Peveril du Pic/Chapitre 21

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 260-277).


CHAPITRE XXI.

L’ÉTRANGER.


Dans ces temps de trouble, chacun redoute les stratagèmes sanguinaires des têtes ardentes.
Otway.


En mettant pied à terre, Julien reçut tous les soins respectueux que l’on rend ordinairement aux voyageurs qui se présentent dans une auberge d’un ordre inférieur. Son cheval fut conduit par un rustre en guenilles, qui remplissait le rôle de valet d’écurie, dans une espèce d’étable, où pourtant il ne manqua ni de foin ni de litière.

Après s’être assuré qu’on avait convenablement pourvu aux besoins de l’animal dont sa sûreté dépendait, Peveril entra dans la cuisine, qui servait en même temps de salon et de salle à manger, et il demanda ce qu’on pouvait lui donner pour se réconforter. Il apprit à sa grande satisfaction qu’il n’y avait qu’un seul étranger dans l’auberge ; mais cette satisfaction diminua beaucoup quand il sut qu’il fallait ou partir sans dîner, ou se résoudre à partager avec l’étranger les seules provisions qui se trouvaient pour le moment dans l’auberge, et qui consistaient en un plat de truites et d’anguilles pêchées par l’hôte dans le courant qui faisait tourner la roue de son moulin.

À la requête particulière de Julien, l’hôtesse s’engagea à ajouter un plat substantiel d’œufs au lard, ce qu’elle n’eût peut-être pas fait, si l’œil perçant de Peveril n’eût découvert la tranche de lard suspendue dans sa retraite enfumée : comme elle ne pouvait en nier l’existence, force lui fut d’en donner une partie pour le dîner.

C’était une femme d’environ trente ans, agréable et de bonne mine, qui par son air d’enjouement faisait honneur au meunier son époux. Elle était assise alors sous le manteau d’une vaste et antique cheminée, centre des occupations qui lui étaient dévolues, et préparait avec activité les mets nourrissants qui réparent les forces du voyageur fatigué, et le disposent à se remettre joyeusement en chemin. Bien que la bonne femme eût paru d’abord très-peu disposée à se donner beaucoup de peine pour Julien, cependant la belle tournure, la figure agréable et les manières polies de son nouvel hôte attirèrent bientôt une grande partie de son attention, et, tout en s’occupant des préparatifs du dîner, elle le regardait de temps en temps avec un air de complaisance qui semblait aussi révéler un sentiment de pitié. La fumée qui s’exhalait de la poêle où étaient le lard et les œufs se répandit dans toute la cuisine, et le frémissement de cette friture savoureuse faisait chorus avec le bouillonnement de la casserole où le poisson cuisait à petit feu. La table fut couverte d’une nappe fort propre, et tout était déjà prêt pour le repas que Julien commençait à attendre avec impatience, quand le compagnon qui devait le partager avec lui entra dans la salle.

Dès le premier regard, Julien reconnut, à sa grande surprise, ce même homme fluet et mesquinement vêtu qui, pendant son premier marché avec Bridlesley, avait donné son avis d’une manière si officieuse. Déjà mécontent d’être obligé d’accepter la compagnie d’un étranger, Peveril le fut bien davantage en trouvant en lui un homme qui pouvait avoir quelque prétention à être de sa connaissance, et cela dans un moment où les circonstances le forçaient à beaucoup de réserve. Il lui tourna donc le dos, et feignit de s’amuser à regarder par la fenêtre, déterminé à éviter toute espèce de conversation, à moins qu’il n’y fût inévitablement contraint.

Pendant ce temps, l’étranger s’avança droit vers l’hôtesse tout occupée des soins du ménage, et lui demanda à quoi elle songeait de préparer des œufs au lard, quand il lui avait positivement recommandé de ne lui apprêter que du poisson.

La bonne femme, prenant cet air d’importance qui distingue ordinairement toute personne revêtue des hautes fonctions de la cuisine, affecta un moment de n’avoir pas entendu le reproche de son hôte, et lorsqu’il lui plut d’y faire attention, ce ne fut que pour répondre d’un ton magistral et fier que, s’il n’aimait pas le lard d’un porc qui avait été nourri de pois et de son, et les œufs de ses poules, frais pondus et recueillis de ses propres mains, c’était tant pis pour Son Honneur, et tant mieux pour ceux qui les aimaient. — Tant mieux pour ceux qui les aiment ! reprit l’hôte ; serait-ce donc que je dois avoir un compagnon de table, bonne femme ? — Ne prenez pas la peine, monsieur, de m’appeler bonne femme avant que j’aie pris celle de vous appeler bon homme, dit l’hôtesse ; et je vous certifie que beaucoup de gens se feraient scrupule de donner ce nom à qui refuse de manger des œufs au lard le vendredi. — Ne donnez pas une mauvaise interprétation à mes paroles, ma bonne hôtesse ; je ne doute pas que votre lard et vos œufs ne soient excellents, mais c’est une nourriture trop pesante pour mon estomac. — Et pour votre conscience aussi, peut-être, répondit l’hôtesse. Et maintenant que j’y songe, vous désiriez sans doute que votre poisson fut assaisonné à l’huile, au lieu de la bonne graisse que j’allais y mettre. Je voudrais bien savoir ce que tout cela signifie ; mais je réponds que John Bigstaff, le constable, pourrait en expliquer quelque chose. »

Il se fit un moment de silence. Julien, assez alarmé de la tournure que prenait cette conversation, tâcha d’épier le jeu muet qui y succéda. Portant un peu la tête à gauche, mais sans tourner le corps et sans quitter la fenêtre, il lui sembla remarquer que l’étranger, se croyant sûr de ne pas être observé, s’était doucement approché de l’hôtesse et lui avait glissé dans la main une pièce d’argent. Le changement de ton de la meunière le confirma dans cette idée.

« Au surplus, dit-elle, ma maison est celle de la liberté ; il doit en être de même de toute maison publique. Que m’importe ce qu’on y mange, ou ce qu’on y boit, pourvu que je sois payée honorablement ? Il y a beaucoup de braves gens dont l’estomac ne peut digérer le lard et la graisse, surtout un vendredi ; mais tout cela m’est égal dès que je suis honnêtement récompensée de mes peines. Ce que je veux dire, c’est que d’ici à Liverpool on ne saurait trouver de meilleur lard et de meilleurs œufs que chez moi ; et cela je le soutiendrais à la vie et à la mort. — Je suis loin de vouloir vous le contester, dit l’étranger ; » et se tournant vers Julien : « Je désire, ajouta-t-il, que monsieur, qui doit sans doute être mon compagnon de table, trouve de son goût les excellentes choses que je ne puis l’aider à manger. — Je vous assure, monsieur, » dit Peveril, qui se vit alors forcé de se retourner et de répondre, « que c’est avec difficulté que je suis parvenu à faire ajouter mon couvert au vôtre, et que votre hôtesse ne s’est déterminée qu’avec peine au sacrifice des œufs et du lard qu’elle est si impatiente en ce moment de voir consommer. — Je ne suis impatiente, reprit l’hôtesse, que de voir mes hôtes manger ce que je leur sers, et payer leur écot, et si dans un seul plat il y a suffisamment pour deux, je ne vois pas la nécessité d’en apprêter un second. Quoi qu’il en soit, les voilà prêts l’un et l’autre… Alice ! Alice ! »

Ce nom si bien connu fit tressaillir Julien ; mais l’Alice qui vint à cet appel ne ressemblait guère à l’objet aimable dont le souvenir s’offrait à l’imagination de Peveril : c’était une grosse servante mal tournée, chargée des plus bas emplois de l’auberge. Elle aida sa maîtresse à mettre les plats sur la table, et un pot d’ale mousseuse, brassée au moulin, fut placé au milieu. Dame Whitecraft répondit de sa qualité : « Car, dit-elle, nous savons par expérience que trop d’eau noie le meunier, et nous l’épargnons dans notre bière comme sous la roue de notre moulin. — Je bois donc à votre santé, dame Whitecraft, dit l’étranger, ainsi qu’à l’oubli de notre petite altercation, et je vous remercie de votre excellent poisson. — Je vous rends grâces, monsieur ; mais quant à vous rendre raison, je ne l’ose ; car notre cher homme prétend que cette ale est trop forte pour les femmes. Je me contente de boire de temps à autre un verre de vin des Canaries avec une voisine ou avec quelqu’une de mes pratiques. — Vous en boirez donc un verre avec moi, chère hôtesse, dit Peveril, si vous voulez m’en donner un flacon. — Vous l’aurez, monsieur, et aussi bon qu’aucun de ceux qui aient jamais été bus, mais il faut que j’aille au moulin afin de demander la clef à notre homme. »

En parlant ainsi, elle retroussa sa robe dans ses poches, afin de marcher d’un pas plus alerte et de garantir ses vêtements de la poussière, et elle courut au moulin, qui était tout près de là.


« Elle est gentille et dangereuse
La jeune épouse du meunier, »


dit l’étranger en regardant Peveril. « N’est-ce pas là ce que dit Chaucer. — Je… je crois que oui, » répondit Julien, qui n’avait jamais lu Chaucer (à cette époque on le lisait encore moins qu’à présent), et qui était fort surpris d’entendre une pareille citation sortir de la bouche d’un homme à tournure mesquine.

« Oui, reprit l’étranger, je vois que, comme tous les jeunes gens du temps, vous connaissez mieux Cowley et Waller que « la source du pur anglais. » Je ne puis m’empêcher d’être d’un avis différent. Il y a dans le vieux barde de Woodstock un naturel qui vaut toutes les tournures spirituelles et travaillées de Cowley, et toute la simplicité artificielle du courtisan son émule. Je citerai pour exemple le portrait de la coquette de village :


Elle était fantasque et légère
Comme la biche aventurière ;
Fraîche comme une tendre fleur,
Droite comme un trait du chasseur.


Et de la passion, où en trouverez-vous davantage que dans la scène de la mort d’Arcite ?


Ô reine de mon âme ! ô toi, femme accomplie !
Toi qui m’as su donner, toi qui m’ôtes la vie ;
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y vient-on chercher ?
L’homme y cherche l’amour afin de s’attacher ;
S’il le trouve, aussitôt la mort, toujours pressée,
Le fait descendre seul dans la tombe glacée.


Mais je vous fatigue, monsieur, et je sers mal le poète que je ne cite que par lambeaux. — Au contraire, monsieur, répondit Peveril, vous me rendez Chaucer plus intelligible que je ne l’ai trouvé quand j’ai essayé de le lire. — Vous vous êtes probablement laissé effrayer par la vieille orthographe et les lettres gothiques, reprit l’étranger. Il en est de même de beaucoup d’écoliers qui prennent une noisette facile à casser pour une balle qui doit leur briser les dents. Mais vous savez mieux employer les vôtres : vous offrirai-je de ce poisson ? — Non, » répondit Julien, qui n’était pas fâché de prouver qu’il possédait quelque érudition ; « Je suis de l’avis du vieux Caïus[1], je pense qu’il faut se battre quand on ne peut faire autrement, et ne pas manger de poisson. »

L’étranger jeta autour de lui un regard inquiet à cette observation, que Julien avait risquée pour découvrir, s’il était possible, la véritable qualité de son compagnon, dont le langage était si différent de celui qu’il avait tenu chez le maquignon Bridlesley. Quoique ses traits fussent assez ordinaires, pour ne pas dire communs, sa physionomie avait cet air d’intelligence que l’éducation donne à la figure la moins agréable ; et ses manières étaient si naturelles, si aisées, qu’elles prouvaient clairement une grande habitude de la société, et de celle même du plus haut rang. Le trouble qu’il avait manifesté à la réponse de Peveril ne fut que passager, et presque au même instant il lui dit avec un sourire : « Je vous assure, monsieur, que vous ne vous trouvez pas en dangereuse compagnie ; car, malgré mon dîner maigre, je suis très-disposé à goûter de votre mets savoureux, si vous voulez bien m’en servir. »

Peveril servit donc à l’étranger ce qui restait des œufs au lard, et il le vit en avaler une bouchée ou deux avec une certaine apparence de plaisir. Mais un moment après il se mit à jouer avec son couteau et sa fourchette, comme quelqu’un dont l’appétit est satisfait ; puis il but un grand verre d’ale, et tendit son assiette à un gros dogue qui, alléché par l’odeur du dîner, était venu se poster devant lui depuis quelque temps, se léchant le museau, et suivant de l’œil chaque morceau qu’il portait à sa bouche.

« Tiens, mon pauvre garçon, lui dit-il, tu n’as pas mangé de poisson, et tu as plus besoin que moi de ce superflu ; je ne puis résister plus long-temps à tes muettes supplications. »

Le chien répondit à cette courtoisie par un mouvement très-poli de la queue, tandis qu’il avalait en toute hâte ce qui lui était si obligeamment offert, car il entendait la voix de sa maîtresse à la porte.

« Voici le vin des Canaries, messieurs, le meunier a arrêté le moulin pour venir vous servir lui-même. C’est ce qu’il fait toujours quand ses hôtes boivent du vin. — Et cela pour avoir la part de l’hôte, ou plutôt la part du lion, » dit l’étranger en regardant Peveril. — Si le meunier veut sa part du flacon, dit Julien, j’en demanderai de bon cœur un autre pour lui et pour vous, monsieur, je ne viole jamais les vieux usages. »

Ces paroles frappèrent l’oreille de maître Whitecraft, qui entrait alors dans la chambre. Il avait la tournure on ne peut plus convenable à son robuste métier, et paraissait disposé à jouer le rôle d’hôte civil ou grossier, selon que la compagnie qu’il avait chez lui serait plus ou moins agréable. Il n’eut pas plutôt entendu les paroles de Julien qu’il ôta son bonnet poudreux, et secoua sa manche couverte de farine, puis, s’asseyant à l’extrémité d’un banc placé à quelque distance de la table, il remplit un verre de vin des Canaries, et but à la santé de ses hôtes, spécialement à celle de ce noble gentilhomme, en indiquant Peveril, qui avait demandé la seconde bouteille.

Julien répondit à cette politesse en buvant à la santé du meunier, et en lui demandant quelle nouvelle courait dans le pays.

« Aucune, monsieur, aucune ; si ce n’est ce complot, comme ils l’appellent, au sujet duquel on poursuit les papistes. Mais cela fait venir l’eau à mon moulin, comme dit le proverbe ; les exprès qu’on envoie çà et là, les gardes et les prisonniers qu’on fait aller de côté et d’autre, les voisins qui s’accoutument à venir tous les soirs, je pourrais même dire toutes les nuits, pour causer de nouvelles, au lieu de n’y venir qu’une fois par semaine comme auparavant, tout cela fait tourner le robinet, messieurs, et votre hôte en profite. Aussi, comme constable et protestant bien connu, j’ai dû, sans exagérer, mettre en perce au moins dix tonneaux de bière d’extraordinaire, sans compter un débit de vin fort raisonnable pour un coin de terre comme celui-ci. Grâces en soient rendues au ciel, et puisse-t-il préserver tous les bons protestants des complots des papistes ! — Je conçois sans peine, mon ami, dit Julien, que la curiosité conduise naturellement au cabaret, et que la colère, la haine et la crainte soient toutes des passions fort altérées et grandes consommatrices de bière. Mais je suis tout à fait étranger dans ce pays, et je voudrais bien apprendre d’un homme sensé comme vous quelque chose de ce complot dont on parle tant et que l’on paraît comprendre si peu. — Si peu ! dites-vous ? C’est le plus damnable, le plus sanguinaire de tous les complots. Mais, mon bon maître, j’espère d’abord que vous croyez à l’existence d’un complot ; sans cela, la justice aurait un mot à vous dire, aussi sûr que je m’appelle John Whitecraft. — Je n’ai pas besoin de la justice, dit Peveril, car je vous assure, mon cher hôte, que je crois au complot aussi fermement, aussi pleinement qu’homme puisse croire à ce qu’il ne saurait comprendre. À Dieu ne plaise que qui que ce soit prétende le comprendre, dit le constable ; car notre digne juge de paix déclare que ce complot est à plus d’un mille au-dessus de son intelligence, et pourtant c’est un homme qui a l’esprit aussi profond que qui que ce soit. Mais on peut croire sans comprendre : c’est ce que les papistes assurent. Tout ce dont je suis certain, c’est que nous sommes dans un temps de fier remue-ménage pour les juges, les témoins et les constables. Ainsi donc, messieurs, je bois à votre santé un coup de cet excellent vin des Canaries. — Allons donc, John Whitecraft, dit sa femme, ne vous rabaissez pas vous-même, en mêlant ainsi les témoins avec les juges et les constables : tout le monde sait comment ils gagnent leur argent. — Fort bien ; mais tout le monde sait qu’ils le gagnent, femme, et c’est toujours une consolation. Qui est-ce qui se carre dans la robe de soie canonique ? qui est-ce qui fait de l’embarras sous le buffle et l’écarlate, si ce n’est eux ? Le renard, quelque méchant qu’il soit, avance et fait son chemin : est-ce que le docteur Titus Oates, le sauveur de la nation, n’est pas logé à White-Hall ? ne mange-t-il pas dans de la vaisselle plate ? n’a-t-il pas une pension de je ne sais combien de mille livres par an, et ne prendra-t-il pas la place de l’évêque de Lichtfield, dès que le docteur Doddrum sera mort ? — J’espère donc que Sa Révérence le docteur Doddrum vivra encore vingt bonnes années, dit l’hôtesse, et je puis dire que je suis la première qui ait jamais fait un pareil souhait. Je n’entends rien à toutes ses œuvres, non vraiment ; et quand bien même cent jésuites viendraient tenir un conciliabule dans ma propre maison, ainsi que cela est arrivé à la taverne du Cheval Blanc, je ne me croirais pas du tout obligée de porter témoignage contre eux, pourvu qu’ils eussent bien bu et bien payé. — Très-bien, dit l’étranger, voilà ce que j’appelle une bonne conscience d’aubergiste : ainsi donc recevez mon écot ; je vais continuer mon chemin. »

Peveril paya également le sien, et si généreusement que le meunier lui couvrit son chapeau de farine dans l’empressement qu’il mit à lui ôter son bonnet poudreux. L’hôtesse lui fit une révérence jusqu’à terre.

Les chevaux des deux voyageurs ayant été amenés, ils les montèrent et se disposèrent à partir ensemble. L’hôte et sa femme se tenaient sur la porte pour assister à leur départ. Le meunier offrit à l’étranger le coup de l’étrier, tandis que l’hôtesse présentait à Peveril un verre de son vin favori. Elle était grimpée à cet effet sur un banc qui servait de montoir pour les cavaliers, et tenait d’une main un flacon, de l’autre un verre, de manière qu’il ne fût pas difficile à Julien, quoiqu’il fût à cheval, de répondre à sa politesse d’une manière galante, c’est-à-dire, en allongeant le bras autour du cou de l’hôtesse et en l’embrassant.

Dame Whitecraft ne put se refuser à cette civilité tant soit peu familière, placée comme elle était, et les mains embarrassées d’objets précieux qu’elle exposait évidemment à être brisés en cherchant à se défendre. Elle avait sans doute aussi quelque autre pensée dans l’esprit ; car, après une légère apparence d’opposition, elle permit à Peveril d’approcher son visage du sien, et se hâta de lui dire à l’oreille : « Méfiez-vous des embûches ; » avis effrayant dans un temps de soupçons et de trahisons, avis aussi efficace pour empêcher toutes les relations franches et sociales, que l’est pour la sûreté d’un verger l’écriteau qui annonce qu’on y a placé des trappes et des fusils à ressort. Julien lui serra la main pour lui faire entendre qu’il l’avait comprise ; elle pressa la sienne en retour, et lui dit qu’elle priait Dieu de lui accorder un prompt et heureux voyage. Quand à John Whitecraft, il y avait un nuage sur son front, et il s’en fallut de moitié que son dernier adieu fût aussi cordial que celui qui l’avait précédé. Mais Peveril réfléchit que le même voyageur n’est pas toujours également bien vu de l’hôte et de l’hôtesse ; et, ne soupçonnant pas qu’il eût rien fait dont Whitecraft pût être mécontent, il se remit en chemin sans s’inquiéter davantage de ce changement d’humeur.

Il ne fut pas peu surpris ni contrarié lorsqu’il s’aperçut que son compagnon de table suivait la même route que lui. Beaucoup de raisons lui faisaient désirer de voyager seul, et les derniers paroles de la meunière retentissaient encore à son oreille. Si cet homme possédait autant de finesse et de subtilité que sa conversation le donnait à penser ; si, sous ces habits, qui n’étaient pas ceux de son rang, comme cela était probable, se cachait un jésuite ou tout autre prêtre de séminaire voyageant pour opérer des conversions et extirper l’hérésie enracinée dans le nord de l’Angleterre, il ne pouvait trouver un compagnon plus dangereux dans les circonstances où il se trouvait ; car la moindre apparence de relation avec un homme de cette croyance ne manquerait pas d’accréditer le bruit qui s’était répandu de l’attachement de sa famille au parti catholique. Cependant il était assez difficile de se débarrasser sans impolitesse de la compagnie d’un homme qui paraissait déterminé à marcher à côté de lui, soit qu’il lui adressât la parole ou qu’il gardât le silence.

Peveril voulut voir d’abord s’il y réussirait en mettant son cheval au petit pas ; mais son compagnon, décidé à ne pas l’abandonner, ralentit la marche du sien, de façon qu’ils se trouvèrent côte à côte. Alors Julien donna un coup d’éperon et prit le grand galop, et aussitôt il eut la conviction que l’étranger, malgré sa chétive apparence, était mieux monté que lui, et qu’il fallait renoncer à toute tentative pour le devancer. Il fit donc prendre à son cheval une allure plus raisonnable. L’étranger, qui avait jusque-là gardé le silence, fit observer à Peveril que, pour faire assaut de vitesse avec lui, il n’était pas aussi bien monté qu’il aurait pu l’être, s’il n’eût pas renoncé au premier cheval qu’il avait acheté le matin.

Peveril en convint d’un ton sec, ajoutant que l’animal qu’il montait suffirait pour ce qu’il en voulait faire ; mais qu’il craignait fort de n’être pas en état de suivre un cavalier mieux monté que lui.

« Peu m’importe, je vous assure, » reprit poliment l’étranger ; « j’ai tant voyagé dans ma vie que j’ai pris l’habitude de donner à mon cheval l’allure qui convient le mieux à celui avec qui je me trouve. »

Peveril ne répliqua point, car il était trop sincère pour faire à ces paroles la réponse polie qu’elle semblait réclamer. Il y eut un nouveau silence, que lui-même rompit le premier, en demandant à l’étranger s’ils devaient continuer à marcher long-temps ensemble dans la même direction.

« C’est ce que je ne puis vous dire, » répondit l’autre en souriant, « à moins que je ne sache de quel côté vous allez. — Je suis tout à fait incertain du lieu où je passerai la nuit, » dit Julien, paraissant n’avoir pas compris l’espèce de question qui venait de lui être adressée. — Je vous en dirai autant, répliqua l’homme fluet. Quoique mon cheval vaille beaucoup mieux que le vôtre, je crois qu’il sera prudent de le ménager : ainsi donc, pour peu que nous suivions la même route pendant quelque temps encore, il est vraisemblable que nous souperons ensemble comme nous avons dîné. »

On ne pouvait s^exprimer plus nettement. Julien ne répondit pas, et continua de marcher, en cherchant dans son esprit si le meilleur parti à prendre ne serait pas d’en venir à une explication claire et franche, qui pût faire comprendre à son opiniâtre compagnon que son bon plaisir était de voyager seul. Mais les rapports qu’ils avaient eus ensemble pendant le dîner le faisaient répugner singulièrement à se comporter de la sorte envers un homme dont les manières étaient celles d’une personne distinguée. Il était possible aussi qu’il se trompât sur le caractère et les intentions de ce personnage ; et, dans ce cas, repousser grossièrement la société d’un honnête et sincère protestant, ce serait donner autant matière au soupçon que de voyager de compagnie avec un jésuite déguisé.

Après quelques réflexions de ce genre, il résolut de supporter la société de l’étranger jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion favorable de s’en débarrasser, et d’agir, en attendant, à son égard, avec autant de circonspection que possible ; car l’avis que lui avait donné dame Whitecraft était toujours présent à son esprit, et il devait craindre par-dessus tout d’exciter le soupçon, puisque les conséquences de son arrestation devaient nécessairement le mettre hors d’état de servir son père, la comtesse et le major Bridgenorth, aux intérêts duquel il avait également promis de veiller.

Tandis que ces différentes idées se succédaient dans son esprit, nos voyageurs avaient fait plusieurs milles en silence ; ils entrèrent bientôt dans un pays beaucoup moins riche, dont les routes étaient plus mauvaises que celles qu’ils avaient trouvées jusque-là, car ils approchaient de la partie montueuse du Derbyshire. Le cheval de Julien, en passant sur un terrain inégal et pierreux, broncha plusieurs fois, et il serait certainement tombé s’il n’eût pas été retenu par la main habile de son cavalier.

« Les temps actuels commandent aux voyageurs de grandes précautions, monsieur, dit l’étranger ; et à la manière dont vous êtes en selle et dont vous tenez les rênes de votre cheval, vous paraissez le comprendre. — Je suis habitué depuis long-temps au cheval, répondit Peveril. — Et aux voyages aussi, monsieur, je le suppose : car, d’après la circonspection que vous observez, vous semblez croire que la bouche de l’homme a besoin d’un mors comme celle d’un cheval. — Des hommes plus sages que moi ont été d’opinion qu’il était prudent de garder le silence quand on n’avait à dire que peu de chose ou rien. — Je ne suis pas de votre avis, répondit l’étranger ; on ne peut s’instruire que par les communications qu’on a, soit par les livres avec les morts, soit par la conversation avec les vivants, ce qui est beaucoup plus agréable. Le sourd-muet est seul privé de cette dernière ressource, et certainement sa situation n’est pas assez digne d’envie pour que nous cherchions à l’imiter. »

À cette réflexion, qui éveilla un souvenir dans le cœur de Peveril, le jeune homme examina son compagnon d’un regard pénétrant ; mais il ne vit rien dans la tranquillité de sa contenance et dans le calme de son œil bleu qui pût lui faire croire que ses dernières paroles eussent un sens caché. Il se tut un moment, et reprit : « Vous paraissez être un homme de beaucoup de finesse et de pénétration, et j’aurais cru que dans ces temps de méfiance vous auriez senti qu’on peut, sans mériter de blâme, désirer d’éviter toute relations avec des étrangers. Vous ne me connaissez pas, et vous m’êtes tout à fait inconnu ; nous n’avons donc pas grande chose à nous dire, à moins que nous ne conversions sur les sujets qui occupent généralement les esprits, et qui deviennent des semences de discorde entre les amis, à plus forte raison entre les étrangers. En tout autre temps, la société d’un homme instruit et spirituel me serait fort agréable pendant mon voyage solitaire ; mais à présent… — À présent ! » dit l’autre en l’interrompant. « Vous êtes comme les anciens Romains, qui donnaient au mot hostis la double signification d’étranger et d’ennemi. Je cesserai donc d’être étranger pour vous : mon nom est Ganlesse et ma profession, prêtre catholique romain ; je voyage pour sauver ma vie, et je suis enchanté de vous avoir pour compagnon de voyage. — Je vous remercie de tout mon cœur d’une pareille confiance, dit Peveril, et pour en profiter, je vous prierai ou de prendre l’avance, ou de rester derrière, ou de suivre un chemin de côté, selon que vous le jugerez convenable, car je ne suis pas catholique. Je voyage pour une affaire de haute importance, et je m’exposerais à éprouver des retards, peut-être même à courir des risques en restant dans une compagnie aussi suspecte que la vôtre. Ainsi donc, maître Ganlesse, choisissez votre chemin, et je choisirai le mien, car je vous demande la permission de m’abstenir de votre société. »

Peveril, en parlant ainsi, arrêta son cheval tout court.

L’étranger partit d’un éclat de rire : « Quoi ! s’écria-t-il, vous abstenir de ma société pour la bagatelle d’un danger ? Par saint Antoine ! comme le sang ardent des cavaliers est glacé dans les veines des jeunes gens d’aujourd’hui ! Ce jeune gaillard a, j’en, suis sûr, un père qui a couru plus d’aventures pour des prêtres persécutés, qu’aucun chevalier errant pour des beautés en détresse. — Cette raillerie est inutile, dit Peveril, et je vous supplie de vouloir bien poursuivre votre chemin. — Mon chemin est le vôtre, répondit l’opiniâtre Ganlesse, et nous voyagerons plus sûrement en marchant de compagnie. J’ai la recette de la graine de fougère, jeune homme, et je sais me rendre invisible. D’ailleurs, comment vous quitterai-je sur cette route où il n’y a de chemin ni à droite ni à gauche ? »

Peveril se remit en marche, voulant éviter une rupture violente que le ton calme et insouciant de l’étranger ne motivait réellement pas ; mais sa compagnie ne lui en était pas moins désagréable, et il resta déterminé à saisir la première occasion de se débarrasser de lui. Ganlesse, s’obstinant à marcher au même pas que lui, retenait avec précaution la bride de son cheval, comme pour se ménager un avantage en cas de querelle. Mais son langage ne laissait entrevoir aucune crainte.

« Vous êtes injuste envers moi, et vous vous faites tort à vous-même, dit-il à Peveril, vous ne savez où vous coucherez cette nuit : laissez-moi donc vous guider. Je connais un antique manoir à quatre milles d’ici, qui a pour seigneur châtelain un vieux, chevalier pantalon ; pour noble châtelaine une dame Barbara bien raide, bien empesée, et pour sommeiller un jésuite qui dit le bénédicité et les grâces. On vous contera la bataille d’Edgehill ou celle de Worcester pour assaisonner un pâté froid de venaison, que vous arroserez d’une bouteille de clairet couverte de toile d’araignée ; et puis un lit dans la cachette du prêtre, et, à ce que je crois, la jolie Betty, la servante de laiterie, pour vous le faire. — C’est ce qui m’importe fort peu, » dit Peveril, qui, en dépit de lui-même, ne pouvait s’empêcher de s’amuser de l’esquisse rapide que l’étranger venait de tracer de la plupart des vieux châteaux du Cheshire et du Derbyshire, dont les possesseurs étaient tous restés catholiques.

« Allons, je vois que je ne puis vous divertir de cette manière, » continua son singulier compagnon ; « j’aurai donc recours à un autre moyen. Je ne suis plus Ganlesse, le prêtre catholique ; je suis, » poursuivit-il en prenant un son de voix nasillard ; « je suis Simon Ganter, pauvre prédicateur de la parole divine, parcourant le monde pour appeler les pécheurs au repentir, les fortifier, les édifier, et faire fructifier la vérité parmi les fidèles dispersés. Eh bien ! que dites-vous de cela ? monsieur. — J’admire votre versatilité, monsieur ; elle m’amuserait certainement dans toute autre circonstance, mais j’avoue que, dans ce moment, je préférerais la sincérité à toutes ces plaisanteries. — La sincérité ! reprit l’étranger, c’est une flûte d’enfant qui n’a que deux notes : oui et non. Bah ! les quakers eux-mêmes y ont renoncé : ils ont pris à la place un autre instrument plus complet, que l’on nomme hypocrisie. Il ressemble assez à la sincérité pour la forme, mais il est d’une dimension beaucoup plus grande, et il réunit toutes les notes de la gamme. Allons, laissez-vous gouverner, jeune homme ; consentez à être pour ce soir disciple de Simon Ganter, et nous laisserons sur la gauche le vieux château dont je viens de parler pour nous diriger vers la maison neuve, bâtie en briques, de l’éminent fabricant de sel de Namptwich. Il attend ledit Simon Canter pour apprendre de lui le secret de sauver et de conserver une âme tant soit peu compromise et entachée par ses fréquentes communications avec un monde corrompu. Qu’en dites-vous ? Il a deux filles : jamais plus beaux yeux n’ont brillé sous un modeste chaperon ; et quant à moi, je trouve qu’il y a plus de feu dans ces âmes qui ne vivent que pour l’amour et la dévotion que dans le cœur de ces beautés de cour qui ne s’occupent que de frivolités et de folies. Vous ne savez pas le plaisir qu’on trouve à être le directeur de la conscience d’une jeune et jolie dévote qui fait en soupirant l’aveu de ses faiblesses et de sa passion. Quoique vous ne soyez pas confesseur, peut-être avez-vous quelque idée du plaisir que fait éprouver une pareille confidence. Tenez, il commence à faire trop obscur pour que j’aperçoive votre visage, mais je parierais que vos joues sont brûlantes et couvertes de rougeur. — Vous prenez de grandes libertés, monsieur, » dit Peveril comme ils allaient sortir d’un défilé pour entrer dans une vaste plaine ; « et vous semblez compter sur plus de patience de ma part que je ne suis disposé à vous en montrer. Nous voici bientôt hors de ce défilé qui nous a forcés à marcher de compagnie depuis une demi-heure ; pour n’avoir plus à subir cet inconvénient, je vais tourner sur la gauche, et si vous me suivez ce sera à vos risques et périls. Vous voyez que je suis bien armé, et qu’un combat entre nous serait inégal. — Pas tant que vous le pensez, » répondit l’étranger d’un ton provoquant : « grâce à mon bon cheval bai, je puis courir autour de vous comme il me plaît ; et voici, » ajouta-t-il en tirant un pistolet de son sein, « un texte de la longueur d’un empan, qui décharge à la moindre pression de l’index, une doctrine irrésistible et très-capable de faire disparaître ce que vous appelez l’inégalité d’âge et de force. Mais point de querelle entre nous pourtant : voilà la plaine devant nous ; prenez le chemin qu’il vous plaira, moi je prendrai l’autre. — Je vous souhaite le bon soir, monsieur, dit Peveril, et je vous demande pardon si je vous ai mal interprété en quelque chose ; mais les temps actuels sont périlleux, et la vie d’un homme peut dépendre de ceux avec lesquels il voyage de compagnie. — Cela est vrai, répondit l’étranger ; mais dans la situation où vous êtes placé, vous avez déjà couru le danger, et vous devriez chercher à l’écarter. Vous avez voyagé assez long-temps avec moi pour fournir un aliment à l’histoire du complot papiste. Quelle figure ferez-vous quand vous verrez paraître un beau volume in-folio contenant la narration de Simon Ganter, autrement dit Richard Ganlesse, relativement à l’horrible conspiration des papistes pour le meurtre du roi et le massacre de tous les protestants, ainsi qu’elle a été faite sous serment à l’honorable chambre des communes ; exposant comme quoi le jeune Julien Peveril de Martindale a trempé dans ladite… — Comment, monsieur, que voulez-vous dire ? » s’écria Peveril en tressaillant.

« Ne m’interrompez donc pas, monsieur, reprit l’étranger, quand je suis occupé à donner un titre à mon livre. À présent que Titus Oates et Bedloe ont remporté les grands prix, les délateurs subalternes ne peuvent trouver quelque bénéfice que dans le débit de leurs délations imprimées ; et Janeway, Newman, Simmons et autres libraires vous diront que le titre est la moitié de l’ouvrage. Le mien aura pour but de mettre au jour les divers projets que vous m’avez communiqués, projets qui consistent à faire débarquer dix mille hommes de l’île de Man sur la côte du Lancashire, et à les faire marcher ensuite dans le pays de Galles, pour les réunir aux dix mille pèlerins qui doivent y arriver d’Espagne, et achever par là de détruire la religion protestante et la ville de Londres, si dévouée à cette croyance. Vraiment ! je crois qu’une telle narration, bien assaisonnée d’horreurs et publiée cum privilegio Parliamenti, pourrait, malgré l’abondance de cette denrée, valoir encore vingt ou trente pièces d’or. — Vous paraissez me connaître, monsieur, dit Peveril, et s’il en est ainsi, je crois que je puis vous demander franchement dans quel dessein vous persistez à m’accompagner, et ce que signifie tout ce persiflage. Si vous voulez simplement plaisanter, je puis le supporter jusqu’à un certain point, bien que cela soit passablement incivil de la part d’un étranger ; si vous avez quelque autre dessein, faites-le-moi connaître. Je ne suis pas homme à souffrir une mystification. — Fort bien maintenant, » répondit-il en riant ; « mais vous prenez feu très-inutilement. Un fuoriscito[2] italien, quand il désire un pourparler, vous couche en joue de derrière un mur avec une longue escopette, et entame la conférence par un Posso tirare. De même un vaisseau de ligne tire un coup de canon dans l’épaule d’un navire contrebandier, pour l’avertir d’amener ; de même aussi je prouve à monsieur Julien Peveril que, si je faisais partie de l’honorable société de faux témoins et de délateurs avec lesquels son imagination veut bien me confondre depuis deux heures, il serait déjà exposé au danger qu’il a probablement raison de craindre. » Alors quittant le ton d’ironie qu’il avait gardé jusque-là : « Jeune homme, ajouta-t-il, quand la peste s’est répandue dans toute une ville, c’est vainement que l’on veut éviter la maladie en cherchant à s’isoler et en fuyant le contact de ses compagnons de souffrance. — Comment donc alors se préserver du danger ? » demanda Peveril, qui cherchait à pénétrer les secrètes intentions de son interlocuteur.

« En suivant les conseils de sages médecins, — Est-ce comme tel que vous m’offrez les vôtres ? demanda Julien. — Pardonnez-moi, jeune homme, » dit l’étranger avec hauteur, « je n’ai aucune raison pour vous en offrir. Je ne suis pas, » continua-t-il en reprenant son ton ironique ; « payé pour être votre médecin. Je ne vous offre point mes avis ; je dis seulement qu’il serait prudent à vous d’en demander. — Et d’où puis-je en espérer ? de qui puis-je en attendre ? J’erre dans ce pays comme un homme qui rêve, tant il a changé en peu de mois ! Ceux qui ne songeaient autrefois qu’à s’occuper de leurs propres affaires se sont jetés à corps perdu dans la politique ; et d’autres, qui jadis n’avaient que la crainte d’aller se coucher sans souper, tremblent de peur que l’État n’éprouve soudainement quelque grande convulsion. Par-dessus tout cela, je rencontre un étranger qui paraît connaître fort bien mon nom et mes affaires, qui s’attache à mes pas que je le veuille ou non, et qui refuse de m’en expliquer le motif, tout en me menaçant des accusations les plus étranges. — Si j’avais projeté une semblable infamie, dit l’étranger, croyez-moi, je ne vous aurais pas donné le fil de l’intrigue. Mais soyez prudent et venez avec moi. Il y a ici près une petite auberge où, si vous voulez vous en rapporter à la parole d’un étranger, vous pourrez dormir en parfaite sécurité. — Cependant vous-même tout-à-l’heure, reprit Peveril, vous paraissiez craindre d’être observé : comment donc pouvez-vous me protéger actuellement ? — Bah ! je n’ai fait qu’imposer silence à cette bavarde d’hôtesse, de la manière qui les engage le plus promptement à se taire ; et quant à Topham et à sa paire d’oiseaux de nuit, il faut qu’ils cherchent un gibier moins recherché que je ne le serais pour eux. »

Peveril ne pouvait s’empêcher d’admirer l’air d’aisance, de confiance et d’indifférence avec lequel cet homme singulier semblait se placer au-dessus de tous les dangers qui paraissaient l’environner ; et, après avoir réfléchi à la hâte sur sa propre situation, il prit la résolution de ne pas le quitter, du moins pour cette nuit, et de tâcher d’apprendre qui il était réellement et à quel parti il était attaché. La hardiesse et la liberté de son langage paraissaient tout-à-fait incompatibles avec le métier dangereux mais lucratif que tant de gens faisaient à cette époque, celui de délateur. Sans doute de tels misérables savaient prendre toutes les formes qui pouvaient les aider à s’insinuer dans la confiance de ceux qu’ils destinaient à être leurs victimes ; mais Julien croyait découvrir dans le langage et les manières de cet homme une franchise brusque et une insouciance naturelle qui écartaient tout soupçon de son esprit. Il répondit donc, après un moment de réflexion : « J’accepte votre proposition, monsieur, quoiqu’en agissant ainsi ce soit vous accorder une confiance bien subite et peut-être imprudente. — Et que fais-je moi-même ? ne vous donné-je pas la preuve d’une confiance semblable, dit l’étranger : il y a donc entre nous réciprocité. — Mais au contraire : je ne vous connais nullement, et vous m’avez nommé. Me connaissant pour Julien Peveril, vous savez que vous pouvez voyager avec moi en toute sécurité. — Du diable si je suis convaincu de cela ! reprit l’autre ; je voyage avec autant de sécurité que si j’avais à côté de moi un pétard allumé dont à chaque instant je pourrais craindre l’explosion. N’êtes-vous pas le fils de Peveril du Pic, dont le nom s’allie de si près à la prélature et au papisme, qu’il n’y a pas une vieille femme dans tout le comté de Derby qui ne termine ses oraisons par la prière d’être délivrée de ces trois maux ? Et ne venez-vous pas de chez la comtesse papiste de Derby, portant en poche, à ce que j’imagine, une armée entière de soldats de Man avec armes, bagages, munitions, et le train d’artillerie nécessaire. — Si j’étais chargé d’un tel fardeau, il est probable que je n’aurais pas une si pauvre monture, » répondit Julien en riant. « Mais conduisez-moi, monsieur : je vois qu’il faut que j’attende votre confiance jusqu’à ce que vous jugiez à propos de me l’accorder ; car vous paraissez si bien instruit de mes affaires, que je n’ai rien à vous offrir en échange. — En avant donc, dit son compagnon, donnez un coup d’éperon à votre cheval et tenez-lui la bride haute, de peur qu’il ne mesure la terre avec son nez plutôt qu’avec ses pieds. Nous ne sommes pas maintenant à plus d’un demi-mille de l’endroit où nous devons nous reposer. »

Ils doublèrent le pas, et arrivèrent bientôt à la petite auberge solitaire dont l’étranger avait parlé. Quand la lumière brilla devant eux, le compagnon de Julien paraissant se rappeler tout-à-coup une idée oubliée : « À propos, dit-il, il vous faut un nom pour voyager ; car vous en portez un qui peut être dangereux, attendu que l’homme qui tient cette auberge est un partisan de Cromwell. Quel nom voulez-vous prendre ? Mon nom, pour le moment actuel, est Ganlesse. — Il n’y a aucune nécessité que je quitte le mien, répondit Julien, je suis même d’autant moins disposé à prendre un faux nom, que je peux rencontrer quelqu’un qui me connaisse personnellement. — Je vous appellerai donc simplement Julien, dit maître Ganlesse, car pour le nez de notre hôte, le nom de Peveril sentirait trop l’idolâtrie, la conspiration, les fagots de Smithfield, le poison du vendredi, le meurtre de sir Godfrey et le feu du purgatoire. »

En parlant ainsi, ils mirent pied à terre sous un grand chêne touffu qui ombrageait la table où l’on servait ordinairement la bière, et autour de laquelle avait siégé, quelques heures auparavant, la nombreuse assemblée des politiques du village. Dès que Ganlesse fut descendu de cheval, il siffla d’une manière particulière, et on lui répondit de l’intérieur de la maison.



  1. Nom d’un médecin français, personnage d’un drame de Shakspeare. a. m.
  2. Un bandit. a. m.