Philosophie de la nature/Introduction du traducteur/3

Traduction par Augusto Vera.
Ladrange (Tome 1p. 20-30).

CHAPITRE III.

RAPPORT DE LA NATURE ET DE LA PENSÉE.


Afin d’entrer plus avant dans la notion de la science de la nature, commençons par déterminer de quelle façon nous devons nous représenter le rapport de la nature et de la pensée.

Il y a deux espèces de rapports : il y a des rapports extérieurs et accidentels, il y a des rapports intrinsèques et nécessaires. La roue qui tourne n’a qu’un rapport accidentel avec la main qui la fait tourner. Mais si l’on suppose que la roue est faite pour tourner, et qu’il n’y ait que la main qui puisse la faire tourner, le rapport changera, et à la place d’un rapport accidentel, on aura un rapport nécessaire, c’est-à-dire un rapport où la main sera constituée de façon qu’elle fasse tourner la roue, et la roue sera, à son tour, constituée de façon à pouvoir être mue par la main.

Maintenant si nous considérons ce rapport qui est ici le mouvement où la main et la roue se trouvent combinées, et que nous le supposions nécessaire et absolu, nous verrons : 1° que les termes du rapport sont d’abord en eux-mêmes, et puis dans leur rapport, mais que par cela même qu’ils sont faits pour ce rapport, ils ne sont pas hors du rapport ; 2° qu’ils sont autres en eux-mêmes et autres dans leur rapport ; et enfin 3° que le rapport, tout en ne pouvant être sans eux, est autre chose qu’eux, et que c’est parce qu’il est autre chose qu’eux qu’il fait leur unité concrète et absolue.

Ce qui empêche de bien saisir la vraie nature d’un rapport, ce sont surtout les habitudes intellectuelles engendrées par l’ancienne logique, et par l’enseignement mathématique. Ainsi, si l’on se représente l’unité et l’identité à la manière de l’ancienne logique, qui ne conçoit que l’identité abstraite et vide, on ne saisira pas la nature du rapport qui est une identité concrète, une identité qui contient et concilie la différence[1] (1). Ou bien, si l’on se représente, ainsi que l’enseignent les mathématiques, a comme = a’+a’’+a’’’ etc., ou une force, ou une ligne comme la résultante de deux forces ou de deux lignes, on sera amené à n’accorder une réalité qu’aux éléments composants de a ou de la résultante, et a ou la résultante ne seront que de simples abstractions, comme on dit, ou des mots, qui n’ajouteront rien à la réalité de leurs parties, ou de leurs éléments composants.

Mais d’abord il n’est pas vrai que l’unité et l’identité de l’ancienne logique constituent l’unité et l’identité réelle soit de la pensée, soit de l’être. L’identité réelle et concrète est un rapport. L’identité de deux fluides n’est pas le fluide à l’état indéterminé ou, comme on dit, latent, mais le fluide tel qu’il se montre dans l’étincelle ; l’identité du son n’est pas non plus le son non différencié, mais l’harmonie, c’est-à-dire ce rapport où les sons opposés et discordants viennent s’unir et comme se fondre dans une forme commune, qui fait leur rapport. Un être n’est pas identique avec lui-même en excluant toute différence, car en ce cas il ne serait ni identique ni différent, puisque tout ce qu’on pourrait dire de lui c’est qu’il est ; mais il est identique avec lui-même en enveloppant les différences dans l’unité de sa nature. Le centre n’est pas identique avec lui-même en n’étant centre de rien, mais par sa connexion avec la circonférence ou avec les forces dont il est le centre. Et, à cet égard, on peut dire que la fraction vaut mieux que l’unité abstraite, car c’est une unité concrète ou un rapport qui enveloppe l’unité abstraite et la dualité. Et il n’est pas exact non plus de dire que a = a’+a’’+a’’’+… ou que la combinaison de deux lignes ou de deux forces soit une résultante ; car il y a dans a ce qui n’est pas dans a’+a’’+a’’’, etc., et c’est précisément parce que a est autre chose que les quantités partielles en lesquelles on le décompose qu’il peut les toutes contenir. Une armée n’est pas un soldat + un autre + un autre soldat, pas plus que l’être organique n’est un membre + un autre + un autre membre, car en ce cas on aurait tout au plus une agglomération de soldats ou de membres ; mais il faut qu’aux nombres viennent s’ajouter la discipline, l’ordre, la proportion, l’enchaînement des parties, la forme enfin qui ramène tous ces éléments à l’unité ; ce qui montre aussi combien il est peu exact de considérer la réunion de deux éléments, lignes ou forces, comme une résultante. Car deux forces réunies ne sont plus simplement deux forces, mais elles sont 2 + 1 ; et ce troisième terme, qu’on se représente comme un effet et peut-être comme un élément accidentel, est, au contraire, ce qu’il y a de plus essentiel. C’est la force qui, en combinant les deux autres, les harmonise et les élève à une plus haute puissance. C’est ainsi que là où ce troisième terme vient à se retirer, l’armée se dissout et l’être organique périt. On peut en dire autant de la courbe qui réunit les deux lignes, la verticale et la tangente, du système solaire, et en général de toute combinaison de forces et de toute existence concrète. La courbe n’est point la résultante, mais l’unité de la tangente et de la verticale, de même que le système planétaire est une unité de rapport, ce rapport qui renferme tous les éléments dont il se compose. Par exemple, l’unité de la terre et du soleil n’est ni la terre ni le soleil, mais leur rapport réciproque, ce moment ou cette forme, soit quantitative soit qualitative, qui les enchaîne l’un à l’autre. Si le langage ne trouve pas toujours des signes pour représenter les rapports, si, par exemple, il n’en trouve pas pour exprimer l’unité de la cause et de l’effet, de la substance et des accidents, du tout et des parties, c’est que le langage n’est qu’un instrument imparfait de la pensée, et qu’il n’y a que la pensée qui peut comprendre la pensée et la saisir dans sa vérité. On doit même dire que, plus la pensée est vraie et profonde, et moins le langage est apte à l’exprimer. Cependant le mot rapport lui-même montre qu’il y a autre chose que les termes du rapport, que dans leur rapport les termes sont autres qu’ils ne sont hors de leur rapport, et enfin que le rapport complète et achève leur existence. Et ainsi la cause et l’effet dans leur action réciproque sont autres et valent mieux que la cause et l’effet pris séparément, de même que la plénitude d’un être n’est ni dans sa substance ni dans ses accidents, mais dans l’unité de ces deux termes, de quelque nom d’ailleurs qu’on appelle cette unité, qu’on l’appelle loi, forme ou idée.

Appliquons maintenant ces considérations à la question qui nous occupe, c’est-à-dire à la science de la nature.

On a d’un côté la pensée, et de l’autre son objet, qui est ici la nature. Entre la pensée et la nature vient s’établir un rapport, un moyen terme, qui est ici la science de la nature. Voilà donc trois termes : la pensée, la nature et la science de la nature qui unit les deux premiers.

Il s’agit de savoir s’il n’y a là qu’un rapport accidentel et extérieur, ou bien un rapport nécessaire, permanent et absolu.

Et d’abord nous ferons remarquer que, s’il n’y a qu’un rapport accidentel et extérieur, la science de la nature est impossible ; car une telle science n’est possible qu’autant qu’elle amène la pensée au point où celle-ci peut con naître les lois de la nature, c’est-à-dire ce qu’il y a dans la nature d’invariable et d’absolu ; connaissance qui n’est possible qu’autant que la science concentre dans son unité et la pensée et la nature, et les lois de la pensée et les lois de la nature, qu’autant, en d’autres termes, que la pensée, la science et la nature sont unies par un lien intrinsèque et consubstantiel. Ce lien existe en effet, et s’il nous échappe, c’est surtout à l’absence d’une connaissance systématique qu’il faut l’attribuer, absence qui, comme nous l’avons signalé ailleurs[2], est la source de la plupart de nos erreurs, et qui nous fait tomber dans les plus étranges inconséquences. C’est cette absence de systématisation qui, d’une part, après avoir séparé l’être de la connaissance de l’être, conduit à ne considérer la science que comme un élément indifférent à son objet, et comme ne venant s’y ajouter qu’accidentellement, et si l’on peut dire, du dehors, et qui, d’autre part, confond les rapports accidentels et individuels avec les rapports nécessaires et universels des choses, et transporte ainsi l’accident dans la sphère de l’absolu. Car de ce que l’individu peut penser l’objet sans en posséder la connaissance, on en conclut que l’être et la connaissance ne sont pas inséparables. Mais si, en passant de la sphère de l’accident dans celle de l’absolu, on dit à ceux-là mêmes qui se représentent ainsi ce rapport, que l’absolu est, mais qu’il ne connaît ni son être ni l’être des choses en général, ils ne voudront point admettre une telle doctrine, et, changeant de position, ils vous diront qu’un absolu qui ne connaît point n’est pas l’absolu, et ils iront si loin dans cette direction qu’ils dépasseront même la vraie limite, établissant entre l’accident et l’absolu ce même rapport nécessaire qu’ils ne voulaient point reconnaître d’abord entre la connaissance et l’être, enseignant, veux-je dire, que l’insecte le plus obscur, l’événement le plus insignifiant, rien, en un mot, n’échappe au regard de l’absolu. Mais la sphère de la science est précisément la sphère de l’unité systématique et de l’absolu, et dans cette sphère l’être et le connaître sont inséparablement unis. Et c’est parce qu’ils le sont dans la sphère de l’absolu qu’ils le sont aussi dans celle du relatif et du fini. Car lorsque la pensée accidentelle et finie se livre à la recherche des lois de son être, ou de l’être des choses en général, elle ne fait que suivre, instinctivement d’abord, et avec conscience ensuite, cette impulsion et ce lien profond qui l’unissent à l’objet et à son essence, et l’objet, à son tour, ne stimule la pensée que parce qu’il veut être connu par elle, et qu’il sent, pour ainsi dire, qu’elle constitue sa fin et sa plus haute réalité.

La science n’est donc pas un élément, un principe qui vient s’ajouter à l’univers, on ne sait d’où ni comment, mais elle est, au contraire, ce qu’il y a de plus profond et de plus intrinsèque aux choses, et l’on doit dire que tout aspire à la science, tout est entraîné comme par un mouvement commun vers ce point, qui est le point culminant de l’existence. D’ailleurs la science est le vrai, et le vrai est la science, c’est-à-dire la science et le vrai ne font qu’un, car de l’être qui n’est pas connu on ne peut rien affirmer, ni le vrai, ni le faux, ni une autre propriété quelconque ; et, d’un autre côté, la connaissance qui ne renferme pas l’être n’est pas la connaissance.

Ainsi donc la pensée, la science et la nature sont liées par un rapport objectif, nécessaire et invariable. Mais la science est aussi la pensée, car connaître c’est penser. Il y a, par conséquent, deux pensées, la pensée scientifique et la pensée non scientifique. La pensée non scientifique est la pensée sensible et irréfléchie, la pensée qui pense l’objet, mais qui lui demeure extérieure, et qui ne s’est pas identifiée avec lui ; ou bien encore, c’est l’esprit fini qui pense la nature, mais qui, ne s’élevant pas au-dessus d’elle, la pense à travers les signes et les images, accidentellement et par fragments. La pensée scientifique est la pensée qui a pénétré dans la nature intime de son objet, qui se l’est assimilée, et ne fait plus qu’un avec elle. Or, la pensée scientifique par excellence est la pensée spéculative. La pensée spéculative pense essentiellement l’universalité des êtres, et elle pense cette universalité dans son unité. Et s’il est vrai que l’idée est l’essence, l’objet propre et intime de la pensée spéculative sera l’idée, et l’idée pensée dans son unité systématique, et cette idée pensée sera l’idée de l’idée, ou l’idée pensante, ou la pensée de la pensée. S’il est vrai, d’un autre côté, que la pensée spéculative est ce moyen terme qui unit la pensée sensible et la nature, la pensée spéculative comprendra la pensée sensible et la nature, et elle les comprendra comme des moments qu’elle combine avec elle-même, c’est-à-dire qu’elle dépasse et qu’elle transforme. « La pensée spéculative ou la notion, dit Hégel avec sa simplicité et sa profondeur ordinaires, comprend le sentiment, tandis que le sentiment ne comprend pas la pensée spéculative. » Et, en effet, par cela même que la pensée spéculative parcourt et embrasse l’universalité des choses, ou, pour nous servir d’une expression plus hégélienne, saisit l’idée entière des choses, la logique, la nature et l’esprit, elle sait ce que vaut chaque partie, chaque moment de cette idée, et elle sait, par conséquent, ce que vaut le sentiment, quelle est sa raison d’être, la place qu’il occupe et la fonction qu’il exerce dans la vie de l’esprit. Elle comprend, pourrions-nous ajouter, le sentiment comme l’âge viril comprend l’enfance, ou comme la loi comprend l’individu, tandis que ni l’enfance ne comprend l’âge viril, ni l’individu la loi. Elle comprend, en d’autres termes, toutes choses, l’utile, le beau, le bien, le nombre, etc., sans être comprise par elles.

S’il en est ainsi, la nature existe de deux façons, en tant que nature sensible et en tant qu’idée, ou bien encore en tant que nature hors de la pensée, et en tant que nature dans la pensée spéculative ; et celle-ci, à son tour, par cela même qu’elle comprend la nature, la comprend sous ses deux aspects ou dans ses deux manières d’être, qu’elle peut par cela même rapprocher, unir ou distinguer. Son objet propre est, il est vrai, l’idée, mais comme la nature sensible est un moment nécessaire de l’idée, la pensée spéculative pense la nature sensible ; seulement elle la pense telle qu’elle est, c’est-à-dire comme un moment inférieur de l’idée, comme un moment ou un moyen que l’idée pose et abandonne pour s’élever à ce point où elle se pense comme idée et comme idée pensée[3].

Il y en a qui trouveront cette manière d’envisager les rapports de la pensée et de la nature étrange et artificielle, et qui n’y verront peut-être que des distinctions et des subtilités scolastiques. C’est là une des expressions à la mode dans certaines régions. Mais nous répondrons d’abord que, loin d’être un artifice dialectique, ce rapport est bien plutôt un fait que chacun peut aisément constater. Car c’est une seule et même pensée qui pense le triangle sensible et le triangle idéal, comme c’est une seule et même pensée qui pense le corps et l’idée du corps, etc. Seulement la pensée qui pense le triangle idéal, par cela même qu’elle est la pensée spéculative, peut penser le triangle sensible, tandis que la pensée irréfléchie qui ne pense que le triangle sensible ne saurait penser le triangle idéal, et ainsi des autres exemples. Ensuite, lorsque le physicien en présence de la nature, ne voulant pas s’en tenir à la nature sensible, en recherche ce qu’il appelle les lois, il admet, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, deux natures : la nature sensible et la nature idéale. Il admet, par exemple, le mouvement sensible des planètes, et la loi fixe, invariable et purement intelligible qui préside à ce mouvement, et dont ce mouvement n’est que la manifestation et la réalisation dans le temps. Et en admettant cela il admet aussi que sa pensée pense le mouvement sensible et le mouvement idéal des planètes, et que c’est la pensée qui pense le mouvement idéal, la pensée spéculative, voulons-nous dire, qui comprend et lui fait comprendre le mouvement sensible, tandis que la pensée irréfléchie qui n’entend pas le mouvement idéal, n’entend pas par cela même le mouvement sensible. Enfin la doctrine populaire, suivant laquelle on se représente Dieu comme créateur du monde et de la nature et comme esprit, contient au fond ce rapport. Car, à moins de briser tout rapport entre Dieu et la nature, ce qui serait absurde, cette doctrine veut dire qu’il y a, d’une part, une nature sensible, distincte et séparée de Dieu, et, d’autre part, une nature idéale, une essence ou une pensée de la nature qui est en Dieu, laquelle pensée, par là qu’elle est en Dieu, est la nature par excellence, cette nature même qui fait l’objet de la science.


  1. Voy. Logique, § 112 et suivants, et Introduction à la Logique, chap. XI, p. 92.
  2. Introduction à la philosophie de Hégel, chap. iii, § 2 ; chap. IV. § 5 ; et Introduction à la Logique, chap.XI.
  3. Voy. Introduction à la Philosophie de Hégel, chap. VI, §§ 3, 4, et plus bas, chap. IX et X.