Philosophie de la nature/Introduction du traducteur/2

Traduction par Augusto Vera.
Ladrange (Tome 1p. 14-20).

CHAPITRE II.

RAPPORTS DE L’HOMME AVEC LA NATURE.


Le premier rapport, le rapport le plus simple et le plus élémentaire que l’homme soutient avec la nature, est, comme le fait observer Hégel, un rapport pratique. L’homme sent instinctivement que la nature est faite pour lui, et partant de cet instinct, il s’empare d’elle, et il s’en sert comme d’un instrument qu’il fait servir à ses besoins. L’animal aussi se trouve placé dans le même rapport vis-à-vis de la nature, car lui aussi s’empare d’elle et la soumet à ses fins. Il y a cependant cette différence essentielle entre l’homme et l’animal : c’est que celui-ci ne se pose vis-à-vis de la nature que comme être sensible, tandis que l’homme s’y pose comme être pensant. Car, considéré même dans les rapports les plus grossiers qui le lient à la nature, ce n’est qu’en la pensant, c’est-à-dire en se séparant d’elle par la pensée, que l’homme agit sur la nature, qu’il la transforme et l’élève jusqu’à lui. L’animal, au contraire, emprisonné qu’il est dans le cercle de la vie sensible, ne peut se détacher de la nature, il vit dans un état d’identité avec elle, il lui obéit plutôt qu’il ne la domine, et tout en s’en servant, il reçoit d’elle comme préparés et achevés, plutôt qu’il ne les fait lui-même, les instruments et les matériaux qu’il adapte à ses besoins. C’est là ce qui amène le rapport théorique de l’homme avec la nature. Et il est aisé de voir que, par cela même que l’homme est un être essentiellement pensant, c’est ce rapport qui est le plus élevé, le plus intime et le plus essentiel. Or, ce rapport prend autant de formes et autant d’aspects que peut en prendre la pensée. Car, dès que la pensée touche l’objet, celui-ci n’est plus un simple objet, mais l’objet pensé, ou, si l’on veut, l’objet idéalisé. Et ainsi la nature dans la pensée n’est plus la nature, mais la nature telle qu’elle se reflète dans la pensée, et telle qu’elle est transformée par elle. De là les différentes manières sous lesquelles on peut envisager la nature.

Et d’abord, si l’on considère l’homme, ou la pensée, ou l’absolu comme fin de la nature, celle-ci ne sera plus qu’un moyen et un instrument qui, comme tout instrument, n’a une valeur qu’autant qu’il sert à la réalisation d’une fin, c’est-à-dire qu’autant qu’il est utile. C’est là ce qui amène le point de vue utilitaire dans la science de la nature. Et ici l’on voit, pour le dire en passant, comment, lorsqu’on part de l’expérience, et qu’on considère l’expérience comme la base et le critérium de toute connaissance, on arrive à confondre la science avec la science de la nature, et l’on est ainsi amené à subordonner la science à l’utile, à n’accorder, voulons-nous dire, une valeur à la science qu’autant qu’elle est utile.

Mais la nature s’offre aussi à la pensée, soit comme un tout où les formes les plus variées, les plus riches et les plus gracieuses sont harmonieusement combinées, soit comme une force infinie, source inépuisable du mouvement et de la vie, du sein de laquelle sortent, et au sein de laquelle font retour tous les êtres. C’est là ce qui amène des points de vue plus élevés et désintéressés, la contemplation esthétique, voulons-nous dire, et théologique de la nature. La nature est belle, elle est divine, et comme telle, elle n’est plus un simple instrument fait seulement pour satisfaire à nos besoins, mais elle est la source des jouissances les plus nobles et les plus pures, ou bien elle a droit à nos hommages et à notre adoration.

Or, ces différents points de vue sous lesquels nous envisageons la nature sont tous vrais, mais ils ne sont qu’incomplétement vrais, et ils supposent, par cela même, un point de vue supérieur qui les embrasse tous, et qui les explique en les embrassant. Car il en est de la nature en général comme de l’une de ses parties, ou, pour mieux dire, d’un être quelconque. On peut considérer dans l’animal sa beauté, ou les rapports géométriques de ses membres, ou des propriétés chimiques, etc. ; mais tous ces éléments qui composent l’animal viennent se résumer et se concentrer en un élément, en une forme supérieure qui par là même les dépasse, c’est-à-dire la vie. Il en est de même de la nature. Les différents aspects, sous lesquels elle se présente, ne sont que des formes diverses ou des degrés divers de son existence, qui tous se rattachent et aspirent à une existence suprême où ils trouvent leur unité et leur plus haute perfection. Or, ce principe qui vivifie et explique la nature en s’élevant au-dessus d’elle est la pensée. Tant que la pensée n’est pas satisfaite, rien n’est satisfait, qu’il s’agisse de la nature ou de tout autre objet. Tant que la pensée ne se retrouve pas elle-même avec ses lois dans les choses, celles-ci ne peuvent être qu’imparfaitement entendues. On aura des pensées, ou des fragments, ou des ombres de la pensée, mais on n’aura pas la pensée dans la plénitude de son être et de son unité. Or, ce qui satisfait la pensée, c’est la science, laquelle n’est autre chose que la pensée pure, la pensée dans sa plus haute expression, dans sa forme universelle, nécessaire et absolue. La pensée de la nature est donc ce qu’il y a de plus élevé dans la nature, c’est sa fin suprême ; ou, pour parler avec plus de précision, la pensée, par cela même qu’elle est la fin de la nature, n’appartient plus à la nature, mais elle s’élève au-dessus d’elle et la dépasse, et c’est parce qu’elle la dépasse, qu’elle peut la penser et la connaître, et la connaître à chacun de ses degrés et dans ses divers aspects, dans ses différences et dans son unité. De fait, les divers points de vue que nous venons d’indiquer, qu’on les considère séparément ou dans leurs rapports, supposent la science, et ils trouvent dans la science leur dernière justification et leur plus haute existence. Ainsi, si nous examinons l’utile, nous verrons d’abord qu’il suppose la science de l’utile, car dans la nature l’utile et le nuisible sont non-seulement juxtaposés, mais combinés dans un seul et même être. « Dans la tendre enveloppe de cette petite fleur, dit frère Laurent, le poison trouve sa demeure, et la médecine sa vertu[1]. » Ce n’est là d’ailleurs qu’un exemple de la vie générale de la nature où le mouvement amène la vie et la mort, le feu vivifie et brûle, où, en un mot, la même force, le même agent, semblable à la lance d’Achille, blesse et guérit. Ensuite, en entrant plus avant dans la science de l’utile, on voit paraître une autre science qui n’est plus la science de l’utile, mais qui détermine l’utile, et qui le détermine en le dominant. Et, en effet, l’utile est ce qui est conforme à la fin d’un être, et il n’est utile que dans la mesure où il est conforme à cette fin, et au delà de cette mesure il cesse d’être l’utile, et se change en son contraire. Or, la fin d’un être est déterminée par sa nature spéciale, ou son essence, ou, mieux encore, par son idée. Ce qui est utile à la plante ne l’est pas à l’animal ; ce qui est utile à l’enfant ne l’est pas à l’homme parvenu à sa maturité ; ce qui est utile à l’individu ne l’est pas à l’État, etc., et cela, parce que les fins de ces êtres, bien qu’ayant des rapports, varient aussi, et elles varient parce qu’à l’animal, à l’homme, à l’État, etc., s’ajoutent des propriétés, des caractères essentiels qui les différencient de la plante, de l’enfant et de l’individu, parce que, en d’autres termes, chacun de ces êtres a son essence propre et distincte qui détermine à la fois et la sphère de ce qui lui est utile, et sa finalité. Par conséquent, si l’on envisage la nature, soit dans ses parties, soit dans son ensemble, soit dans ses rapports avec l’esprit fini, soit, et plus encore, dans ses rapports avec l’esprit infini, on verra que l’utile suppose la science de l’utile, et que la science de l’utile aboutit à celle de l’essence des choses.

Les mêmes considérations s’appliquent aux autres aspects sous lesquels on peut saisir la nature. Car si la nature nous offre, par un côté, la beauté et le divin, on peut dire que, par un autre, elle nous offre la laideur et le contraire du divin. Il faudra donc dire en quoi consistent la beauté et le divin, et comment et jusqu’à quel point la nature est belle et divine, ou bien, si la laideur et le non-divin ne sont pas eux aussi des éléments nécessaires dans la constitution de la nature. Or, toutes ces questions supposent la science, et elles ne peuvent être résolues que par elle. Et c’est ce qui deviendra plus évident encore si nous rapprochons ces différents points de vues, et que nous les considérions dans leurs rapports. Par exemple, en rapprochant l’utile et le divin, on se demandera comment ces deux aspects ou attributs de la nature peuvent se trouver réunis dans elle, puisque ce qui est utile paraît ne pas s’accorder avec le divin, et, réciproquement, que le divin ou l’absolu paraît exclure l’utile. Car on conçoit difficilement que l’absolu puisse être utile à quelque chose, c’est-à-dire devenir un instrument ou un moyen, ou bien que quelque chose puisse être utile à l’absolu. Or, ici aussi on ne saurait répondre à la question que par la connaissance de la constitution intime de la nature, considérée dans ses différences et dans son unité[2].

Ainsi donc, sous quelque aspect que nous envisagions la nature, et de quelque point de vue que nous partions, nous nous rencontrerons toujours au même point d’arrivée, et nos différentes pensées viendront se réunir en une seule et même pensée, la pensée scientifique, ou la pensée de l’essence de la nature. Or, si l’essence d’un être consiste, comme nous le prétendons, dans son idée, la pensée de l’essence de la nature consistera dans la pensée de son idée. Mais l’idée pensée vaut mieux que l’idée non pensée, et, de son côté, la pensée qui pense l’idée de la nature vaut mieux que la pensée qui ne pense pas cette idée. Enfin, l’idée d’un être constitue ce qu’il y a de plus élevé par rapport à cet être. C’est cet être même dans sa forme universelle, invariable et absolue. Par conséquent, penser l’idée de la nature c’est être la nature, et l’être d’une manière plus vraie et plus parfaite que ne le sont les choses de la nature ; ce qui fait que la nature atteint dans la pensée sa forme et son existence absolue. C’est là ce que nous entendions lorsque nous disions que tout ce que touche la pensée, elle l’idéalise. Elle l’idéalise, c’est-à-dire elle l’élève à sa plus haute existence. S’il en est ainsi, la connaissance de la nature consistera dans la connaissance de son idée, et cette connaissance constituera par cela même la finalité dernière de la nature.


  1. « Within the infant rind of this small flower
    Poison hath residence and medicine power »

    (Roméo et Juliette)
  2. Voy. plus bas, chap. IX et X.