Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Geneviève la folle

C. Darveau (Ip. 161-172).

III

GENEVIÈVE LA FOLLE.


Pendant que dans les vastes solitudes du nord-ouest, des Couteaux-jaunes, guidés par le Hibou blanc, poursuivent les trappeurs Canadiens de leur implacable jalousie, sous le ciel heureux du Canada, au milieu des campagnes où la vertu s’épanouit comme les fleurs, des hommes civilisés et chrétiens poursuivent avec non moins de malice et d’acharnement, mais avec plus d’hypocrisie, la plus douce des victimes. Et cela depuis vingt ans ; car vingt ans se sont écoulés depuis le tragique événement qui rendit Picounoc veuf et Noémie inconsolable. Picounoc et le bossu s’étaient liés d’amitié. Les mêmes penchants les portaient l’un vers l’autre, et leurs intelligences perverses n’avaient pas été longues à se deviner. Le colporteur avait passé bien des fois, depuis vingt ans, avec sa cassette sur le dos, et il avait semé partout sa marchandise choisie, récoltant, en retour, les gros sous qui s’étaient changés en dollars. Et puis, il avait prêté à courte échéance et à gros intérêts, sur billets ou obligations par devant notaire, les précieux dollars ; comme prêtent encore, de nos jours, certains usuriers sans cœur — bourreaux d’un nouveau genre, qui jettent sur le pavé, dans le déshonneur ou le désespoir, les pauvres qui tombent dans leurs serres ; qui croient se racheter aux yeux de la société ou de Dieu, en offrant de temps à autres, avec ostentation, et grand fracas de réclame, aux églises ou aux communautés, une partie des deniers qu’ils ont extorqués aux malheureux ! Bref, le bossu était riche, et avait ouvert un magasin à Leclerville, près du pont. Picounoc avait vieilli de vingt ans comme les autres ; mais le gaillard portait bien son âge.

On le disait l’habitant le plus à l’aise de la paroisse. Il possédait deux belles terres en culture et une terre à bois, bonne maison, grange vaste, chevaux fringants, bêtes à cornes, moutons, porcs et volailles. On le jalousait. L’un disait : Rien d’étonnant qu’il ait amassé, il n’est pas, comme moi, accablé par la famille. L’autre : il est si ménager ! il tondrait sur un œuf. Celui-ci : il a eu toutes les chances ; jamais de pertes, jamais d’accidents, et celui-là : s’il avait une femme gaspilleuse comme la mienne, il ne serait peut-être pas mieux que moi…

Picounoc ne s’était point remarié. Plusieurs crurent que c’était de regret. En effet, il doit être difficile d’oublier une première femme, bien que nombre de veufs s’efforcent de prouver le contraire. Quoiqu’il en soit, Picounoc était resté sage aux yeux de bien des gens, et il vivait seul avec un engagé et Marguerite sa fille. Marguerite était passablement belle, pas sotte du tout, bonne ménagère et fille vertueuse. Lecteurs, ne soyez pas étonnés, la rose croît sur les épines.

Elle était recherchée en mariage de plusieurs garçons de bonne famille, établis sur des terres nouvelles déjà toutes défrichées, ou sur le bien paternel. Mais elle aimait plus haut. Elle était recherchée encore par un parti riche, mais un peu vieux et difforme, le bossu. Celui-ci, elle le fuyait, car elle éprouvait une antipathie singulière non seulement pour sa bosse, mais pour son caractère faux. Le bossu n’en tenait pas moins à ses idées et il ne doutait nullement du succès final ; non pas qu’il espérât jamais sembler un Adonis aux yeux de Marguerite, mais parcequ’il avait le père en sa faveur. Marguerite aimait Victor Letellier, jeune étudiant en droit, fils de Djos le défunt et de Noémie la veuve. Victor Letellier avait-il un penchant pour Marguerite ? je ne le sais pas encore : lui-même le savait-il ? Car l’amour est souvent capricieux : Une femme vous aime, vous en aimez une autre, et celle-ci vous regarde avec indifférence, et brûle pour votre ami, qui se sauve de ses embrassements pour voler ailleurs. C’est le jeu : Passe à ton voisin. Je ne veux pas insinuer toutefois que l’exemple soit applicable dans le cas actuel.

Picounoc n’avait point convolé, mais la faute n’en était pas à lui, car sa passion pour Noémie s’était accrue avec les années, et, au moment où nous sommes, il se dirige encore vers la demeure de la veuve, moins soucieux que de coutume, et l’espérance au cœur.

Noémie travaille au métier, pendant qu’une de ses nièces qui demeure avec elle, tourne le rouet en chantant. Son front est incliné sur les brins de laine, et la navette active va et vient avec bruit entre les brins roidis de la chaîne qui se séparent pour la laisser passer, chaque fois que le pied de la travailleuse pèse sur l’une ou l’autre des marches. Le jour commence et Noémie se hâte, car elle veut faire ses cinq aunes d’étoffe avant la nuit.

Elle est pauvre et sa terre, si féconde autrefois, ne rend plus. Les mauvaises herbes, moutarde et chien-dent, remplacent l’avoine et le blé ; les pacages sont nus et les animaux sont maigres. Pourtant la veuve infortunée n’a épargné ni son temps, ni ses peines. Elle a demandé les meilleurs serviteurs et n’a pas regardé au paiement. Une sorte de fatalité l’a poursuivie, et, malgré son travail et ses économies, elle est devenue d’année en année plus pauvre et plus malheureuse. Nous saurons bientôt comment cela s’est fait.

Picounoc entra. La jeune fille se leva pour lui présenter une chaise, et la navette fut déposée sur l’étoffe. Noémie accorda un sourire triste au visiteur qui s’approchait d’elle.

— Je voudrais vous dire quelques mots, Noémie, fit le veuf.

— Entrez ici, monsieur.

Tous deux passèrent dans la salle voisine, et s’assirent sur un sofa de bois peint en bleu.

— Pauvre Noémie, commença Picounoc, d’un air affligé, avez-vous des nouvelles ?

Noémie pencha la tête et pâlit.

— Le bossu entendra-t-il raison ? Il m’a assuré, déjà, qu’il éprouverait un dommage énorme s’il ne rentrait immédiatement dans ses fonds. Le commerce a ses exigences, Madame, vous le savez, et si l’argent est nécessaire à quelqu’un, c’est bien au négociant ?

Noémie soupira profondément.

— Si vous l’aviez voulu, Madame, continua Picounoc, si vous le vouliez encore, vous seriez à l’abri de ces épreuves qui vous accablent, à l’abri surtout de la rapacité de ce vilain bossu. Un deuil de vingt années doit être assez long. Vos parents et vos amis seraient heureux de vous voir accepter enfin un protecteur et un appui ; et, si vous n’en voulez pas pour vous même, que ce soit pour votre enfant.

— Il sera reçu avocat bientôt, et pourra, je l’espère, conquérir une place au soleil, dit Noémie.

— Songez, Noémie, que c’est à moi qu’il devra la position qu’il est destiné à occuper dans le monde ; le bossu, si je ne l’avais conseillé, ne vous aurais jamais prêté un sou.

— Je le sais.

— Si j’avais eu de l’argent, je vous en aurais fourni de grand cœur et sans garantie ; je n’aurais pas eu recours à ce colporteur qui vous met dans le chemin aujourd’hui.

— S’il pouvait attendre que mon fils soit reçu avocat !

— Noémie, vous ne savez pas comme sont épineux les commencements d’une carrière. Il s’écoulera nécessairement plusieurs années avant que Victor puisse rembourser au bossu les trois cents louis que vous lui devez.

— Trois cents louis ? dites-vous.

— Eh oui ! eh ! oui ! cela monte vite, allez ! l’argent prêté à intérêt composé…

— Mon Dieu ! Jamais je ne pourrai payer cette somme-là.

— Noémie, si vous vouliez !…

— Mais, c’est impossible, je ne puis pas…

— Vous pourriez vous acquitter bien vite… ou, plutôt, dites un mot, faites-moi une promesse, et j’acquitte tout moi-même…

La veuve, émue et troublée, ne répondit rien.

— J’assurerais à votre fils, que j’aime déjà comme s’il était mien, un avenir prospère : je le pousserais, comme on dit. J’ai les moyens de le faire. Et j’ai cru m’apercevoir qu’il ne détestait pas Marguerite… Que de bonheurs à la fois !…… Ah ! je sais bien que je n’en mérite pas autant !

— Vous êtes bien bon, Monsieur, mais !……

— Mais quoi ? dites, achevez, ce n’est pas la première fois que vous êtes cruelle à mon égard, et ce ne sera pas la dernière non plus, sans doute……

— Ce n’est pas ma faute. Je ne puis oublier celui que j’ai tant aimé ?

— Noémie, est-ce que je vous demande de l’oublier ? Non, Dieu m’en est témoin. Aimez-le toujours, évoquez son souvenir sans cesse, oubliez-moi pour ne voir que son image adorée ! si j’en souffre, ce sera en secret ; et je ne m’en plaindrai point. Je veux vous rendre heureuse, car je vous aime.

— Vous méritez bien d’être aimé, reprit Noémie à voix basse et d’un air effrayé.

— Oh ! merci ! merci !…… par pitié ! aimez-moi un peu !……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On dit que j’aime les pommes
À la douzaine !
On dit que j’aime les pommes
À la douzaine !


J’en aime ni six, ni cinq, ni quatre, ni trois, ni deux, ni une, ni point.
À la douzaine que j’aime, que j’aime !
À la douzaine que j’aimerai !

C’était Geneviève la folle qui entrait en chantant ce singulier refrain des écoliers.

— Bonjour, Geneviève, dit la fileuse.

— On dit : Bonne nuit ! c’est la nuit, ça ; la nuit pour moi, la nuit pour toi, la nuit pour Noémie, la nuit pour Picounoc, la nuit pour le bossu, la nuit pour tous les fous !

On dit que j’aime les pommes
À la douzaine !

— Comme tu es éveillée, Geneviève.

— Je suis éveillée parce que je suis triste ; je chante parce que je pleure. Chante donc aussi toi, tout le monde devrait chanter parce que tout le monde devrait pleurer. Où est Noémie ? On dit qu’elle va se marier. Il est grand temps qu’elle y pense, si elle veut publier mineure.

La jeune fileuse riait de bon cœur. Elle fit signe à la folle d’entrer dans la chambre où se trouvaient Picounoc et Noémie.

Elle y entra en effet.

— Bon jour, Monsieur et Madame, dit-elle, comment vous portez-vous ? Assez bien, Dieu merci au bon Dieu. Assoyez-vous donc. Merci, je ne veux pas être longtemps.

On dit que j’aime les pommes
À la douzaine !
On dit que j’aime les pommes
À la douzaine !

Picounoc et Noémie la regardaient en souriant, accoutumés qu’ils étaient à ces folies inoffensives.

— Vous m’inviterez aux noces, continua-t-elle. Vous jouerez du violon et je danserai toute seule avec tous les autres. Je m’en vais chez le bossu, de ce pas-là ; il m’a promis une épinglette pour me mettre dans les oreilles. On est en amour tous les deux. Si je peux mettre la main dessus, je vous promets qu’il va la rouler sa bosse, une butte ! J’ai une rivale, c’est mademoiselle Picounoc, mais, les rivales, quand je me montre, ça fond comme le beurre dans la poêle !

— Pauvre Geneviève ! murmurait Noémie.

— Elle n’a plus la moindre étincelle d’intelligence, dit Picounoc.

— Je cherche Djos, ton mari, reprit la folle s’adressant à Noémie, si je le trouve je le garde, tu n’en as plus besoin, puisque tu prends ce grand maigre-échine-là. Djos ! c’est ça qui était un bon patriarche. Je l’ai bien connu dans l’ancien temps. Alors on l’appelait Joseph, et il avait un beau manteau qu’il prêtait aux dames trop frileuses. Mais tiens ! je m’aperçois bien que vous me dérangez, adieu ! bon jour, bon soir ! je m’en vais, tu t’en vas, il s’en va, nous nous en allons ; vous vous en allez, ils s’en vont… à la mort ! à l’échafaud !

Et elle sortit.

— Cette folle, remarqua Picounoc, elle a parfois des paroles lugubres.

Noémie avait des larmes dans les yeux.

— Je vais aller voir le bossu, continua Picounoc, et je vous jure de faire l’impossible pour le désarmer et vous le rendre un peu plus favorable.