Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Point de porte de derrière

C. Darveau (Ip. 280-296).

XIII

POINT DE PORTE DE DERRIÈRE.


Quelques jours après le voyage de Robert et de Charlot à Lotbinière, et leur visite par trop intéressée au marchand bossu, un Monsieur Gagnon, barbe grise, figure insignifiante, vint s’installer avec sa femme, une vieille laide, mais alerte et pimpante, et une servante bonne enfant, dans une maison du voisinage, qu’il acheta et paya comptant — Chose assez rare pour être signalée, d’autant plus qu’à la maison attenait une fort belle terre. Le bossu, flairant une bonne pratique, alla présenter ses hommages à la dame nouvelle, et, bientôt la plus étroite amitié lia les deux maisons. Si Madame Gagnon ne se fut pas révélée, en même temps, si dévote, on eut pu craindre le jeu des mauvaises langues, car les visites du bossu devinrent bien fréquentes, et Madame allait acheter souvent. Elle achetait sans doute peu à la fois. Le mari passait pour un bonhomme, un de ces hommes commodes qui ferment les yeux pour ne pas voir. Mais qu’avait-il besoin de regarder ? Madame se faisait conduire si souvent à l’église, et puis, elle était dans la soixantaine !

Victor Letellier avait été douloureusement surpris de voir l’indigence dans la maison de sa mère. À sa dernière vacance encore, il avait trouvé la demeure modeste enveloppée dans une atmosphère de paix et de félicité. Tout lui avait souri comme autrefois : les arbres feuillus et les fleurs du jardin, le seuil antique et le foyer solitaire. Le pain n’avait pas manqué sur la table, ni la gaîté dans le cœur de sa mère. C’est peut-être que l’écolier, que l’étudiant, fatigué des murs du collège qu’il ne peut franchir impunément, altéré de soleil, d’air et de liberté, se plaît, dans son exaltation, à revêtir, comme d’un nimbe lumineux, tous les objets qu’il a regrettés longtemps, et longtemps évoqués dans ses rêves. Depuis plusieurs années, en effet, la maison de la veuve Letellier s’en allait en ruine. Un contrevent était tombé, et le gond de fer rouillé qui le soutenait depuis vingt ans n’avait pas été remplacé par un gond neuf ; le pignon dépeinturé laissait voir, comme une tache honteuse, sa petite fenêtre brisée, les chapeaux de paille remplaçaient les vitres ; le perron devenu poussière sous la pluie et les pieds, se voyait remplacé par une bûche de merisier mal écarrie. Les bardeaux de la couverture se garnissaient d’une mousse verdâtre. Le lambris du carré, blanchi à la chaux autrefois, avait pris une teinte grise et sombre sous l’action de la pluie. La grange ne se portait pas mieux, et, sans de forts étais qui la soutenaient encore, le vent de nord-est qui souffle fort en cet endroit, l’eût couchée sur son vieux châssis en pourriture. La misère s’échappait par tous les ais, par toutes les pièces, et cependant le jeune avocat ne venait que de l’apercevoir. Il en ressentit une profonde commotion. Tout son passé de joie et de lumière se perdit dans une ombre épaisse ! il regretta d’avoir été heureux pendant que sa mère souffrait.

Un instant l’amour — ce baume divin auquel nul ne résiste — l’amour calma son chagrin et lui rendit le bonheur. Mais ici encore le calme présageait la tempête, le soleil annonçait l’orage. Marguerite, qu’il avait vue si rieuse et si aimante, était devenue tout à coup chagrine et presque sauvage. Elle semblait se trouver mal à l’aise devant lui, et paraissait le fuir. Un changement aussi prompt était inexplicable et portait le trouble dans son âme. Il était venu débordant d’ivresse et d’espérance, il allait repartir désespéré. Il était venu se reposer dans la solitude des champs, se distraire dans les plaisirs du village, avant d’entrer dans l’arène où chacun combat contre tous pour conquérir sa part des biens de la vie, et il allait, comme un coursier que l’on presse d’atteindre le but, continuer sans repos, sa marche difficile. Il lui tardait de rendre à sa bonne mère un peu de tout ce bien qu’elle lui avait fait ; et, si la fortune tardait trop à venir, il trouverait, dans la maison de Picounoc, un refuge à cette femme aimée. Et même, n’était-ce pas là la voie la plus courte pour arriver à la félicité ? Le mariage de Picounoc et de Noémie ne serait-il pas le gage de l’union de Victor et Marguerite ?

— Oh ! les jours sombres achèvent, et j’ai tort de me désespérer, se dit enfin le jeune avocat ; encore quelques mois et, sans doute, l’allégresse rayonnera dans tous nos cœurs.

Avant de s’en retourner à Québec, Victor alla faire ses adieux à Marguerite. Il dissimula d’abord, sous un air d’indifférence et un ton badin, le chagrin dont il était rempli. Marguerite éprouva un long serrement de cœur en le voyant parler aussi gaîment de son départ.

— Ta pauvre mère va s’ennuyer, dit-elle…

— Je lui écrirai souvent…

— Viendras-tu cet hiver ?

— Peut-être aux jours gras, si je gagne quelques dollars pour payer ma voiture.

— Papa va toujours à la ville pendant l’hiver, il se fera certainement un plaisir de t’emmener.

— Si tu m’aimes encore, dans ce temps-là, tu le chargeras de me voir… mais…

— Mais !… que veux dire ce mais ?…

— L’autre jour, t’en souviens-tu ? tu m’aimais beaucoup.

— Si je m’en souviens !

— Laisse-moi finir… Aujourd’hui, tu m’aimes un peu.

— Un peu ! fit Marguerite avec reproche.

— Laisse-moi finir.

— Non, tu finis trop mal…

— Cet hiver, tu ne m’aimeras plus !…

Marguerite ne répondit pas, mais elle leva sur Victor un regard si doux, si plein de prière et d’amour, qu’il se sentit troublé jusqu’au fond du cœur.

— Marguerite, dit-il, pourquoi me regardes-tu ainsi ?

— Victor, pourquoi parles-tu comme cela ?

Et les deux jeunes gens se regardaient fixement, avec douceur, avec volupté. Peu à peu leurs yeux se remplirent de larmes, leurs mains se joignirent, un cri parti du cœur :

— Marguerite !

— Victor !

Picounoc parut. Le traître ! se montrer dans un pareil moment ! qu’il soit honni de tous les amoureux !

— Marguerite, Monsieur Chèvrefils, dit-il, en présentant le bossu. Le bossu suivait.

Picounoc ne savait pas Victor était là, dans un charmant tête-à-tête avec Marguerite. Il parut surpris, et le bossu fit une grimace éloquente. Marguerite s’avança vers lui :

— Je vous présente Monsieur Letellier.

— C’est-à-dire notre voisin, reprit Picounoc, moitié sérieux, moitié badin, le fils de la veuve Noémie que vous connaissez bien.

— Oh ! c’est ce jeune homme que nous avons protégé ? Je suis heureux de faire votre connaissance, Monsieur, dit-il au jeune avocat, en lui tendant la main.

— J’aurais voulu vous connaître plus tôt, Monsieur Chèvrefils, répondit Victor, j’aurais dû vous connaître plus tôt… puisque de concert avec M. St. Pierre vous avez fait du bien à ma mère… et vous m’en avez fait à moi-même !…

— Bah ! ne parlez pas de cela, je vous prie, c’est si peu de chose !

— Vous avez fait beaucoup, Monsieur, mais cependant, si votre générosité n’est pas satisfaite, il se présente une heureuse occasion de l’exercer encore.

Le bossu se sentit pris. Il balbutia pourtant :

— Que faudrait-il donc faire encore ?

— Il faudrait ne pas faire vendre maintenant la terre de ma mère.

— C’est la nécessité, Monsieur. Le commerce a des exigences… ah ! vous êtes neuf, vous ne connaissez pas encore les mauvais côtés de l’existence.

— C’est vrai, mon Victor, ajouta Picounoc ; et ce serait mal juger M. Chèvrefils, que de le croire dur ou insensible, parce qu’il use de moyens extrêmes pour recouvrer son argent.

— Au reste, ajouta le bossu, si vous désirez parler affaires, Monsieur Letellier, je demeure à la rivière du Chêne, près du grand pont. Nous serons seuls, et les dames, par conséquent, ne s’ennuieront pas à nous entendre.

— Je m’intéresse beaucoup à madame Letellier, dit Marguerite, et vous pouvez parler d’elle en ma présence aussi longtemps qu’il vous plaira.

— Merci, Marguerite, dit Victor.

— Et un peu à Monsieur Letellier, n’est-ce pas ? demanda le bossu en essayant de rire.

— Victor est mon ami d’enfance.

— Et je parie, Mademoiselle, que vous pourriez dire plus encore, si vous écoutiez votre cœur.

Marguerite eut envie de dire hautement : oui ! mais elle songea à son père, et fit taire le cri de son âme. Victor était blessé du ton fendant qu’avait pris le marchand ; il eut envie de répliquer de la même façon, mais la crainte d’être impoli ou de déplaire à Picounoc, retint sur ses lèvres toute parole offensante. Il reprit après quelques minutes, changeant de sujet :

— Vous avez été victime d’un vol ? M. Chèvrefils ?

— Oui, Monsieur, d’un vol considérable ! Et vous comprenez que cela ne règle pas mes affaires, ne paie pas mes comptes.

— Et chasse un peu la bonne humeur, ajouta Victor en riant.

— C’est vrai ! c’est vrai ! il faut l’avouer.

— Vous n’avez pas retrouvé les voleurs ?

— Je les ai suivis à la piste.

— Et ils sont arrêtés ?

— Pas encore, mais ils le seront ; je sais où les prendre ; je connais leur cachette.

— Vraiment !

— Robert et Charlot sont les plus anciennes pratiques de la mère Labourique.

— La mère Labourique ! exclama le jeune avocat, la mère Labourique, je connais ça ! J’ai voulu voir de mes yeux le sale tripot dont j’ai tant de fois entendu parler. C’est là qu’autrefois une trame infâme avait été ourdie contre mon père, jeune encore, et sans expérience. Toute une société de brigands tenait là ses quartiers généraux et décrétait ses arrêts de mort contre ceux qui lui portaient ombrage. Mais mon père, grâce à Dieu, avait fini par triompher de ces misérables. L’un d’eux, s’il vit encore, doit se souvenir d’un coup de rame qui fit sa marque, un autre perdit un pied, un autre, le plus puni de tous…

Il s’arrêta soudain, et rougit comme un homme qui vient de dire une chose insensée. Il est maladroit de parler de corde dans la maison d’un pendu. Le jeune avocat s’efforça de racheter son imprudence en disant :

— Heureusement que les fils ne tiennent pas toujours de leurs pères !

Marguerite observa le trouble de son ami, et fut frappée de la manière inattendue dont il terminait cette sortie contre les bandits du temps passé. Elle ignorait, la pauvre enfant, que le chef de ces scélérats, celui dont la mort avait été si terrible, était son aïeul, le père de son père.

— Achève donc, Victor, dit-elle ingénuement ; je n’ai jamais entendu raconter cela, moi…

Picounoc lui imposa silence d’un regard et, quand il vit qu’elle ne comprenait qu’à demi :

— Il y a des choses, dit-il, que les jeunes filles ne doivent pas entendre.

Marguerite crut qu’elle avait manqué de réserve, et se retira toute confuse. Le bossu demeurait inflexible sous son masque de barbe noire. Cependant, il brûlait de ses yeux fauves le jeune homme imprudent.

— « L’Étoile » part vers midi, dit le jeune avocat, je n’ai que le temps d’embrasser ma mère en passant et de m’embarquer : Je vous dis adieu.

— Tu descends à Québec ? Je croyais que tu passais un mois au moins avec nous, dit Picounoc étonné…

— Ma mère est pauvre et je vais travailler pour la secourir.

— Ta mère ne manquera de rien, Victor, je te le jure, reste si tu veux… Mais enfin c’est le devoir d’un bon fils de travailler pour ses parents… Dieu te bénira, mon enfant, va, tu fais bien. Et il tendit la main au jeune avocat.

— Au revoir, M. Chèvrefils, dit Victor au bossu.

Le bossu lui serra la main d’un mouvement convulsif comme pour lui rompre les os.

— Est-ce l’amitié ? demanda Victor.

— C’est pour vous remercier du souvenir que vous avez évoqué tout à l’heure.

— Le souvenir des brigands ?

— Oui, j’ai connu votre père… je l’ai aimé… oh ! beaucoup aimé. Ce brave Djos ! c’est dommage qu’il soit mort si vite…

— Oui, Monsieur, c’est dommage, car les hommes honnêtes sont assez rares.

— Il est mort trop tôt ; j’aurais bien aimé à le revoir. C’est un tour qu’il nous a joué, le gascon ! partir si jeune et si vite !

Victor et Picounoc regardaient le bossu avec étonnement.

— Tu as connu Djos ? demanda Picounoc.

— Je l’ai connu, bien sûr, et peut-être mieux que toi-même.

— Tu ne m’as jamais dit cela.

— Il y a bien des choses que je ne t’ai jamais dites.

— Où l’as tu connu ?

— Où ? un peu partout, que diable ! Il a voyagé ce garçon, et moi, je ne suis pas resté les deux pieds dans un sabot.

— C’était un brave homme en effet, et, s’il n’eut eu ce moment de folie que vous savez, la jalousie…

— Le vertige ! le vertige de l’amour, quoi ! c’est quelque chose de dangereux… Il avait pourtant une femme honnête et dévouée !

— Une belle et adorable femme ! ajouta Picounoc avec passion.

— Que voulez-vous ? reprit le bossu, la jalousie est le plus horrible des aveuglements, et le fruit défendu sera toujours le meilleur.

Victor expiait les paroles imprudentes qu’il avait dites tout à l’heure. À son tour il souffrait, et le souvenir que l’on évoquait lui était bien amer.

— J’ai pardonné, reprit Picounoc hypocritement ; j’ai fait le bien pour le mal, Dieu le sait, cela me suffit. Ne parlons plus de cet homme, ni de ces choses.

— Parlez-en à votre aise, Messieurs, je m’en vais, dit froidement le jeune avocat.

Et il sortit. Marguerite le reconduisit jusque sur le seuil de la porte.

— Marguerite, dit-il, je n’aime pas ce bossu, une voix intérieure m’avertit de me défier de lui.

— Il passe cependant pour un honnête homme ; sauf qu’il aime trop l’argent, paraît-il.

— Les hommes qui aiment trop l’argent sont bien dangereux.

— Comment cela ?

Parce que, pour avoir cet argent qu’ils convoitent, ils se font les instruments de toutes les passions, les complices de tous les crimes.

— Il a fait du bien à ta mère.

— Oui, mais afin de lui faire plus de mal ; c’est le raffinement de la méchanceté. Je vois clair tout à coup. Cet homme a jeté son argent sur notre terre, comme on jette un filet. Il nous tient et ne nous lâchera que pour nous chasser de notre foyer.

— Si tu savais comme je le hais cet homme, et mon père veut que… Picounoc et le bossu sortirent de la chambre voisine, ce qui empêcha Marguerite d’achever sa confidence.

Les amoureux sont perspicaces, Victor devina ce que Marguerite n’avait osé achever. Il jeta un regard inquiet sur la jeune fille.

— Je comprends tout… dit-il… ah ! voilà pourquoi tu me recevais si froidement tantôt…

— Victor, on nous observe… je t’aime et je le déteste. Es-tu content ?

— Marguerite, merci ! au revoir ! à bientôt !

Picounoc trouva un prétexte pour sortir et laisser seuls Marguerite et le bossu. La jeune fille eût voulu se voir ou plutôt le voir loin. Quoi de plus insupportable en effet que les assiduités d’un homme que l’on hait ? Le bossu se faisait beau autant que possible, prenait des airs câlins, multipliait les sourires agaçants et les regards de feu, tout cela en pure perte, Marguerite était toute ailleurs. Sa pensée voyait d’autres regards et d’autres sourires plus doux, une figure plus jeune, plus belle et plus noble.

— Vous ne m’aimez donc pas un peu, Marguerite ? risqua enfin le bossu à bout de patience.

— Pas du tout, Monsieur.

— C’est franc, mais c’est dur.

— Et c’est vrai, ajouta la jeune fille.

— Vous m’aimerez plus tard, quand vous serez ma femme.

— Quand je serai votre femme ?

— Oui. Il le faut, vous le savez.

— Je ne suis pas encore convaincue…

— Cependant vous avez vu votre père à vos genoux…

Marguerite, brusquement émue par cette parole, resta silencieuse.

— Je vous l’avais dit, ajouta le bossu. Je sais ce que fais, et j’obtiens toujours ce que je veux.

— Toujours ?

— Oui, toujours, et, bien que vous ne m’aimiez pas, je vous aurai.

La froide ténacité de cet homme effrayait Marguerite.

— Qui êtes-vous donc, dit-elle, pour parler ainsi ?

— Qui je suis ? votre futur mari.

— À quand notre mariage ? demanda-t-elle ironiquement.

— À bientôt, mademoiselle.