Peveril du Pic/Chapitre 20

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 251-260).


CHAPITRE XX.

L’HUISSIER À VERGE NOIRE.


Quel est cet être qui me poursuit comme mon ombre, et qui ressemble à un esprit errant au clair de la lune ?
Ben Johnson.


Peveril trouva le capitaine du bâtiment moins grossier que ne le sont ordinairement les gens de sa profession, et il reçut de lui tous les détails qu’il pouvait désirer relativement au départ de Fenella, sur laquelle le capitaine faisait pleuvoir une nuée de malédictions, pour l’avoir obligé à jeter l’ancre, jusqu’à ce que la barque chargée de la reconduire à terre fût revenue.

« J’espère, dit Peveril, que les moyens employés pour la déterminer à partir n’auront pas été trop violents, et qu’elle n’aura fait aucune folle résistance ?

« Aucune résistance ! mein Gott ! s’écria le capitaine ; elle a résisté comme un escadron de cavalerie ; elle criait à se faire entendre de Whitehaven ; elle grimpait aux cordages comme un chat sur une cheminée ; mais elle en a l’habitude, c’est un tour de son ancien métier. — De quel métier voulez-vous parler, dit Peveril ? — Oh ! dit le capitaine, je la connais mieux que vous, mein herr ; je l’ai connue toute petite fille ; elle appartenait à un seiltanzer, lorsque cette milady de là-bas a eu la bonne fortune de l’acheter. — Un seiltanzer ! que voulez-vous dire par ce mot ? — Je veux dire un danseur de corde, un jongleur, un faiseur de tours. Je connaissais fort bien Adrien Brackel : il vendait des poudres, qui vidaient les estomacs des autres et remplissaient sa bourse. Ah ! mein Gott ! j’ai bien connu Adrien Brackel, j’ai fumé plus d’une livre de tabac avec lui. »

Peveril se ressouvint alors que Fenella avait été attachée à la famille pendant un voyage que la comtesse avait fait sur le continent, et lorsque le jeune comte et lui étaient en Angleterre. La comtesse ne leur avait jamais dit où elle avait trouvé cette jeune fille ; elle leur avait donné seulement à entendre qu’elle s’en était chargée par compassion, afin de la tirer d’une situation très-misérable. Julien fit part de ces détails au communicatif capitaine ; celui-ci répondit qu’il ne savait rien de cette situation misérable, sinon qu’Adrien Brackel avait coutume de battre la petite fille quand elle ne voulait pas danser, et qu’il la laissait mourir de faim pour l’empêcher de grossir et de grandir. Quant au marché entre la comtesse et le jongleur, c’était lui-même qui l’avait fait, la comtesse ayant loué son sloop pour le voyage au continent. Personne que lui ne savait d’où venait la muette. La comtesse l’avait vue sur un théâtre d’Ostende, et elle avait eu pitié de sa triste condition et de la manière dont elle était traitée. Mylady l’avait chargé alors d’acheter la pauvre créature, et lui avait recommandé le plus grand silence envers les gens de sa suite. « Aussi le gardé-je, » ajouta ce scrupuleux confident, « quand je suis dans le port de Man ; mais quand je suis au large, je suis maître de ma langue, comme vous savez. Les superstitieux insulaires disent que c’est une wechselbalg, ce que vous appelez, vous autres, un lutin, un enfant supposé. N’ont-ils donc jamais vu de wechselbalg. J’en ai vu une à Cologne, moi : elle était deux fois grosse comme cette jeune fille. Elle grugeait les pauvres gens avec qui elle vivait ; elle dévorait tout, comme fait le coucou dans le nid du moineau. Mais cette Fenella ne mange pas plus que les autres filles : ce n’est pas là une wechselbalg. »

Julien tirait bien la même conclusion, mais par une suite de raisonnements fort différents. Tandis que le capitaine lui parlait, il réfléchissait que la flexibilité singulière des membres de cette malheureuse fille et l’agilité de ses mouvements provenaient du rude apprentissage qu’elle avait fait sous Adrien Brackel, et il songeait avec un sentiment pénible que c’était pendant cette enfance, errante et aventureuse, qu’elle avait reçu le germe de ses passions fantasques et capricieuses. Nourri dans les préjugés aristocratiques, Julien trouva dans ces anecdotes sur la première condition de Fenella de nouveaux motifs de se féliciter qu’on l’eût débarrassé d’elle, et cependant il aurait désiré que le capitaine lui donnât encore d’autres détails sur le même sujet. Mais celui-ci avait dit tout ce qu’il savait. Il ignorait quels étaient les parents de la jeune fille : seulement il fallait que son père fût un misérable, un damné coquin, pour avoir vendu sa chair et son sang à Adrien Brackel ; car ce n’était qu’à prix d’argent que le jongleur était devenu possesseur de la jeune muette.

Cette conversation servit à éloigner tous les doutes qui avaient commencé à s’élever dans l’esprit de Peveril sur la fidélité du capitaine, puisqu’il paraissait avoir connu autrefois la comtesse, et avoir eu quelque part à sa confiance. Le geste menaçant de Fenella ne lui parut mériter aucune attention sérieuse, et il ne le regarda plus que comme une nouvelle preuve de son caractère irritable.

Il s’amusait à se promener sur le pont, réfléchissant aux événements passés de sa vie, et à ceux que l’avenir lui préparait, mais bientôt son attention fut forcée de changer d’objet. Le vent, qui commençait à s’élever du nord-ouest par bouffées, était tout à fait contraire à la marche que le bâtiment devait suivre, et le capitaine, après beaucoup d’efforts pour y résister, déclara que son sloop, qui n’était pas excellent voilier, était hors d’état de gagner le port de Whitehaven, et que, forcé de suivre le vent, il allait se diriger vers Liverpool. Peveril ne fit aucune objection. Son voyage par terre en serait un peu moins long dans le cas où il se rendrait au château de son père ; et, de façon ou d’autre, les intérêts de la comtesse n’en souffriraient nullement.

Le bâtiment fut donc mis sous le vent, et marcha avec rapidité. Mais le capitaine, alléguant des raisons de prudence, refusa d’entrer dans l’embouchure du Mersey pendant la nuit ; et ce ne fut que le lendemain que Peveril eut la satisfaction d’aborder sur le quai de Liverpool, qui montrait déjà les symptômes de cette prospérité commerciale parvenue depuis à un si haut degré.

Le capitaine, qui connaissait parfaitement cette ville, indiqua à Julien une auberge passable, fréquentée principalement par les marins. Ce n’est pas que Peveril fût entièrement étranger dans Liverpool où il était déjà venu ; mais il ne jugea pas à propos de se montrer alors dans aucun endroit où il pût être reconnu. Il prit congé du capitaine après l’avoir forcé, non sans quelque peine, à accepter une petite récompense pour les gens de son équipage. Quant au prix du passage, le capitaine le refusa obstinément, et tous deux se séparèrent de la manière la plus polie.

L’auberge était remplie d’étrangers, de marins et de commerçants, tous occupés de leurs affaires, et les discutant avec cette vivacité bruyante si ordinaire dans un port de mer où le commerce a une certaine activité. Mais à ces entretiens, qui roulaient presque tous sur des affaires de négoce, il se mêlait un sujet général de conversation qui paraissait intéresser également tous ceux qui étaient présents, de manière qu’au milieu de discussions sur le fret, le tonnage, les staries et autres choses pareilles, on distinguait ces mots prononcés avec colère : « Complot damnable ! maudit complot ! odieux et sanguinaires papistes ! Le roi est en danger ! La potence est trop douce pour eux ! » etc.

Il était évident que la fermentation qui régnait à Londres s’était étendue jusqu’à ce port éloigné, et qu’elle s’y développait avec cette violence orageuse qui donne aux habitants des bords de la mer quelque analogie avec les vagues et les vents auxquels ils sont si habitués. Les intérêts commerciaux et maritimes de l’Angleterre étaient anti-catholiques, bien qu’il ne soit peut-être pas facile d’en donner la raison, puisque les disputes théologiques ne paraissaient y avoir aucun rapport. Mais il arrive communément que, dans les classes inférieures du peuple, le zèle est en raison inverse des connaissances : aussi les marins se montraient-ils d’autant plus ardents pour le protestantisme, qu’ils ne comprenaient pas un mot à la controverse des deux Églises. Quant aux marchands, ils étaient presque tous ennemis jurés de la noblesse du Lancashire et du Cheshire, dont la plus grande partie était encore attachée à l’Église de Rome, dix fois plus odieuse aux gens de commerce depuis que sa croyance était devenue la marque distinctive de l’aristocratie hautaine de leurs voisins.

D’après le peu que Peveril recueillit ainsi des opinions du peuple de Liverpool, il jugea qu’il agirait prudemment en quittant cette ville le plus tôt possible et avant qu’on pût le soupçonner d’avoir des liaisons avec le parti qui paraissait être si odieux.

Mais, pour achever son voyage, il fallait qu’il achetât un cheval ; dans ce dessein, il résolut d’avoir recours aux écuries d’un maquignon bien connu à cette époque, et qui demeurait à l’une des extrémités de la ville : s’étant fait donner son adresse, il s’y rendit sur-le-champ.

Les écuries de Joe Bridlesley offraient un nombreux assemblage des meilleurs chevaux ; car ce commerce était alors beaucoup plus considérable qu’il ne l’est à présent. C’était une chose fort ordinaire dans ce temps-là que de voir un étranger acheter, pour un voyage seulement, un cheval qu’il revendait ensuite, quand il était arrivé au lieu de sa destination. Il résultait de cet usage des demandes continuelles, auxquelles les marchands étaient toujours en mesure de satisfaire ; et Bridlesley, ainsi que ses confrères, faisait probablement sur de tels marchés de très-gros bénéfices.

Julien, qui était assez bon connaisseur, choisit un cheval vigoureux et bien fait, d’environ seize palmes de hauteur, et le fit conduire dans la cour, afin de juger si son allure répondait à son extérieur. Tout paraissant lui convenir, il ne fut plus question que de régler le prix du coursier. Bridlesley, comme de raison, jura que son chaland avait choisi le meilleur cheval qui eût jamais passé la porte de ses écuries depuis qu’il s’était mis dans ce commerce ; et que désormais il était impossible de se procurer un cheval de cette espèce, attendu que la jument dont il provenait était morte ; puis il demanda un prix proportionné à cet éloge préparatoire : alors commencèrent les débats qui ont lieu d’ordinaire entre le vendeur et l’acheteur pour arriver à ce que les marchands français appellent un juste prix.

Si le lecteur n’est pas étranger à cette espèce de trafic, il sait qu’en général il donne lieu à une foule de quolibets et de jeux de mots, et qu’un marché de cette nature attire ordinairement un cercle d’oisifs toujours prêts à donner leur avis ou à offrir leur témoignage. Parmi eux se trouvait en cette occasion un homme fluet, d’une taille au-dessous de la moyenne, et assez mesquinement vêtu, mais qui parlait avec un ton de confiance propre à montrer qu’il connaissait fort bien l’objet dont il était question. Le prix du cheval ayant été convenu à quinze livres sterling, prix considérable pour l’époque, il restait à fixer celui de la selle et de la bride ; l’homme à la taille mince, à la tournure mesquine, trouva presque autant à dire sur ce sujet que sur l’autre. Comme chacune de ses remarques était toujours faite dans l’intérêt de l’acheteur, Peveril en conclut que c’était un de ces oisifs qui, ne pouvant pas ou ne voulant pas satisfaire leurs goûts à leurs propres dépens, se procuraient une sorte de dédommagement par une complaisance officieuse pour les autres. Espérant obtenir quelques renseignements utiles de cet homme, Julien allait lui offrir poliment de vider une bouteille avec lui, quand il s’aperçut tout-à-coup qu’il avait disparu. À peine avait-il fait cette remarque, que plusieurs chalands entrèrent dans la cour, et d’un air de hautaine importance réclamèrent à l’instant l’attention de Bridlesley et de toute sa suite de jockeys et de palefreniers.

« Trois bons chevaux sur-le-champ, » dit celui qui paraissait être leur chef, et qui était un homme gros et corpulent, tout plein de son importance et de la bonne opinion de son énorme personne ; « trois bons et vigoureux chevaux pour le service des communes d’Angleterre. »

Bridlesley répondit qu’il avait dans ses écuries plusieurs chevaux, dignes d’être montés au besoin par le président lui-même, mais que, pour dire la vérité comme un chrétien, il venait de vendre le meilleur au jeune gentilhomme qui était présent, et qui sans doute consentirait sans peine à céder son marché, puisqu’il s’agissait du service de l’État. — C’est bien parler, ami, » dit le personnage qui prenait un air important, et s’avançant aussitôt vers Julien, il lui demanda avec beaucoup de hauteur de lui céder le cheval qu’il venait d’acheter.

Peveril réprima avec difficulté le désir violent qu’il éprouvait de répondre par un refus positif à une demande aussi déraisonnable et aussi désobligeante ; mais il se ressouvint heureusement que la situation dans laquelle il se trouvait en ce moment exigeait de sa part la plus grande circonspection. Il répondit donc simplement à l’étranger que, s’il lui prouvait qu’il était autorisé à prendre des chevaux pour le service public, il renoncerait tout de suite à son marché.

L’étranger, affectant un air d’extrême dignité, tira de sa poche et mit entre les mains de Peveril un warrant signé par le président de la chambre des communes, autorisant Charles Topham, huissier de la verge noire, à poursuivre et arrêter certains individus désignés dans cet écrit, ainsi que toute autre personne qui était ou qui serait accusée par témoins compétents d’être fauteur et complice de la conspiration infernale et damnable des papistes, conspiration ourdie dans le sein même du royaume : l’écrit se terminait par la sommation faite à tout loyal et fidèle sujet de prêter sur-le-champ aide et assistance audit Charles Topham dans l’exécution de son mandat.

À la lecture d’une pièce aussi importante, Julien n’hésita plus à céder son cheval à ce redoutable fonctionnaire, qu’on a comparé à un bon que la chambre des communes devait nourrir de mandats d’arrêt, puisqu’elle voulait conserver un tel animal ; en sorte que les mots « Attrape-le, Topham » devinrent un proverbe et un proverbe terrible dans la bouche du peuple.

La condescendance de Peveril envers l’émissaire lui valut les bonnes grâces de ce dernier, qui, avant de choisir des chevaux pour les gens de sa suite, permit à Julien de s’arranger d’un cheval gris, bien inférieur, il est vrai, à celui qu’il venait de céder, mais dont le prix était un peu plus modéré, quoiqu’il fût encore très-élevé ; car l’honnête Bridlesley, voyant qu’on lui demandait des chevaux pour les communes d’Angleterre, avait pris tout-à-coup la résolution tacite d’augmenter de vingt pour cent la valeur de toute son écurie.

Peveril convint du prix et paya cette fois sans s’amuser à marchander, car, pour parler clairement, il avait vu dans le mandat de M. Topham le nom de son père, sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, comme étant l’un des individus qui devaient être arrêtés.

Julien n’avait donc rien de plus pressé que de quitter Liverpool sur-le-champ, et de voler dans le Derbyshire pour y donner l’alarme, si toutefois il y arrivait avant que M. Topham eût exécuté l’ordre qu’il avait reçu, ce qui ne paraissait pas vraisemblable, car naturellement il devait commencer par s’assurer de ceux qui vivaient dans le voisinage des ports de mer. Quelques mots qu’il entendit le confirmèrent dans cette opinion.

« Écoutez bien, l’ami, dit M. Topham : vous ferez conduire ces chevaux dans deux heures à la porte de M. Shortell, marchand mercier ; nous allons nous y rafraîchir avec quelque bonne bouteille de vin, et nous informer en même temps s’il ne se trouve point aux environs des gens qui aient quelque chose à démêler avec moi. Et vous aurez soin de faire rembourrer cette selle, car j’ai entendu dire que les chemins du Derbyshire sont en mauvais état. Quant à vous, capitaine Dangerfield, et à vous, maître Éverett, ayez soin de mettre vos lunettes de protestant, afin de me dépister jusqu’à l’ombre d’un prêtre catholique, et même jusqu’au partisan d’un prêtre ; car je viens avec un balais pour nettoyer ce pays du nord d’un pareil bétail. »

L’un de ceux auxquels il s’adressait, et qui avait toutes les apparences d’un pauvre diable ruiné, lui répondit :

« Oui, monsieur Topham, vous avez raison, il est temps de balayer le grenier. »

L’autre, qui avait une paire de moustaches formidables, un nez rouge, un habit dont les galons étaient ternis et rougis, et un chapeau de la dimension de celui de Pistol, répondit d’une manière moins laconique.

« Je veux être damné, dit ce zélé protestant, si je ne reconnais la marque de la bête sur toutes gens, depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de soixante et dix-sept, aussi distinctement que s’ils faisaient le signe de la croix avec de l’encre au lieu de le faire avec de l’eau bénite. Puisque nous avons un roi qui veut faire justice et une chambre des communes qui encourage les poursuites, la bonne cause, Dieu me damne ! ne doit point pâtir faute de dénonciations. — Tenez-vous-en là, noble capitaine, répondit l’officier supérieur ; mais gardez vos serments, je vous prie, pour la cour de justice ; c’est les prodiguer follement que de les semer comme vous le faites dans la conversation ordinaire. — Ne craignez rien, monsieur Topham, reprit Dangerfield, il n’y a pas de mal qu’un honnête homme entretienne les talents qu’il possède. Si, dans la conversation particulière, je perdais l’habitude des serments, comment saurais-je en faire dans les occasions plus solennelles ? Mais jamais vous ne m’entendrez prononcer un serment papiste. Je ne jure ni par la messe, ni par saint George, ni par autre chose qui appartienne au culte idolâtre ; il ne sort de ma bouche que des serments dignes d’un pauvre gentilhomme protestant qui veut servir Dieu et son roi. — Voilà qui est bravement parlé, noble Festus, dit son camarade. Mais quoique je n’orne pas mes discours de serments inutiles, soyez certain que je ne me trouverai point en défaut lorsqu’il sera question de porter témoignage sur la hauteur et la profondeur, la largeur et la longueur de cet infernal complot contre le roi et l’Église protestante. »

Fatigué et dégoûté du colloque si naïvement brutal de ces étranges personnages, Peveril se hâta de régler avec Bridlesley, et prit enfin son cheval gris par la bride pour l’emmener ; mais il était à peine hors de la cour du maquignon, qu’il éprouva une certaine inquiétude en entendant la conversation suivante, dont il paraissait être l’objet.

« Quel est ce jeune homme, » demanda d’une voix lente et douce le plus concis des deux recors de Topham. Il me semble que je l’ai vu quelque part. Est-il de ce pays ? — Non pas que je sache, » répondit Bridlesley, qui, de même que tous les habitants de l’Angleterre à cette époque, répondait aux questions de ces drôles avec le même respect qu’on a en Espagne pour celles d’un inquisiteur. « C’est un étranger, tout à fait étranger, en vérité. C’est la première fois que je le vois. Un jeune poulain sauvage, j’en réponds : il connaît aussi bien que moi la bouche d’un cheval. — Je commence à croire que j’ai vu une figure comme la sienne à l’assemblée des jésuites qui se tient à la taverne du Cheval-Blanc, dit Éverett. — Et moi, dit le capitaine Dangerfield, je crois me souvenir… — Allons, allons, maître et capitaine, » cria la voix impérieuse de Topham, « nous n’avons pas besoin de vos souvenirs à présent ; nous savons d’avance où ils tendent. Mais il est bon que vous sachiez que vous ne devez courir le gibier que lorsque vous n’êtes plus en laisse. Ce jeune homme a bonne mine, et il a cédé son cheval de bonne grâce lorsqu’il a été question du service de la chambre des communes. Il sait comment on doit se conduire envers ses supérieurs, je vous le garantis, et je doute qu’il ait assez d’argent dans sa bourse pour payer les frais de son arrestation. »

Ainsi finit ce dialogue, que Peveril crut devoir écouter jusqu’au bout, puisqu’il était si fort intéressé à savoir quelle en serait la conclusion. Maintenant il jugea que le parti le plus prudent était de sortir de la ville sans être observé, et de prendre le chemin le plus court pour se rendre au château de son père. Il avait réglé son compte à l’auberge où il était descendu en arrivant, et il avait apporté chez Bridlesley sa petite valise, de manière qu’il n’avait pas besoin d’y retourner. Il résolut donc de faire quelques milles sans s’arrêter, même pour faire donner l’avoine à son cheval : connaissant assez bien le pays, il espérait arriver au château de Martindale avant l’honorable M. Topham, dont la selle devait d’abord être rembourrée, et qui, une fois à cheval, marcherait probablement avec toutes les précautions d’un homme qui redoute les conséquences d’un trot rude et fatigant.

D’après ces réflexions, Julien prit la route de Warrington, ville qu’il connaissait parfaitement, mais où il ne songea point à s’arrêter ; et, traversant le Mersey, il se dirigea vers Dishley, sur les frontières du Derbyshire. Il eût atteint ce dernier village sans peine, si son cheval avait été plus propre à une marche forcée ; mais, dans le cours de son voyage, il eut plus d’une fois occasion de maudire la dignité officielle de celui qui l’avait privé si mal à propos d’une meilleure monture.

Après avoir suivi le chemin qui lui parut le plus direct dans un pays dont il n’avait que des notions très-générales, il se vit enfin obligé de faire halte près d’Altringham, et ne fut plus occupé que du soin de chercher un endroit tranquille et isolé pour se reposer. Il vit bientôt un petit hameau dont la maison la plus considérable était à la fois un moulin et une auberge. L’enseigne qui annonçait la double et honnête profession du propriétaire, John Whitecraft, représentait un chat (fidèle allié du meunier pour la défense des sacs de farine), mais un chat botté comme le Grimalkin des contes de fées[1], et jouant du violon pour se donner plus de grâce.

Cet endroit promettait au voyageur qui voulait garder l’incognito, sinon toutes ses commodités, du moins une retraite plus sûre qu’une hôtellerie très-fréquentée. Julien descendit donc de cheval à l’auberge du Chat botté qui joue du violon.



  1. Espère de Rominagrobis, invoqué par les sorcières de Macbeth, dans Shakspeare. a. m.