Philosophie de la nature/Introduction du traducteur/4

Traduction par Augusto Vera.
Ladrange (Tome 1p. 30-48).

CHAPITRE IV.

DIVERSES MANIÈRES DE SE REPRÉSENTER SCIENTIFIQUEMENT LA NATURE


Nous disons donc que la connaissance spéculative de la nature est la vraie et la plus haute connaissance de la nature. Et, en effet, s’il y a une essence de la nature, et il faut bien admettre qu’il y en a une, et si l’essence est l’objet propre et final de la science, la connaissance spéculative, qui seule peut saisir l’essence, constitue aussi la plus haute connaissance de la nature. Mais, de ce qu’elle est la plus haute, et, à un point de vue absolu, la seule vraie connaissance, car à ce point de vue il ne peut pas y avoir deux modes de connaître, il ne s’ensuit pas qu’elle exclue les autres formes de la connaissance, la connaissance expérimentale, et la connaissance mathématique de la nature. Tout au contraire, elle les présuppose, et elle les comprend. Elle les présuppose comme la fleur et le fruit présupposent le développement de la plante, ou comme les dernières touches de l’artiste présupposent l’ébauche et la main qui a dégrossi le marbre. Mais, de même que la fleur et le fruit concentrent et résument la plante entière, en y ajoutant le parfum, la saveur et la beauté, de même que ce sont les dernières touches de l’artiste qui créent la statue en y faisant pénétrer le mouvement et la vie, ainsi c’est la connaissance spéculative qui achève et couronne l’édifice de la science de la nature. La connaissance spéculative est, il est vrai, un résultat, mais un résultat qui enveloppe tous les développements antérieurs. Elle est une fin, et une fin qui n’est pas extérieure à son point de Départ et aux degrés intermédiaires qui l’ont amenée, car en ce cas, elle ne serait pas une fin véritable, mais elle est la fin de son commencement, et celui-ci, à son tour, est le vrai commencement de la fin, c’est-à-dire le commencement qui est en vue de la fin, et qui se retrouve dans la fin, comme le germe se retrouve dans la fleur et le fruit ; elle est, en d’autres termes, une fin qui est elle-même et le commencement et les degrés intermédiaires qui l’ont réalisée. La connaissance spéculative contient donc la connaissance expérimentale et mathématique, mais elle la contient comme des moments inférieurs et subordonnés que la pensée a traversés, pour s’élever à une plus haute conception de la nature.

Les recherches auxquelles nous allons nous livrer établiront, nous en avons la confiance, l’exactitude de ces paroles.

Nous commencerons par rappeler que notre doctrine est qu’il y a une idée de la nature, comme il y a une idée logique et une idée de l’esprit, que l’idée de la nature est l’objet propre de la science de la nature, que cette idée ne peut être entendue que par la pensée qui lui est adéquate, c’est-à-dire par la pensée spéculative, et enfin que toute autre connaissance de la nature suppose et cette idée et cette pensée, soit comme moyen qu’elle emploie, soit comme objet final auquel elle aspire.

Si cette conception hégélienne de la nature et de la science de la nature est vraie, tout le reste n’est que secondaire ; ce n’est, en quelque sorte, qu’un accident ; les lacunes et les imperfections, voulons-nous dire, qu’on rencontre dans la philosophie de la nature de Hégel, et dont quelques-unes, d’ailleurs, ont été signalées par Hégel lui-même[1], disparaissent devant la vérité de la conception générale, car elles pourront être comblées et rectifiées, soit par les développements qu’on en pourra déduire, soit par une application plus exacte des principes qui y sont contenus.

Le premier point qu’il importe d’examiner, ce sont les diverses manières dont on peut se représenter scientifiquement la nature, ou, ce qui revient au même, les diverses notions qu’on peut s’en former, et déterminer celle qui, parmi ces notions, est la plus vraie. Car tel est l’objet, telle est la science de cet objet. Telle est la notion que nous nous en formons, tels seront les procédés que nous emploierons pour le connaître. C’est ainsi que nous disons que l’absolu ne peut être saisi que par la pensée qui lui est adéquate, ou que le mathématicien démontre son objet d’après la notion qu’il s’en est faite. En d’autres termes, et pour parler avec plus de précision, la notion d’un être contient la matière et la forme, et, partant, la science de cet être. Voilà pourquoi, en considérant la question d’un point de vue rigoureux, on peut dire qu’il n’y a qu’une seule manière de connaître un objet, savoir, celle qui coïncide avec sa nature réelle et intime, et que toutes les autres ne le voient que du dehors, si l’on peut ainsi s’exprimer, et n’en touchent que la surface. Elles sont bien des pensées, mais elles ne sont pas la vraie pensée de l’objet. Elles constituent des moyens subjectifs, ou même des moments nécessaires dans le développement de l’intelligence, mais elles ne constituent pas l’acte suprême et parfait de l’intelligence. C’est comme le mathématicien et l’astronome qui emploient le faux pour atteindre au vrai ; qui emploient, voulons-nous dire, des lignes, des mouvements et des astres fictifs, pour arriver à la connaissance des lignes, des mouvements et des astres réels.

Et d’abord nous écarterons de cette recherche la doctrine atomistique, ou toute autre doctrine analogue, qui se représenterait la nature comme un agrégat fortuit d’atomes, ou d’autres éléments quelconques. Car toutes ces doctrines se placent en dehors de la science, et, partant, de la réalité même des choses. Et en se plaçant en dehors de la science et de la réalité, elles se contredisent et se réfutent elles-mêmes. Elles se placent en dehors de la science, parce qu’il n’y a pas de science de l’accident. Elles se placent en dehors de la réalité, parce que l’accident ne saurait rendre Compte ni de la formation, ni de la permanence même temporaire des êtres. Et enfin, elle se réfutent elles-mêmes, parce que, tout en niant la présence d’une loi fixe, invariable et absolue dans la nature, elles prétendent expliquer la nature. Or, il est clair que toute explication suppose une loi, et qu’une explication qui ne serait fondée que sur un accident de la nature ou de la pensée, serait tout au plus la constatation d’un fait, mais nullement une explication. Que l’accident se glisse dans la nature, il faut l’admettre, à quelque point de vue qu’on se place. Il faut même dire que la nature est la sphère propre de l’accident, et que partout où pénètre la nature, l’accident pénètre avec elle ; ce qui fait qu’on le retrouve dans l’esprit, par suite des rapports qui lient l’esprit à ta nature. Mais l’accident n’est que l’accident, et, loin d’exclure la loi, il la suppose ; loin de prouver son absence, il rend plus manifeste la présence de la loi dans la nature. L’avorton est un accident. Mais, ainsi que le fait remarquer Hegel (§ 250), pour qu’on puisse considérer ces produits de la nature comme imparfaits, bizarres et monstrueux, il faut un type invariable à l’aide duquel on les reconnaît comme tels. Qu’il pleuve aujourd’hui ou demain, c’est là un fait accidentel. Mais cet accident n’aurait pas lieu, si la pluie n’était pas dans l’ordre permanent de la nature. Que je meure de la mort naturelle ou d’une mort violente, c’est là aussi un accident, mais qui suppose la mort comme loi.

Ainsi donc, la raison est dans la nature, comme elle est dans l’esprit, comme elle est dans tout ce qui existe. Car rien ne saurait se concevoir ni être hors de la raison. Or, la loi suprême, l’essence intime de la raison est l’unité. On peut même dire que, dans un certain sens, la raison et l'unité se confondent, en ce que l’unité de l'univers n’est ni ne peut être que ce principe, cette force rationnelle qui, pénétrant dans chacune de ses parties, les façonne, les dispose et les enchaîne les unes aux autres. Par conséquent, l’unité de la nature est un principe qui découle nécessairement de ce que la raison est dans la nature ; et, par suite, la connaissance rationnelle de la nature n’est que la connaissance de cette unité ; elle n’en est, pour ainsi dire, que l’expression. C’est cette unité, qui est le point de départ et le mobile de toute recherche vraiment scientifique. C’est elle qui, fermentant et résonnant, si l’on peut ainsi s’exprimer, dans la pensée de Kepler, comme une harmonie, amena l’immortelle découverte des lois qui règlent les mouvements des corps célestes[2]. L’attraction n’est qu’une face de cette unité, et les perturbations planétaires qui en découlent font ressortir cette unité d’une manière plus visible encore. Car elles ne sont pas, au fond, des perturbations, mais seulement des conséquences de cette unité qui lie toutes les parties du système, et qui fait que chacune d’elles est elle-même et autre qu’elle-même, et qu’elle n’est elle-même qu’en étant autre qu’elle-même, et en faisant effort pour devenir le tout, et réaliser ainsi, à elle seule, cette unité par laquelle elle est pénétrée. Du reste, l’unité de la nature est autant démontrée par l’observation la plus superficielle que par la science. La pierre qui tombe, comme l’oiseau qui salue de son doux ramage l’approche du matin, comme la pensée qui contemple la nature, témoignent chacun à sa façon, et sous la forme qui lui est propre, de cette vérité. La pierre, qui tombe, tombe parce qu’elle est à la fois séparée de son centre, et unie à son centre. L’oiseau qui salue le soleil naissant, ne le salue que parce qu’il se sent uni à lui, et que le soleil lui apporte la lumière et la chaleur. Enfin, la contemplation même la plus vague et la plus indéfinie de la nature part de cette unité, qui s’agite dans la pensée sous la forme obscure d’instinct et de mouvement spontané et irréfléchi, instinct et mouvement qui stimulent la pensée, soit à admirer la nature, soit à expliquer l’ordre et la proportion qui y régnent, et qui en harmonisent les parties.

Mais si la nature est une, la question se présente de savoir comment elle est une, et comment il faut concevoir cette unité.

Il y a une ancienne doctrine qui est devenue, en quelque sorte, une doctrine populaire, savoir, que la nature est une métamorphose. Cette conception de la nature contient une pensée profonde, ou, pour mieux dire, la vraie notion de la nature. Seulement, comme elle s’est formée à la suite d’observations superficielles et fortuites, ou des analogies qu’on a pu remarquer entre les différents degrés, et les différents produits de la nature, on a fait de cette conception une application également superficielle et arbitraire, et on a substitué à la vraie métamorphose, à la métamorphose interne et idéale, une métamorphose extérieure, grossière et purement matérielle. C’est ainsi qu’on s’est représenté l’homme comme un poisson, ou comme un singe transformé, ou qu’on a voulu faire sortir les animaux et les plantes de l’eau, ou l’organisme des rapports chimiques, etc. Ce qu’il y a de vrai dans ces représentations métamorphiques de la nature, c’est qu’il y a des rapports entre toutes les parties de la nature, entre les parties les plus éloignées, aussi bien qu’entre les plus rapprochées, et qu’à chacun de ces degrés se retrouvent les traces des degrés précédents, et comme les traits rudimentaires des degrés qui suivent. Et en ce sens on peut dire avec vérité qu’il y a rapport entre le système céleste et la constitution de l’œil, ou la circulation du sang, entre les mouvements des corps planétaires et les besoins de l’être organique, tels que la veille et le sommeil, l’activité et le repos, de telle sorte que l’œil, le sang, la veille et le sommeil peuvent être considérés comme une transformation du système planétaire et de ses mouvements. Mais ce n’est là qu’une manière accidentelle et extérieure de se représenter ces transformations, le point essentiel étant de déterminer comment, en vertu de quel principe et de quelle nécessité intérieure, et par quels intermédiaires elles s’opèrent, comment, en d’autres termes, la nature passe d’un degré à l’autre, d’une sphère à l’autre, et comment, en passant d’une sphère à l’autre, elle se différencie et demeure identique avec elle-même tout ensemble. Car c’est là la vraie métamorphose. Or, une telle métamorphose n’est ni ne peut être que le développement systématique, ou mieux encore, que l’unité systématique de la nature. La nature est un système, voilà ce qui est au fond de la conception de la nature représentée comme une métamorphose. Nous avons déterminé ailleurs, et à plusieurs reprises, ce qu’est un système et ce qu’est une connaissance systématique[3]. Par conséquent, nous n’ajouterons ou ne rappellerons ici que les considérations qui doivent mettre en lumière la thèse que nous voulons établir.

Le Système ou l’unité systématique est la vraie unité, en ce qu’elle enveloppe la multiplicité et la différence, et qu’en les enveloppant, elle les unit et les concilie. On petit aussi considérer un système comme un rapport, en ce qu’il fait l’unité des termes différenciés. Et il est une métamorphose en ce que les termes qu’il renferme sont d’une part eux-mêmes, et d’autre part en se combinant, ils deviennent autres qu’eux-mêmes, et ils se transforment. Enfin un système est ce qu’il y a à la fois de plus simple et de plus complexe : complexe par le nombre des éléments et des rapports dont il se compose ; simple par l’unité de la loi ou du principe dans lequel ces éléments et ces rapports se trouvent enveloppés. C’est là ce qui constitue la simplicité, la beauté et la profondeur de la pensée, de la raison et de l’Univers. Ainsi, on peut dire, que là où il y a système, il y a aussi la raison, et que là où il n’y a pas de système, la raison est absente. Par conséquent, la raison n’est dans la nature qu’autant que la nature est un système ; et cette identité que nous avons indiquée entre la raison et l’unité, n’est autre chose que l’identité de la raison et de l’unité systématique de la nature. Et, en effet, dans un système ou les termes qui le composent sont rassemblés au hasard, on ne sait par quelle force ni suivant quelle loi, ou bien ils sont Unis suivant leur constitution intrinsèque et leurs rapports nécessaires et absolus. Dans le premier cas, on n’a pas de système, dans le second cas seulement on a un système, et on a aussi la raison ; car raisonner dans le sens vrai et éminent du mot, c’est unir et séparer les êtres d’après leurs rapports objectifs et absolus[4].

Mais si systématiser, raisonner, unir et séparer constituent une seule et même chose, un seul et même acte de la pensée et de l’être, il faut examiner, d’une part, comment se fait et doit se faire cette combinaison de termes, et, d’autre part, quelle est la nature des termes ainsi combinés. C’est ce que nous examinerons d’abord d’une manière abstraite et générale.

Dans un rapport, nous l’avons vu, il y a les deux termes du rapport, et le rapport qui fait leur unité. Rappelons aussi que dans un rapport absolu (et c’est le seul dont nous devons nous occuper ici, car c’est le seul qui fait l’objet de la science) les termes sont ainsi constitués, que l’un ne saurait exister sans l’autre, ou que du moins il ne peut s’unir à l’autre que d’après une loi fixe et invariable. Maintenant, dans un rapport on peut aller du même au même, ou bien du même à l’autre, on peut aller, voulons-nous dire, d’un terme à un autre terme, qui est identique avec le premier, ou qui en diffère. Or, il est évident que là où il n’y a que des termes identiques, il ne peut y avoir de rapport. Ainsi, par exemple, on n’a pas de rapport en allant de l’être à l’être, ou de l’unité à l’unité, ou d’une attraction à une autre attraction identique, mais on obtient un rapport en allant de l’être à un autre terme que l’être, de l’unité à un autre terme que l’unité, et de l’attraction à un autre terme que l’attraction, ou, du moins, à une attraction quantitativement différente[5], et en réunissant ensuite ces deux termes dans une commune limite. La vraie transformation de la nature consiste, par conséquent, dans cette loi ou combinaison qui fait qu’un terme est d’abord lui-même, et ensuite lui-même, et autre que lui-même dans le rapport ; de sorte qu’on peut dire qu’un terme se multiplie et se transforme autant de fois qu’il y a de rapports. Et ainsi l’on peut dire que le son de la cloche, et le son de la voix sont le même son, et qu’ils ne sont pas le même son, que l’attraction solaire et l’attraction capillaire ou électrique sont et ne sont pas à la fois la même attraction, que l’eau et le sang sont et ne sont pas le même liquide, on peut dire en d’autres termes que le son, l’eau, etc., en se combinant avec d’autres éléments, entrent comme parties constitutives et essentielles dans l’élément avec lequel ils se combinent, et qu’ils sont autres en eux-mêmes et séparés de cet élément, et autres lorsqu’ils se trouvent combinés avec lui.

Mais si un rapport implique une différence, il implique aussi, et par cela même une opposition. La forme, le degré et les termes de l’opposition peuvent varier, mais dès qu’il y a différence, il y a scission dans l’être, et, partant, opposition. Or, dans l’opposition, l’entendement qui ne va que du même au même, et ne s’appuie que sur l’identité abstraite, ne voit que l’opposition, c’est-à-dire les termes différents et opposés. Quant à leur unité, ou elle lui échappe complétement, ou, lorsqu’il unit les termes, il ne les unit que d’une manière accidentelle et extérieure, ou malgré lui, et parce que le fait lui-même ou la nature même des choses l’y oblige. Cependant, si l’on examine attentivement la question, on verra qu’une opposition vraiment rationnelle n’est pas telle, parce que les termes opposés diffèrent, mais parce qu’ils diffèrent, et qu’ils sont identiques tout ensemble. Et, en effet, deux termes ne sont pas seulement opposés, parce qu’ils diffèrent, mais ils sont opposés à la fois, parce qu’ils diffèrent, et parce qu’ils ont une nature commune, un élément commun, ou, ce qui revient au même, parce qu’ils appartiennent à une même circonscription, à un même genre, à une même idée. Car entre deux termes qui n’ont rien de commun, il ne peut y avoir de rapport, ni rapport d’opposition, ni rapport d’identité, et, par suite, on ne peut dire ni qu’ils diffèrent ni qu’ils sont identiques. Par conséquent, s’ils diffèrent, c’est qu’ils représentent, chacun à sa façon, deux aspects ou deux moments distincts d’un seul et même principe, d’une seule et même idée, dans l’unité de laquelle ils trouvent leur conciliation et leur unité. C’est là un point dont on ne saurait trop fortement se pénétrer. Ainsi l’attraction, la lumière, le positif, etc., ne sont pas opposés à un terme quelconque, car si l’on entendait ainsi l’opposition, on pourrait dire que tout est identique, et que tout diffère, c’est-à-dire on n’aurait plus ni différence ni identité, mais la confusion de tous les éléments, et, par suite, la négation de tout système et de toute raison. L’attraction n’est donc opposée qu’à la répulsion, la lumière qu’à l’ombre, et le positif qu’au négatif. Or, il est évident que, par cela même que l’attraction est nécessairement opposée à la répulsion, et celle-ci à l’attraction, l’attraction et la répulsion ont un élément commun qui fait leur identité. Car, en ne considérant même la question que d’un point de vue extérieur et, en quelque sorte, matériel, on peut aisément voir que non-seulement l’attraction suppose la répulsion, et la répulsion l’attraction, puisque l’attraction ne peut attirer que les éléments qui se repoussent, et la répulsion ne peut repousser que les éléments qui s’attirent ; mais que ni l’attraction ne pourrait attirer les éléments repoussés, ou qui se repoussent, ni la répulsion ne pourrait repousser les éléments attirés ou qui s’attirent, si la répulsion n’était pas l’attraction, et l’attraction n’était pas la répulsion, c’est-à-dire si l’attraction, ou, si l’on veut, le corps qui attire, en attirant ne repoussait pas, et en repoussant n’attirait pas. Il en est de même du négatif et du positif. Le positif est d’abord le positif, et le négatif le négatif. Mais le positif n’est tel que par son rapport avec le négatif, et celui-ci n’est tel que par son rapport avec le positif. Une quantité positive n’est que le plus d’un minus, et une quantité négative n’est qu’un minus d’un plus. Car non-seulement le plus et le minus sont deux quantités, c’est-à-dire ils appartiennent à une seule et même idée, mais ce moment, ou cette limite où ils viennent se joindre et s’unifier comme maximum et comme minimum, comme infiniment grand et comme infiniment petit, est la quantité même concrète et réalisée, puisque d’après la définition abstraite qu’en donnent les mathématiciens eux-mêmes, la quantité est ce qui peut indéfiniment augmenter et indéfiniment diminuer. Il en est de même des polarités électriques, magnétiques et autres[6].

L’entendement Voit la différence et l’opposition, et il ne voit pas l’unité, ce qui fait qu’il ne saisit qu’un aspect de l’être, et que l’être réel et concret lui échappe. Et, par là même qu’il ne saisit pas l’unité, il ne déduit pas les termes suivant la déduction absolue, c’est-à-dire en retrouvant un terme dans un autre, un terme opposé dans un autre terme opposé, et dans les deux termes opposés, leur unité, mais où il sépare violemment les termes, dans l’impuissance où il est de les réunir, ou, lorsqu’il les rapproche, parce que, ainsi que nous l’avons fait observer, il ne peut ne pas les rapprocher, il les juxtapose, et puis, au lieu de les unir dans un principe commun, il cherche à chacun d’eux un principe distinct. C’est ainsi qu’il attribue au mouvement centripète et au mouvement centrifuge deux principes ou deux origines distinctes, de même qu’il ne Voit dans deux armées qui se battent, ou dans le mien et le tien que l’antagonisme de forces, ou d’intérêts opposés. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il y a antagonisme et accord, différence et unité. Deux armées ne se battent pas seulement parce qu’elles diffèrent, mais parce qu’il y a un principe ou un intérêt commun qui fait l’objet de leur différence, qui les anime et les stimule toutes les deux, et où elles viennent se rencontrer et se heurter comme dans une commune limite. Là où cette limite n’existe pas, les armées ne se battent point. Et la lutte qui constitue le véritable état normal de l’armée, l’objet final pour lequel elle existe, est le devenir et la réalisation de ce principe, devenir et réalisation qui amènent la victoire et la paix ; la victoire qui est le triomphe même du principe ou de l’intérêt qui a suscité la lutte, et la paix qui en est la conséquence. De même, le tien et le mien diffèrent, mais ils s’appellent en même temps l’un l’autre, et ils trouvent dans l’échange leur unité ; car l’échange, c’est-à-dire le passage réciproque du mien au tien et du tien au mien, forme l’unité, la fin et l’être même de la propriété. Enfin le mouvement suivant la verticale, et le mouvement suivant la tangente constituent un seul et même mouvement, ainsi que le prouve le mouvement circulaire qui fait leur unité[7].

Si telle est la forme essentielle de la raison ou pensée spéculative, telle sera aussi la forme suivant laquelle devront être ordonnés les éléments qui composent un système, et, par suite, si la nature est un système, telle sera aussi la forme suivant laquelle devront être disposés les éléments, forces ou principes, qui composent la nature. Nous voulons dire que, dans la nature, les éléments qui la composent doivent être ordonnés de façon que, non-seulement les termes de chaque rapport, mais les rapports eux-mêmes se déduisent les uns des autres, suivant cette forme, et que l’unité systématique de la nature doit, elle aussi, être constituée conformément à elle. Et ainsi, par exemple, par cela même que la lumière marque un moment dans ce système, elle ne doit pas se produire comme au hasard ou être simplement juxtaposée à un autre moment ou degré de ce système, mais elle doit se produire par suite d’une nécessité intrinsèque, et être amenée par le développement du moment précédent, de l’état mécanique de la matière, par exemple, moment auquel elle s’ajoute, et qu’elle enveloppe et transforme ; et la lumière, à son tour, après avoir posé les déterminations qui constituent sa sphère, doit amener un nouveau moment, la couleur, par exemple, et ainsi de suite. Et, enfin, le système entier doit être constitué de façon que sa plus haute détermination (l’organisme, et dans l’organisme, la vie) soit comme le moyen terme qui enveloppe, résume et transforme tous les moments précédents ; car ce sont là, nous le répétons, les conditions essentielles d’un système, c’est là sa forme absolue et le rapport absolu de ses parties.

Mais, dans un rapport absolu, les termes du rapport sont absolus, et ils ne peuvent être qu’absolus comme lui, car la forme et le contenu sont inséparables, et la forme absolue, immuable et éternelle n’est, pour ainsi dire, que la réciproque d’un contenu également absolu, immuable et éternel. C’est l’entendement qui ; ne pouvant saisir leur unité, ici aussi, les sépare, et tantôt il se représente la forme comme extérieure et étrangère au contenu, d’où il conclut, par exemple, que la forme est éternelle, et que la matière ne l’est point ; tantôt il se représente la matière comme séparée de la forme, et celle-ci comme venant s’ajouter à la matière, admettant ainsi deux absolus qui se réunissent, on ne sait comment, ni pourquoi, ni en vertu de quel principe. Mais la forme n’est telle que parce qu’elle est la forme d’un contenu, et le contenu, à son tour, n’est tel que parce qu’il est déterminé par la forme. Et lors même qu’on se représenterait le contenu, — la substance, la matière, l’âme, — comme complétement indéterminé, cette indétermination absolue serait sa manière d’être, c’est-à-dire sa forme. Et puis, il faut bien que les formes qui, dans l’hypothèse de la séparation de la forme et du contenu, viendraient s’ajouter au contenu, aient un rapport, et un rapport essentiel avec ce dernier, autrement elles ne pourraient s’unir à lui[8]. Ainsi, par exemple, il n’y a pas de pesanteur en soi hors de la matière, mais il y a une matière pesante. Et si l’on identifie la matière et l’étendue (ainsi que l’ont fait à tort quelques philosophes, les cartésiens entre autres), en confondant deux déterminations distinctes de la nature, les formes de l’étendue seront les formes de la matière. Sans doute, on peut se représenter la pesanteur et la matière, ou l’étendue et ses déterminations, ou la substance et les accidents, ou la cause et l’effet, etc., comme séparés ; on peut se les représenter ainsi, comme on se représente un pendule qui oscille éternellement autour de la verticale, en y supprimant le frottement, et en substituant au pendule physique un pendule que les physiciens appellent idéal, mais qu’on devrait plutôt appeler imaginaire, ou bien, comme on se représente un corps, qui, s’échappant par la tangente, se meut indéfiniment suivant la droite, ou, comme dans une autre sphère, on peut se représenter les gouvernés sans les gouvernants, etc. Avec ces abstractions de l’entendement on peut tout se représenter, car on rend tout possible, mais on ne rend tout possible qu’à la condition de se placer en dehors de la réalité et de la science ; car la science et la réalité sont un système, et dans un système l’opposition, c’est-à-dire ici la forme et le contenu, doit être saisi dans son unité. Et, en effet, un système, ainsi que ses parties, sont, et ils sont de telle façon, et ils ne sont que parce qu’ils sont de telle façon. Et lorsqu’on se les représente comme pouvant être de telle ou de telle autre façon, on brise leur unité systématique en se jetant dans la sphère des abstractions et des possibilités indéfinies, c’est-à-dire au fond des impossibilités. Si le pendule s’arrête, c’est qu’il doit s’arrêter, et qu’il ne peut pas ne pas s’arrêter, car le frottement est un élément essentiel de sa construction ; et si on se le représente comme pouvant se mouvoir d’un mouvement infini, c’est à l’absence d’une connaissance systématique qu’il faut l’attribuer, absence qui fait ou qu’on substitue l’être mathématique à l’être physique, ou qu’on transporte les déterminations de la mécanique infinie dans la sphère de la mécanique finie, et qu’on assimile ainsi le mouvement du pendule au mouvement des corps célestes. Au contraire, si les corps célestes ne s’échappent pas par la tangente, c’est qu’ils ne peuvent se mouvoir suivant une droite, ni suivant la tangente, ni suivant la verticale, et si on se les représente, soit comme pouvant s’échapper par la tangente, soit comme pouvant tomber suivant la verticale, il faut l’attribuer à la même cause, savoir, à l’absence de la connaissance systématique, absence qui, ici, par une marche inverse, transporte dan s la sphère de la mécanique infinie les déterminations de la mécanique finie, et assimile le mouvement des corps célestes au mouvement des corps à la surface de la terre Et ainsi le mouvement fini et accidentel est la forme essentielle du pendule, comme le mouvement infini et continu est la forme essentielle des corps célestes[9], de même que les formes de l’âme, — instincts, facultés, modes, notions, — sont inséparables de son être ; de même que les formes politiques sont inséparables de toute organisation sociale.

S’il en est ainsi, si la forme et le contenu, voulons-nous dire, sont inséparables, le contenu absolu d’une forme absolue ne peut être constitué que par les principes. Or, s'il est vrai, comme nous le prétendons, que les idées sont les principes, les idées seront aussi les principes qui composent la nature, et celle-ci ne sera un système et une œuvre rationnelle que parce que les idées sont en elle, et qu’elles en forment, si l’on peut ainsi dire, la trame.


  1. Voy. § 270
  2. Voy. plus bas, chap.VII
  3. Voy. Introduction à la Philosophie de Hégel, chap. III, § 2, et Introduction à la Logique, vol. I, chap. XI.
  4. Conf. Introduction à la Logique de Hégel, chap. XI.
  5. Bien qu'en examinant la chose de près on voie que deux attractions ne s'attirent qu'autant qu'elles se repoussent, comme le démontre ce qui suit.
  6. Voy. Logique de Hégel, première partie, § 99 et suiv., L'Hégélianisme et la philosophie, chap. IV, p. 62 et suiv., et plus bas, chap. VI
  7. Voy. chap. VI.
  8. Voy. Logique, vol. II, § 125 et suivants.
  9. Voy. Philosophie de la nature, §266, et plus bas, chap. VI et VII.