sure ! dit John.

— Donnons leur une sépulture commune, que les mêmes branches de sapins les recouvrent éternellement.

— Voici un amas de rameaux et de feuilles qui n’attendent que le moment d’être utiles, étendons-les comme un suaire sur nos amis défunts ; mais, auparavant, réunissons les morts.

Et les quatre chasseurs couchèrent, côte à côte, les indiens qui avaient succombé dans le combat. Lorsqu’ils rangèrent le corps de Kisastari, la plaie que le couteau du Hibou-blanc lui avait faite dans le dos s’ouvrit, le sang coula et le mort poussa une plainte sourde. Un frisson courut dans les veines des quatre blancs, et pourtant ils n’étaient pas peureux. Ils se remirent aussitôt.

— Il n’est pas mort, dit l’ex-élève, vite ! de l’eau et de la gomme de sapin.

Un moment après l’eau pure rafraîchissait les lèvres altérées du blessé et le baume du Canada commençait à cicatriser ses plaies. Les autres étaient bien morts. Ils furent ensevelis sous les rameaux. Les chasseurs, en enlevant l’amas de feuilles et de branches qu’ils venaient d’apercevoir, mirent à nu les cadavres des Couteaux-jaunes…

— Oh ! oh ! dirent-ils, il y a eu bataille en règle, et des morts de chaque côté. Nos amis se sont bien défendus, tant mieux ! les branches leur seront plus légères.

— Que les corps des Couteaux-jaunes aient le sort réservé aux cadavres des Litchanrés ! dit l’ex-élève, en enlevant la dernière branche.

Oh yes, ajouta John.

— Qu’ils soient la pâture des loups et des corbeaux !

Oh ! yes !

— Et disons un pater et un ave pour les âmes de nos amis, dit Baptiste, en se mettant à genoux auprès des Litchanrés.

Oh ! yes ! mais c’est moi pas dire, parceque c’est moi pas croire nécessaire, mais vous autres faire bien de prier.

— C’est ton affaire, John.

Et les trois chasseurs catholiques, à genoux près des cadavres des indiens, récitèrent avec dévotion un pater et un ave.

Kisastari avait repris connaissance. Ses amis résolurent de rester auprès de lui jusqu’à ce qu’il fut en état de marcher, et, quand ils le virent capable de tuer du gibier pour se nourrir, ils lui donnèrent une bonne provision de poudre et s’éloignèrent.

Les Couteaux-jaunes s’avançaient lentement et joyeusement vers le lac Noir. Le Hibou blanc poursuivait de ses assiduités la belle Iréma qui demeurait insensible et inconsolable.

— Jamais Iréma ne pourra aimer, disait-elle, celui qui a tué son fiancé.

— Si tu ne m’aimes pas de bon gré, tu m’aimeras de force.

— Iréma n’a pas peur des tourments, ni de la mort. Elle sera heureuse de souffrir et de mourir pour Kisastari son époux.

— Ne prononce jamais ce nom devant moi !

— Kisastari ! c’est le nom que j’aime.

— Le Hibou blanc se vengera…

— Le Hibou blanc n’est pas un véritable indien, et il a peur des tortures…

Comme le grand-trappeur, Iréma avait les mains enchainées — car on la savait capable de s’enfuir seule à travers la forêt. Souvent elle regardait le visage pâle qui l’avait sauvée, et elle eut donné sa vie pour lui rendre la liberté. Quand les deux prisonniers se rencontraient, ils échangeaient de tristes et éloquents regards.

La troupe atteignit le lac Noir, et elle fit retentir de ses cris de joie les ondes solitaires et les bois mystérieux. Les danses et les chants durèrent tout un jour. Les jeunes guerriers, vers le soir, s’approchèrent du vieux chef en lui dirent :

— Tu nous as promis que les réjouissances se termineraient par la mort de notre vieil ennemi, le grand-trappeur, eh bien ! nos jambes sont fatiguées de danser, nos voix sont lasses de chanter, et nous voulons nous reposer bientôt.

— Vos bras sont-ils aussi fatigués ? demanda le Hibou blanc.

Non.

— Vos couteaux sont-ils bien aiguisés ?

— Oui !

— Et bien ! attachez à un tronc d’arbre le grand chef, et lancez-lui vos couteaux dans le cœur, à vingt pas de distance… On verra lequel de vous est le plus habile.

Une clameur joyeuse suivit les paroles du chef, et le grand-trappeur fut attaché au tronc d’un sapin. Il ne tremblait pas. Les jeunes gens se placèrent en rang à vingt pas. Les femmes regardaient avec curiosité. L’une d’elles pleurait : c’était Iréma. Le sort avait désigné l’ordre dans lequel on devait tirer. Le premier qui s’arma du couteau fut le Loup cervier. Il regarda sa lame tranchante et dit en souriant :

— Vous autres, vous ne frapperez qu’un cadavre.

Alors il visa, d’un œil perçant au cœur du grand-trappeur, leva le bras lentement et, toujours l’œil fixé sur le prisonnier, il lança l’arme sifflante.

— Nul ! c’est nul ! à recommencer, s’écria-t-il furieux, on m’a touché le bras.

Le couteau n’avait déchiré que le gilet du prisonnier.

— Arrête ! s’était écrié Naskarina, j’ai une parole à confier au chef. Et, disant cela, elle avait saisi le bras de l’indien.

— Pourquoi troubles-tu la fête, Naskarina ? dit le Hibou blanc avec une légère aigreur.

— Iréma pleure, vois-tu ? elle est affligée de la mort du grand-trappeur, eh bien ! chef, c’est à toi de profiter des dispositions où elle se trouve. N’aimes-tu pas mieux avoir l’amour de cette femme que la mort de cet homme…

— Je ne te comprends pas bien, Naskarina.

— Écoute — elle parlait bas — dis à Iréma que tu donneras la liberté au grand-trappeur si elle veut t’aimer.

— Naskarina, tu as de l’esprit.

— Et puis, si tu veux tuer cet homme, fais le suivre ou surprendre.

— Naskarina, merci !

Il commanda aux guerriers de suspendre leur terrible jeu de couteaux, et il se dirigea vers Iréma. Le grand-trappeur ne savait que penser, mais il était loin d’espérer la délivrance. Iréma, remplie de reconnaissance envers le grand-trappeur, consentit à se sacrifier pour le sauver.

— Je serai votre femme, dit-elle, mais pas avant que la robe noire nous unisse…

— La robe noire est bien loin…

— Nous irons ensemble, et nous marcherons tout un mois s’il le faut.

— C’est bien long, Iréma.

— Je puis bien sacrifier ma vie pour sauver un homme qui m’a fait du bien, mais il ne m’est pas permis de sacrifier mon âme ; et, si tu ne veux pas attendre, chef, ordonne à tes guerriers de continuer leur jeu meurtrier… tu ne m’auras jamais pour femme…

— Et si je le sauve !

— Si tu le sauves, Iréma sera ta femme, elle le jure, et elle est capable de tenir sa parole.

— Je crois à ta parole et tu es libre.

En disant ces mots il fit tomber les liens qui enchaînaient les mains de la belle indienne. Ses guerriers, surpris, se regardaient entre eux et commençaient à murmurer.

— Le Hibou blanc nous trahit, risqua l’un d’eux…

— C’est un étranger ; les Couteaux-jaunes ont eu tort de se fier à lui, dit un autre.

— C’est une honte pour nous !

Le vieux chef s’avança au milieu d’eux : Depuis que je suis avec vous, dit-il, vous n’avez pas été bafoués par vos ennemis, et vous les avez souvent vaincus. Quand j’étais jongleur, je vous prédisais votre bonne fortune et vos triomphes, depuis que je suis devenu le premier de la tribu que j’avais adoptée, ai-je jamais trahi mes compagnon ou failli à ma tâche ? Vous devez donc avoir confiance en moi, et croire que tout ce que j’ordonne est pour la gloire et le bien de la tribu. Je veux une femme ; et celle que je veux, c’est Iréma, la fiancée de Kisastari que vous avez tué. Elle ne sera ma femme qu’à une condition. C’est que je rende la liberté au grand-trappeur… Le voulez-vous ?

Un frémissement s’empara des indiens attentifs : Rendre la liberté au grand-trappeur ! s’écrièrent-ils stupéfaits.

— Si vous ne le voulez pas, je me soumettrai, car le vieux chef aime mieux sa tribu qu’il ne s’aime lui-même…

— Le Hibou blanc est avec nous depuis autant de lunes qu’il y a de branches à cet arbre, et il nous a toujours été dévoué, qu’il fasse donc selon ses désirs ! s’écria l’un des indiens.

— Eh bien ! mes enfants, reprit le chef, d’une façon câline, et parlant bas pour n’être pas entendu des autres, consolez-vous, tout ne sera pas perdu, le grand chef ne nous échappera pas. Il sera mis en liberté, mais vous allez l’attendre sous les bois. Que dix d’entre vous s’élancent dans la forêt, du côté du soleil, je vais le renvoyer par là.

Aussitôt dix des plus agiles disparurent sans bruit.

Le grand-trappeur avait bien vu qu’il se tramait quelque nouveau complot ; mais il n’avait rien entendu, et toujours il supposait que l’on s’évertuait à trouver un genre de mort digne du mal qu’il avait causé. Quelques heures s’écoulèrent avant que le Hibou blanc s’approchât de lui ; heures d’angoisses et d’agonie que celui qui va mourir peut seul comprendre.

— Frère, dit le Hibou blanc.

— Moi, ton frère ! vil renégat, jamais !

Le vieux chef eut un mouvement de colère, mais la pensée d’Iréma lui rendit le calme.

— Compatriote, dit-il en français, tu me crois plus méchant que je suis, je t’offre la liberté.

— La liberté ! dis-tu, mais à quel prix ?

— Pars ! tu es libre. Et il coupa, d’un coup de couteau, les liens qui l’attachaient à l’arbre. Le grand-trappeur eut envie de se jeter sur lui et de l’étrangler. Plusieurs indiens arrivèrent armés de fusils.

— Pars, dit le vieux chef, va-t-en de ce côté — il montrait le bois — éloigne-toi vite, car nous ne voulons plus te revoir. Si tu suis les bords du lac, tu seras tué, car mes guerriers sont là qui t’attendent.

— Et de ce côté, demanda le grand-trappeur il n’y a personne qui me guette pour me tuer ? dit-il avec ironie.

— Personne ! répondit je traître Hibou blanc.

— Mourir pour mourir, pensa le prisonnier, il vaut mieux être tué par une balle que servir de jouet et de cible aux couteaux de ces chiens.

— Donne-moi un fusil, de la poudre et du plomb ! demanda-t-il.

On lui donna ce qu’il voulait.

— Au revoir, dit-il, et il s’élança, libre comme l’oiseau, dans la forêt qu’il aimait tant.

Le Hibou-blanc sourit en le voyant partir, et s’approcha d’Iréma.

— J’ai tenu parole, tu vois comme je t’aime.

— Iréma ne t’aime point, mais elle tiendra sa parole aussi bien que toi.

Le grand-trappeur s’arrêta bientôt et se mit à genoux. Pendant longtemps il pria. De quelque côté qu’il put aller il s’attendait à être assassiné, car il connaissait la perfidie des Couteaux jaunes et de leur chef blanc, le renégat. Il marcha avec toutes les précautions possibles, et souvent il mit son oreille contre le sol pour percevoir les sons et découvrir le passage de quelque voyageur. Il se serait bien caché, mais il fallait ne pas mourir de faim, et, alors faire la chasse et probablement se trahir.

Les dix indiens s’étaient arrêtés à une courte distance, et formaient un cordon comme les tirailleurs qui se dispersent sur le champ de bataille. Ils guettaient, attentifs, épiant tous les bruits de la forêt. Tout à coup l’un d’eux entendit le bruit des rameaux qui craquaient sous des pieds pesants. Il tressaillit et s’assura que son fusil était bien chargé. Mais le bruit s’éteignit peu à peu, puis il se fit entendre dans une autre direction : — C’est le diable que cet homme, pensait-il, il court avec la rapidité d’un cerf… mais il ne nous trompera pas. Plusieurs des indiens entendaient le bruit et tenaient en eux-mêmes le même langage. Le premier qui avait été mis en éveil, oubliait petit à petit, en songeant à sa belle sans doute, la glorieuse mission qu’il avait à remplir, quand il fut tiré de sa rêverie par un murmure, et un violent froissement de feuilles sèches : Il est passé ! le misérable, cria-t-il. Et, se levant, il fit par accident tomber la gâchette de son fusil. Le coup partit et la forêt résonna au loin. Alors un homme robuste et grand se cacha derrière une souche noire et, là, il attendit quelques instants pour voir d’où venait le danger. C’était le grand-trappeur. L’indien maladroit rechargea sa carabine et se tint debout. Le fugitif ne pouvait pas le voir. Les autres indiens crurent le grand-trappeur mort, et ils accoururent. Se voyant cerné — car des pas précipités résonnaient de toutes parts autour de lui — le grand-trappeur se leva pour fuir. L’indien qui venait de recharger sa carabine l’aperçut. Il eut un éclat de joie dans les yeux, épaula son arme et… tomba mort. Le grand chef fuyait, il ne le vit point tomber. Trois autres arrivèrent essoufflés, haletants, mais la figure souriante…

— Est-il mort ? se demandèrent-ils ?

Oh ! yes ! et toi, mourir aussi, dit une voix étrange.

Et, au même instant, l’indien tomba frappé par une balle…

Accipe ballant meam ! cria une autre voix. Et un troisième indien tomba.

— À moi l’autre ! à moi l’autre ! dit Baptiste ; mais le quatrième se sauvait ; une balle lui écorcha le bras en passant. Les autres indiens qui accouraient aussi s’arrêtèrent au bruit de la fusillade. La peur les saisit, vaillants loin du danger, toujours prêts à assassiner leur ennemi confiant, ils ne s’exposaient guère sans nécessité et isolément. Ils revinrent au lac Noir.

Le blessé les suivit de près. Le vieux chef était dans une inquiétude extraordinaire. L’écho avait apporté le bruit des détonations des armes à feu, et il était facile de conclure qu’un engagement avait eu lieu entre les indiens et quelques ennemis. Peut-être aussi que le grand chef, blessé d’abord, s’était défendu longtemps avant de tomber ; peut-être étaient-ce ces quelques chasseurs canadiens, laissés à l’embouchure de la rivière Claire, il y avait quelques jours. Cette réflexion était la plus juste. Et le blessé dissipa tout doute à ce sujet, car il avait entendu l’anglais de John, et le latin de l’ex-élève, et de plus, la balle de Baptiste l’avait richement effleuré. Le Hibou blanc venait de passer de la joie à la colère et de la confiance à la peur.

— Et le grand-trappeur est-il encore vivant ? demanda-t-il au blessé.

— Le grand-trappeur doit être mort. Il n’était pas avec les autres chasseurs. Il s’est sauvé dans la direction de la rivière Athabaska et plusieurs balles l’ont suivi…

— L’ont-elles atteint ?

— Oh ! Oui… je le crois, je l’ai vu tomber… c’est alors qu’avertis par mon coup de feu, les blancs sont accourus et m’ont attaqué. C’eut été folie de lutter contre plusieurs, je suis revenu.

La vérité était légèrement altérée, mais ce récit, fort vraisemblable, valut à l’indien perfide de chaudes marques de sympathie.

— Levons le camp, ordonna le chef, et marchons vers le grand lac des Esclaves.