Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Le roi des oiseaux

C. Darveau (Ip. 148-161).

II

LE ROI DES OISEAUX.


Un sifflement léger se fit entendre.

— Battefeu ! Paul, qu’est-ce que cela ! dit Baptiste s’interrompant de nouveau.

— Une balle : l’écorce de l’arbre est déchirée.

— Sauvons-nous !

— Pas de ce côté ! la balle vient de là.

— C’est vrai ;… mais nous nous éloignons de la rivière.

— Nous la retrouverons bien, Baptiste, sauvons-nos peaux d’abord nos chemises après… pellis ante chemisam !

Une autre balle siffla et quelques rameaux de sapin, coupés par le projectile, tombèrent sur la tête des chasseurs.

— Ils sont bien trop bons, dit l’ex-élève, de nous couronner de feuillage — corona pro nobis !

Et, tout en s’assurant que leurs fusils étaient en bon ordre et prêts à la riposte, ils s’enfuirent à travers les bois. Rendus à quelques arpents du lieu qu’ils venaient de quitter ex abrupto ils s’arrêtèrent. Un grand bruit de pas rapides et de branches rompues retentit tout au près.

— Les damnés ! ils courent vite, Baptiste. En avant ! détournons-les !

Et ils reprirent leur course, décrivant une courbe pour revenir derrière leurs ennemis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Guerriers ! cria une voix terrible.

À ce cri vingt-cinq chasseurs sauvages et presque autant de femmes s’arrêtèrent.

— Prêtez vos oreilles aux voix du sol, et dites-moi ce que disent ces voix.

Alors les vingt-cinq guerriers indiens se couchèrent sur la mousse et prêtèrent l’oreille aux bruits qui s’en élevaient.

— La face pâle, ô chef, se croit plus rusée que nous, dit l’un des guerreirs en se relevant ; mon oreille entend le bruit de son pied qui court vers la rivière pour nous tromper ; mais l’indien est habile et ceux qu’il poursuit ne lui échappent point.

— Notre frère a dit la vérité, ajoutèrent les autres.

— Que ceux d’entre vous, reprit le chef, qui courent comme les daims sauvages, retournent vers l’endroit d’où nous venons et renferment les imprudents dans un cercle redoutable.

Presque tous s’élancèrent à ces mots. Mais ils coururent avec tant de légèreté que l’on entendit à peine bruire les feuilles des épinettes qu’ils touchèrent à leur passage. Le chef et les autres guerriers continuèrent à poursuivre les fuyards.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Arrêtons ! dit Paul à son compagnon.

— Crois-tu que l’on soit en sûreté ici ?

— Non, mais on le sera moins si l’on continue à courir de ce côté. Ils ont dû nous suivre à la piste, ou du moins au bruit de nos pas, et ils vont nous couper la retraite. Allons de ce côté maintenant, et sans faire de bruit.

Ils marchèrent ainsi, changeant de direction, l’espace d’une demi-lieue, puis ils consultèrent le sol. Alors ils se regardèrent avec une certaine inquiétude.

— Ils nous devinent, Baptiste, il sera difficile d’échapper. Si l’on marche, ils nous entendront, si l’on arrête, ils nous prendront.

— Montons dans un de ces grands pins. De là, si nous sommes attaqués, Paul, nous pourrons riposter avec avantage.

— Hormis qu’ils coupent le tronc.

— Ou le brûlent.

Les pas se rapprochaient : les fuyards n’avaient pas une minute à perdre.

— Montons ! dit Paul.

Ils se mirent en frais de grimper au sommet d’un pin majestueux.

L’affaire eut été facile s’ils n’avaient pas eu leurs fusils ; mais, avec ces armes, elle devenait assez critique. L’ex-élève monta d’abord, et quand il fut sur la première branche, il tira à lui les deux fusils que Baptiste avait gardés, les coucha sur des rameaux au-dessus de sa tête, puis, aida Baptiste à monter. Une fois sur les branches, la besogne devint comparativement aisée.

— Il pourrait arriver, dit Baptiste en hochant la tête, que l’on descendrait plus vite que l’on ne monte.

— Oui, Baptiste, hoc advenire

Un hurlement parti d’en bas coupa en deux sa phrase latine. Les sauvages arrivaient ; la nuit aussi, par bonheur, et les ombres s’épaississaient vite sous les rameaux.

— Guerriers, dit le chef indien, vous êtes donc moins agiles et moins rusés que les blancs ? Quand les blancs nous poursuivent, ils nous trouvent toujours, et vous, vous les laissez s’échapper comme des renards mal pris dans les pièges.

— Chef courageux, dit un des guerriers, nous ne voulons pas rabaisser le courage des visages pâles, parceque tu le connais mieux que nous, toi qui as été blanc autrefois ; mais les guerriers des bois ne sont pas peureux, et ils savent encore scalper leurs ennemis.

— Un blanc ! ne put s’empêcher de murmurer Paul, du haut de sa cachette, c’est le chef des Couteaux-Jaunes…

— Un blanc ! fit Baptiste, comme un écho.

Les guerriers indiens n’entendirent point la faible exclamation des chasseurs perchés sur les rameaux du sapin. Réunis autour de leur chef, ils semblaient attendre ses ordres. Déjà les cimes de la forêt se noyaient dans les vagues sombres de l’air, et le vent qui venait de s’élever faisait un grand murmure parmi les rameaux.

— Les deux chasseurs se sont arrêtés non loin d’ici, dit, à voix basse, le chef à ses guerriers, car nous n’entendons plus le bruit de leurs pas ; il faut leur montrer que les enfants des bois sont aussi fins qu’eux ; restons ici plusieurs, cachés sous la forêt ; soyons muets et attentifs, pendant que les autres guerriers vont s’éloigner, en criant, comme s’ils retrouvaient leur trace.

À ces paroles succède un long cri de joie, et la troupe obéissante s’élance dans la forêt.

— Nous sommes sauvés, Paul, dit Baptiste à voix basse.

— Peut-être, Baptiste ; mais ces sauvages sont rusés.

— Allons-nous descendre ?

— Pas maintenant ; attendons.

— Batiscan ! j’aimerais mieux un lit de plumes que ces branches noueuses.

— Tu n’as pas mauvais goût, Baptiste,… mais le temps des lits de plume est passé !

— Si je continuais mon histoire pour tuer le temps ?

— Si tu allais m’endormir ?

— Alors, parlons de Lotbinière et du temps passé.

— Ne parlons pas du tout, c’est mieux.

— Mon histoire du grand trappeur est intéressante, va !

— Tu l’achèveras quand nous serons descendus de ce juchoir.

— Si je ne parle point je vais m’endormir.

— Dors.

— Si je tombe ?

— On dira : De branchâ in brancham degringolat atque facit pouf.

— En voilà du jargon, par exemple.

— C’est une parodie de Virgile. Tu n’as jamais été au Séminaire, toi, tu ne connais pas ce personnage distingué, Virgile ?

— En fait de séminaire je n’ai connu que l’école de mon village, et, en fait de maître, je n’ai eu que ce damné de Racette.

— Racette ! Je l’ai connu, quel misérable ! c’est lui qui est la cause principale des malheurs de ce pauvre Djos.

— Je ne sais pas ce qu’il est devenu Djos ?

— Brûlé dans sa grange probablement.

— Quelle triste destinée !

— Il y a quelque chose d’étrange en sa mort, de même qu’en la fin tragique de la femme de Picounoc. J’ai toujours eu des doutes sur la culpabilité de Djos, je te l’avoue franchement.

— Moi aussi.

— Parle moins fort, Baptiste.

— Ne crains rien, les branches parlent plus fort que nous ; elles nous empêchent d’être entendus. D’ailleurs les sauvages sont loin.

— Essayons de dormir. Veille sur moi, et je prendrai soin de toi ensuite.

Une demi-heure après, l’ex-élève qui venait de se nicher à la place des oiseaux, ronflait comme s’il eut été couché sur la mousse. Baptiste le tenait d’une main ferme en cas d’accident, car sur ce lit d’un nouveau genre, le dormeur ne pouvait rester longtemps dans la même position ; il fallait donner à chaque partie du corps la chance d’être endolorie à son tour. Paul dormit trois heures consécutives, non pas sans pousser quelques plaintes dont il n’eut point connaissance. En s’éveillant il se prit à rire.

— Diable ! dit-il, est-ce que je suis changé en oiseau, Avis sum ?

— Nous sommes des aigles, murmura Baptiste, avec un grain de vanité.

— Si toutefois nous ne sommes pas des oies.

— Je dors à mon tour.

— Dors.

— Tiens-moi bien.

Noli timere, j’ai bonne poigne.

Et Baptiste, endormi à la cime du sapin, rêva qu’il était le roi des oiseaux.

Quand il s’éveilla il y avait, dans le ciel, au dessus de sa tête, des clartés indécises : c’était le jour qui s’annonçait ; il y avait, sur la terre, au dessous de lui, une obscurité encore profonde : c’était la nuit qui s’attardait sous les bois. Le chef indien n’avait pas bougé depuis la veille, et ses guerriers s’étaient montrés aussi patients dans leur cachettes. Ils se disaient en eux-mêmes : quand le jour paraîtra, les chasseurs sortiront de leurs retraites, car ils nous jugeront loin d’ici.

Une ligne de feu parut à l’horizon, du côté de l’Orient, et des rayons de flamme, sortis d’un centre commun, s’élancèrent dans le ciel en se développant comme un immense éventail. La cime des bois parut tressaillir sous les caresses de la lumière, et les feuilles prirent une teinte radieuse. Quelques oiseaux chantèrent, et leurs notes joyeuses se répétèrent au loin. La brise devenait silencieuse à mesure que le soleil montait au firmament et que les oiseaux chantaient.

— Battefeu ! Je donnerais trente sous pour le moindre gibier, dit Baptiste… j’ai faim.

— Chut ! pas un mot, attendons le jour. Si quelques uns des sauvages sont cachés dans les environs ils s’éloigneront alors, croyant que nous ne sommes pas ici.

Quelques heures s’écoulèrent et rien, excepté les cris des pique-bois (piverts) et des écureuils, ne vint troubler le calme de la solitude. Le chef des Couteaux-jaunes sortit lentement de sa cachette, sans faire bruire les rameaux qu’il souleva. Debout, près d’un vieux tronc renversé, il prêta l’oreille aux murmures divers de la forêt. Rien ne dissipa le calme froid de son visage tatoué ; les bruits n’avaient rien d’insolite… Ses regards interrogèrent, aussi loin qu’ils le purent, la forêt profonde. Alors il crut que les chasseurs blancs avaient continué à fuir, et que les guerriers, lancés à leur poursuite ne les avaient pas rejoints, car ces guerriers seraient revenus ou auraient dépêché un envoyé pour le prévenir. Il sentit un vif mécontentement et imita le cri de l’outarde pour réunir ses gens. C’était le signal convenu. En même temps que s’éleva le cri de l’outarde, un rire franc descendit de l’arbre où s’étaient réfugiés les deux chasseurs, et Baptiste disait à haute voix, mettant le pied à terre :

— Pas plus de sauvages que sur la main !

— Quel est ce cri ? dit Paul, tout étonné.

— Une outarde !… notre déjeuner ! répliqua Baptiste.

Le chef indien, non moins surpris, gardait maintenant le silence, et plongeait son regard perçant à travers les rameaux, vers l’endroit d’où partaient le rire et les paroles. Il aperçut les deux chasseurs blancs qui écoutaient, immobiles et craintifs, adossés au tronc du sapin. De tous côtés on entendait les craquements des branches sèches sous les pieds, et les secousses des broussailles repliées qui se redressaient violemment après le passage des guerriers.

— Nous sommes perdus ! dit Baptiste ; si nous étions restés une minute de plus dans l’arbre !

— Vendons cher nos vies !

Une balle vint effleurer l’écorce du sapin qui protégeait les deux trappeurs canadiens.

— Les lâches ! hurla Paul Hamel.

— Sauvons-nous ! dit Baptiste, nous pouvons échapper encore.

— À droite ! reprit Paul, nous n’avons pas entendu de bruit de ce côté ; il n’y a peut-être personne.

— Es-tu blessé ?

— Non ! la balle s’est amortie sur le canon de mon fusil.

— Fuyons ! ils vont nous tuer sans qu’on les voie, les damnés !

Et les deux amis s’élancèrent du côté qu’ils n’avaient pas entendu de bruit. Ils passèrent près du chef sans le voir. Celui-ci épaula son arme et fit feu. L’un des fuyards tomba : ce fut Paul Hamel ; l’autre se trouva soudain en face d’un nouvel ennemi. Il ne s’arrêta pas, mais le frappa si fort du canon de sa carabine qu’il lui perça le ventre. Le sauvage poussa un rugissement terrible ; ce fut son mot d’adieu. Mais le chasseur canadien n’eut pas le temps de retirer, des entrailles du guerrier, son arme sanglante, qu’il se vit entouré d’une bande furieuse, désarmé et garotté.

— L’autre, demanda le chef, est-il bien mort !

— Il a la face sur la terre comme un lâche qui tombe en se sauvant, dit l’un des guerriers.

— Mon pied lui a écrasé la tête en passant, dit un autre.

— Le chef a l’œil juste et le bras ferme, ajoute un troisième.

— Allons danser autour de son cadavre, reprit le chef, les mânes des Couteaux-jaunes se réjouiront.

Et, parlant ainsi, ils se dirigèrent vers le lieu où l’ex-élève était tombé.

— Le diable l’a-t-il emporté ? exclama le chef, je ne le vois plus.

— Il était ici, il y a une minute…

— Sacripant ! Je le sais bien qu’il y était… mais il n’y est plus !…

Et les indiens se regardaient d’un air hébété. Ils se mirent l’oreille contre la terre.

— Le chien de visage pâle !… il court ! il est déjà loin.

— Celui que nous tenons paiera pour les deux, reprit le chef, en avant ! Il y aura fête joyeuse et sanglante, ce soir, dans la petite anse, à l’embouchure de la rivière Claire.