Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Un de perdu trois de trouvés

C. Darveau (Ip. 173-185).

IV

UN DE PERDU TROIS DE TROUVÉS.


Baptiste éprouvait d’horribles tortures morales, mais son visage impassible les dissimulait bien. Il avait appris des sauvages à déguiser ses sentiments et à cacher ses émotions. On lui délia les pieds pour qu’il put marcher, mais on lui attacha les mains derrière le dos. Il trébuchait parfois, et parfois tombait sur le terrain embarrassé. On le rouait de coups alors au grand amusement du chef. La perspective n’était pas gaie. Il regrettait de n’avoir pas été, comme son compagnon qu’il croyait mort, atteint par une balle meurtrière. Que d’ignominies et de souffrances lui eussent été épargnées ! Il eut envie de réveiller la sensibilité du chef en lui parlant du pays, des parents qu’il avait dû aimer, de la religion qui avait embelli son enfance. Car, il le savait, ce chef n’était pas un véritable indien, mais bien un renégat.

— Chef, dit-il en français, car je vois bien que tu n’es pas né dans les bois, et que tu es un enfant des peuples civilisés, au nom de la mère qui t’a donné le jour, rends-moi donc la liberté, et jamais, je le jure, je ne ferai rien contre la tribu qui t’a choisi pour son maître.

— La mère qui m’a donné le jour a bien eu tort, répondit, en français, le chef un peu surpris — et toi, tu as eu tort aussi de tomber entre mes mains.

— Pourquoi cette vengeance ? je ne t’ai jamais fait de mal.

— Si ce n’est pas toi, c’est quelqu’un des tiens.

— Comment ? mais il y a une justice.

— Une justice ! oui ! au bout de ma carabine. Ah ! je l’ai juré que je me vengerais ! et je voudrais bien que tous ceux à qui je garde rancune passassent à la portée de mon bras !… N’importe ? en attendant, puisque ceux que je déteste ne viennent pas jusqu’ici chercher leur punition, je m’assouvis sur les imprudents qui, comme toi, tombent dans mes filets.

— De quelle place viens-tu ? chef.

— Cela ne te regarde en rien.

— Connais-tu le grand-trappeur ? demanda, à son tour, le chef.

— Cela ne te regarde en rien, dit Baptiste.

Le faux indien se mordit les lèvres et ses yeux lancèrent un éclair de feu.

— Ce maudit-là, continua-t-il, me le paiera, si je le poigne une bonne fois !

— C’est qu’il n’est pas aisé à prendre.

— Tu le connais donc ?

— Je l’ai vu, un jour du mois de mai dernier, écraser du bout du doigt, à ses genoux, un chef traître, un ravisseur de fille, et lui faire demander pardon… et je l’ai vu lui pardonner son crime.

Le renégat rougit sous son masque de cuivre.

Les sauvages écoutaient avec une certaine inquiétude cette conversation dont ils ne comprenaient pas un mot. Ils avaient peur d’être trahis et de perdre leur victime, car ils devinaient bien que leur chef et le prisonnier étaient de la même nationalité. Les femmes surtout se montraient inquiètes. L’une d’elles que Baptiste reconnut et qui n’appartenait pas à cette tribu hostile, s’approcha du renégat et lui parla longtemps. Le chef les rassura alors et leur dit de ne rien craindre, que le prisonnier subirait la mort, dès l’arrivée à la rivière Claire. À cette nouvelle promesse un cri de joie immense fit retentir au loin la forêt.

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Well ! well ! nous autres trouverez eux bientôt, puisque ils sont asses stioupides pour cry up si fort.

Bene ! bene ! fusillabimus omnes ! nous les fusillerons tous s’ils continuent à se trahir.

Le premier était un trappeur anglais, le second, notre ami Paul, ou l’ex-élève. Il y en avait deux autres. Un grand et robuste gaillard à l’air triste et sévère ; un petit homme rond et joyeux alerte et plaisant.

L’ex-élève se voyant perdu, avait joué au plus fin avec le sauvage, et, au premier coup de fusil, il s’était jeté la face contre terre et les bras tendus. Bien lui en prit, car son compagnon fut vite appréhendé, comme l’on sait, et menacé d’un long martyre et d’une mort certaine. Paul se doutait bien que les Couteaux jaunes courraient tous après Baptiste pour le saisir vif, et ne s’occuperaient qu’ensuite du mort. Dès qu’il les vit entourer l’infortuné trappeur, son compagnon, il se leva, saisit sa carabine et s’élança sous la forêt.

Quelques uns de mes lecteurs seraient peut-être tentés de blâmer la conduite de l’ex-élève en cette circonstance ; ils auraient aimé le voir défendre son camarade au prix de sa vie, tuer deux ou trois visages de cuivre et tomber ensuite pour ne plus se relever. L’ex-élève était brave et dévoué ; de plus il était prudent. Si sa mort eut pu servir à quelque chose, il se serait fait tuer n’en doutez pas ; mais avec les indiens comme avec les blancs il faut surtout employer la ruse : c’est l’arme la plus redoutable, et le plus sûr moyen de triompher. L’ex-élève n’oublia pas son camarade.

À cette époque de l’année, de nombreux partis de chasseurs se dirigeaient vers le nord. Ils allaient passer l’hiver dans les parages du grand fleuve Mackenzie, pour chasser le renne, l’élan, l’orignal, mais surtout le vison, la marte, et autres animaux à riches fourrures. L’ex-élève savait que la plupart des trappeurs traversent la région où il passait lui-même, pour se rendre à la rivière Claire. Il fit, avec la lame de son couteau, de distance en distance, une croix sur l’écorce des bouleaux. Cette croix avait une signification connue des trappeurs, elle annonçait l’ennemi. Et plus elle était grande et plus l’ennemi était proche. Et dans l’écorce du même arbre un trou indiquait le côté où devait se trouver cet ennemi. Tout en traçant ses hiéroglyphes, il songeait à son malheureux compagnon et se mettait l’esprit à la torture pour imaginer un moyen de le sauver. La faim déchirait ses entrailles, car il n’avait pas mangé depuis sa rencontre avec les Couteaux-jaunes. Il tendit quelques collets, car il eut été imprudent de tirer des coups de fusils : c’eut été appeler ses ennemis. Au pied d’un chêne feuillu s’étendait une nappe de mousse et de verdure ; il se laissa choir sur cette couche séduisante, puis, un moment après, sentant qu’il avait sommeil, il se mit à genoux et fit au seigneur une fervente prière. Alors confiant dans la protection céleste, il s’endormit.

Une détonation soudaine l’éveilla après deux heures de repos. Il se leva d’un bond, et, croyant les sauvages à sa poursuite, se mit à fuir au hasard. Il avait à peine franchi quelque cent pieds qu’il se trouva en face de trois hommes. Il ne put s’empêcher, dans sa surprise et sa joie, de lâcher un mot latin : O quam felix ! Le plus grand des trois chasseurs, le chef, eut comme un soubresaut d’étonnement en entendant cette voix et ce latin ; un autre dit :

He speaks latin comme une vache espagnole. Le troisième, plus étonné que les autres, s’écria :

— Comment ? vous me connaissez ? Mais diable ! qui êtes-vous donc. Je ne vous remets pas moi ?

— Pardon, chasseur, je ne vous connais pas du tout, mais loin du pays, au milieu des solitudes sauvages, tous les chasseurs blancs sont amis.

— Vous ne me connaissez pas, dites vous, mais vous savez mon nom, puisque vous vous êtes écrié en me voyant : Oh ! tiens ! Félix !

L’ex-élève et les chasseurs éclatèrent de rire, à la grande stupéfaction de Félix.

— C’est un mot latin que j’ai jeté au vent reprit l’ex-élève ; cela m’échappe encore parfois dans les grandes circonstances. Je ne savais pas que je prononçais votre nom. Vous vous appelez donc Félix ?

— Félix Rivard, pour vous obéir.

Vous êtes donc un savant, vous l’ami ? demanda le premier des trappeurs avec une indifférence mal dissimulée.

— J’ai été au séminaire de Québec, dans mon enfance…

— Au séminaire de Québec !… Et après ?

— Après ! dans les chantiers de la Gatineau.

Une émotion extraordinaire s’empara du chef des coureurs, une sueur froide perla sur ses tempes qu’il essuya du revers de sa main, et ses yeux se fixèrent avec une attention, extrême sur le nouveau chasseur.

— J’ai faim, dit l’ex-élève, avez-vous quelque gibier à me mettre sous la dent ?

— Une perdrix, deux perdrix même, que Félix vient de tuer.

— Heureuses perdrix ! heureux coup de fusil qui m’a éveillé et me donne trois braves compagnons pour remplacer celui que je viens de perdre.

— Vous avez perdu votre camarade ? comment cela ? qui était-il ?

— Vite, allumez un petit feu pour faire rôtir mon dîner, et je vous conte, en deux mots notre histoire.

L’anglais dit : C’est moi allume the fire and cook the perdrix. Et il se mit à l’œuvre.

— Un parti de Couteaux-jaunes nous a poursuivis et rejoints aussi, puisque l’un de nous deux est prisonnier. Si je n’avais pas fait le mort, ça y était. Nous avons passé la nuit dans le faîte d’un arbre comme des corbeaux, et les chenapans de sauvages sont venus camper à nos pieds. Si nous étions restés dans notre cachette cinq minutes de plus, nous étions sauvés, raconte l’ex-élève.

— Et pourquoi n’y êtes-vous pas restés ?

— Nous les pensions décampés.

— Sont-ils nombreux ?

— Vingt cinq, sans les femmes.

— Nous ne sommes que quatre…

— Si nous pouvions délivrer ce pauvre Baptiste nous serions cinq.

— Baptiste ?

— Oui, le connaissez-vous ?

— C’est un brave ! Il nous a laissés au lac Supérieur, il y a un mois environ. Nous avons protégé tous deux, alors, contre l’amour d’un chef cruel, d’un renégat, d’un blanc qui s’est fait sauvage, une jeune fille Lithchanrée.

— Que dites-vous là ? Mais ce chef, c’est lui qui guide et commande la troupe à laquelle je n’ai échappé que par miracle, et qui emmène prisonnier mon cher camarade.

— Ce doit être lui en effet, le Hibou blanc, le chef des Couteaux-jaunes ! En marche alors !

— Vous êtes donc celui qu’on appelle le grand-trappeur ? demanda, avec une sorte de respect, l’ex-élève.

Oh yes ! that is the man, reprit vivement l’anglais, c’est ça le grrrande chasseur, le grrrande-trappeur !… Tu vas voir !

— Il est l’effroi des sauvages, ajouta Félix.

— Il y a bien longtemps que j’entends parler de vous, reprit l’ex-élève, et je suis heureux de faire votre connaissance… si vous voulez nous chasserons ensemble…

— Je le veux, dit le grand-trappeur. Et il tendit sa main loyale au nouveau compagnon.

— Maintenant, mes perdrix. Pour que je vous suive il me faut un peu de leste dans l’estomac, in stomacho meo !

Le grand-trappeur sourit et une larme apparut dans son œil mélancolique.

— Le nouveau camarade il est drôle comme un devil, observa en riant le trappeur anglais.

L’ex-élève eut vite fait son repas : Une gorgée d’eau maintenant, pour me rincer le palais, dit-il, et filons !

— Les Couteaux-jaunes ne sont donc pas loin ? demanda le grand-trappeur.

— À quelques heures seulement.

— Dans la direction nord, si j’en juge par la marque que vous avez faite sur les bouleaux, car je suppose qu’elle est de vous.

— En effet. Ils se dirigent sans doute vers le lac noir par où ils ont coutume de passer.

— Ils iront peut-être à l’embouchure de la rivière Claire pour faire la pêche, et se donner le luxe d’un festin, avant de s’enfoncer plus avant dans la forêt, observa Félix Rivard.

Oh ! yes, dit l’anglais, car ils ont much wisky.

— Ils ont coutume de faire la traite à la baie d’Hudson ; j’ai entendu parler d’eux au fort d’York, dit l’ex-élève.

— Il faut marcher vite, reprit le grand-trappeur, et se rendre à la rivière Athabaska. Si nous ne les trouvons pas là, nous passerons par le fort Pierre à Calumet pour acheter de la poudre et des balles.

— Mon Dieu ! ils auront peut-être tué mon pauvre compagnon de chasse, et nous arriverons trop tard.

Ils sont trop barbares, répliqua le grand-trappeur, et se complaisent trop dans les souffrances de leurs victimes pour les immoler si tôt. Ce n’est pas durant la marche qu’ils tuent leurs prisonniers ; ils s’arrêtent, boivent, mangent et dansent, d’abord, sous les yeux du condamné, et puis, quand ils sont las des jouissances ordinaires, ils se gorgent de sang.

God dam ! frémit l’anglais en serrant sa carabine.

Ils marchaient depuis quelques heures à peine, quand ils entendirent la clameur joyeuse des indiens à qui le Hibou blanc annonçait le supplice prochain de Baptiste.