Peveril du Pic/Chapitre 19

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 242-251).


CHAPITRE XIX.

LE DÉPART.


Maintenant levez l’ancre, et que la voile ouvre son sein aux baisers des vents amoureux, comme la jeune amante à ceux de son amant.
Anonyme.


La présence de la comtesse dissipa les fantômes superstitieux qui avaient un moment abusé l’imagination de Julien, et le força à donner toute son attention aux affaires de la vie réelle.

« Voici vos lettres de créance, » lui dit-elle, en lui présentant un petit paquet soigneusement enveloppé d’une peau de veau marin. « Vous ferez bien de ne les ouvrir que lorsque vous serez arrivé à Londres. Vous ne serez pas surpris d’en trouver une ou deux adressées à des gens qui sont de la même croyance que moi ; et vous sentez que, dans l’intérêt de nous tous, il conviendra d’observer les plus grandes précautions pour les remettre. — Je pars chargé de vos ordres, madame, dit Peveril ; et quels qu’ils soient, je m’empresserai de les exécuter. Cependant permettez-moi de vous dire que je doute que des relations avec les catholiques, dans ce moment surtout, puissent être favorables au but de ma mission. — Vous avez déjà quelque chose de la défiance qu’inspire généralement cette méchante secte, » dit la comtesse en souriant : « cela est propre à vous faire réussir parmi les Anglais, dans la disposition d’esprit où ils se trouvent. Mais, mon prudent ami, l’adresse de ces lettres est conçue de manière à ne vous compromettre nullement ; et les personnes auxquelles elles doivent être remises sont si bien déguisées que vous ne courrez aucun risque en établissant des relations avec elles. Il y a mieux, c’est que, sans leur secours, vous ne pourriez obtenir tous les renseignements que vous allez chercher. Personne ne peut dire aussi précisément d’où vient le vent que le pilote dont le vaisseau est exposé à la tempête. D’ailleurs, quoique vous autres protestants vous refusiez à nos prêtres l’innocence de la colombe, vous êtes assez disposés à nous accorder la prudence du serpent. En termes clairs, leurs moyens pour connaître exactement tout ce qui se passe sont fort étendus, et ils savent très-bien s’en servir. Profitez donc, s’il est possible, des avantages que peuvent offrir leurs découvertes et leurs conseils. — Quel que soit le devoir que vous m’imposez, milady, comptez que je le remplirai fidèlement, répondit Peveril. À présent, comme je crois inutile de différer l’exécution d’un projet une fois arrêté, permettez-moi de vous demander quelles sont les intentions de Votre Seigneurie relativement à mon départ. — Il doit être subit et secret, dit la comtesse ; l’île est remplie d’espions, et je serais désolée que quelqu’un d’eux eût le moindre soupçon qu’un de mes envoyés est sur le point de quitter l’île de Man pour se rendre à Londres. Pouvez-vous être prêt à vous embarquer demain ? — Ce soir même, à l’instant, si vous le voulez, dit Julien ; j’ai fait tous mes préparatifs. — Tenez-vous donc prêt, dans votre appartement, à deux heures après minuit. J’enverrai quelqu’un vous avertir ; et songez que notre secret doit avoir le moins de confidents possible. Votre passage est retenu à bord d’un sloop étranger. Vous vous rendrez ensuite à Londres par Martindale-Castle ou par tout autre chemin, comme vous le jugerez à propos. Lorsqu’il sera temps d’annoncer votre départ, je dirai que vous êtes allé voir vos parents. Encore un mot : en partant de Withehaven vous voyagerez à cheval. Vous avez des lettres de change, il est vrai ; mais avez-vous assez d’argent comptant pour vous procurer un bon cheval ? — J’en ai suffisamment, madame, et le Cumberland abonde en excellents chevaux : il y a là des gens qui savent le moyen d’en avoir de fort bons à un prix raisonnable. — Ne vous fiez pas à cela, dit la comtesse. Voilà ce qui vous donnera le meilleur cheval de la frontière. Allons, seriez-vous assez enfant pour me refuser ? » ajouta-t-elle en le forçant d’accepter une bourse pesante. « Un bon cheval, Julien, et une bonne épée, sont, après un bon cœur et une bonne tête, ce qui convient le mieux à un cavalier accompli. — Je prends donc congé de vous, madame, dit Peveril, et vous prie humblement de croire que, s’il me manque quelque chose pour réussir dans mon entreprise, ce ne sera jamais la ferme volonté de servir ma noble parente, ma bienfaitrice. — Je le sais, mon ami, je le sais ; et puisse Dieu me pardonner si mes inquiétudes pour mon fils vous exposent à des dangers qui devraient être les siens ! Allez, et que les saints et les anges vous protègent ! Fenella se chargera d’apprendre à Philippe que vous soupez dans votre appartement. Je souperai aussi dans le mien ; car, en vérité, je serais incapable, ce soir, de soutenir les regards de mon fils. Je suis loin de m’attendre à des remercîments de sa part, quand il apprendra que c’est vous que j’ai chargé de sa mission ; et bien des gens se demanderont si j’ai agi d’une manière digne de la noble dame de Latham-House, en exposant le fils de mon amie aux périls que devait braver le mien. Mais je suis une pauvre veuve délaissée, Julien, et le malheur m’a rendue égoïste. — Au nom du ciel, ne parlez pas ainsi, madame : c’est agir d’une manière bien moins digne de la dame de Latham-House, que de prévoir des périls qui peuvent ne point exister, et qui, s’ils existent réellement, sont beaucoup moins à craindre pour moi que pour mon noble parent. Adieu ! que toutes les bénédictions du ciel vous accompagnent, madame ! Rappelez-moi au souvenir de Derby, et faites-lui mes excuses. J’attendrai vos ordres à deux heures après minuit. »

Tous deux prirent affectueusement congé l’un de l’autre ; la comtesse surtout ne put le quitter sans lui donner des marques d’une tendresse toute maternelle, car la générosité naturelle de son cœur ne lui permettait pas d’oublier qu’elle exposait Peveril à la place de son fils.

Julien se retira dans son appartement solitaire. Un domestique lui apporta, quelques instants après, du vin et des rafraîchissements, auxquels il fit honneur malgré les graves préoccupations de son esprit. Mais lorsque cette réfection indispensable fut terminée, ses pensées, comme assoupies un moment, reprirent leur cours impétueux, de même qu’on voit les flots de la mer refluer vers le rivage. Se rappelant le passé, cherchant à pénétrer l’avenir, ce fut inutilement qu’enveloppé de son manteau il se jeta sur son lit et s’efforça de dormir : la perspective incertaine qu’il avait devant lui, ses inquiétudes sur la manière dont Bridgenorth pouvait disposer de sa fille pendant son absence, la crainte que le major ne tombât lui-même au pouvoir de la vindicative comtesse, mille autres vagues appréhensions l’agitèrent au point que le sommeil lui devint impossible. Tantôt il s’étendait sur un grand fauteuil de bois de chêne, écoutant le bruit des vagues qui venaient se briser sous ses fenêtres, ou le cri de l’oiseau de mer ; tantôt il se promenait à pas lents dans la chambre, s’arrêtant parfois pour regarder la mer qui semblait sommeiller sous l’influence de la pleine lune, et dont les flots brillaient d’un éclat argenté. Ce fut ainsi que le temps s’écoula pour lui jusqu’à une heure après minuit ; l’heure qui suivit se passa dans l’attente inquiète du signal de son départ.

Il l’entendit enfin : un léger coup frappé à la porte, et suivi d’un murmure sourd, lui fit soupçonner que la comtesse avait encore employé sa suivante muette comme le ministre le plus sûr de ses volontés. Il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’inconvenant dans ce choix, et ce fut avec un sentiment d’impatience, étrangère à la bienveillance habituelle de son caractère, qu’il vit, en ouvrant la porte, la petite sourde-muette debout devant lui. La lampe qu’il tenait à la main éclairait ses traits distinctement, et fit probablement reconnaître à Fenella l’expression de contrainte qui s’y peignait alors. Elle baissa tristement ses grands yeux noirs, et, sans les relever, elle lui fit signe de la suivre. Il ne prit que le temps nécessaire pour assurer ses pistolets dans sa ceinture, s’envelopper dans son manteau, et mettre sa valise sous son bras ; puis ils sortirent de la partie gardée et habitée du château par une longue suite de passages obscurs conduisant à une poterne, que Fenella ouvrit au moyen d’une clef qu’elle prit à un trousseau suspendu à sa ceinture.

Ils se trouvèrent alors dans la cour du château, éclairée par la lune, qui répandait une lumière terne et lugubre sur les ruines de l’édifice, et donnait à ce lieu l’apparence d’un ancien cimetière plutôt que celle d’un intérieur fortifié. La cour ronde et élevée, l’ancien monument quadrangulaire en face de la cathédrale ruinée, semblaient avoir une forme encore plus gothique et plus bizarre, vus à la pâle et douteuse clarté qui les frappait alors. Fenella se dirigea vers l’une des vieilles églises dont nous avons parlé précédemment, et Julien la suivit, malgré la secrète répugnance que ses idées superstitieuses lui faisaient éprouver à prendre ce chemin. C’était par un passage secret de cette église qu’autrefois la garde extérieure du château communiquait avec celle de l’intérieur, et c’était par là qu’on apportait tous les soirs les clefs de la place au gouverneur, lorsque les portes en étaient fermées et que les sentinelles étaient à leur poste. Depuis le règne de Jacques Ier on avait renoncé à cette coutume, et le passage avait été abandonné, surtout à cause de la légende bien connue du chien Mauthe, esprit ou démon, qui hantait cette église, sous la forme d’un gros mâtin noir à poil long. On croyait fermement qu’autrefois cet esprit se montrait si familièrement, qu’il apparaissait presque toutes les nuits dans le corps-de-garde, où il arrivait par le passage dont nous venons de parler, se retirant par le même chemin dès que le jour commençait à paraître. Les soldats, assurait-on, s’étaient accoutumés jusqu’à un certain point à sa présence, mais pas assez cependant pour se permettre de parler tant que l’esprit-chien était visible. L’un d’eux, enfin, devenu plus hardi par l’effet de l’ivresse, jura un soir qu’il saurait si cet hôte importun était décidément un esprit ou un chien véritable ; et le sabre nu il suivit le mystérieux visiteur, lorsque celui-ci se retirait par le passage ordinaire. Le soldat revint quelques minutes après, désenivré par la terreur, la bouche béante, et les cheveux hérissés. L’effroi dont il était saisi le tua, et, malheureusement pour les amateurs du merveilleux, il fut hors d’état, avant d’expirer, de raconter les horreurs dont il avait été témoin. Après ce fatal événement, on abandonna le corps-de-garde, et l’on en construisit un autre ; on établit aussi une nouvelle voie de communication avec le gouverneur ou sénéchal du château, et l’on cessa de fréquenter celle de l’église en ruine.

En dépit de la terreur que cette tradition avait entretenue dans les esprits, Fenella, suivie de Peveril, traversa hardiment les voûtes ruinées, guidée seulement au milieu de ces décombres, tantôt par la lueur incertaine de la lampe qu’elle portait, tantôt par les rayons de la lune qui pénétraient çà et là par les brèches faites aux murailles, ou par les étroites et gothiques fenêtres. En parcourant ces nombreux détours, Peveril ne pouvait s’empêcher de s’étonner de la connaissance parfaite que sa singulière compagne paraissait en avoir, et de la hardiesse avec laquelle elle s’enfonçait dans ce labyrinthe. Lui-même, bien que courageux, n’était pas assez affranchi des préjugés de son temps pour n’éprouver aucune appréhension de tomber dans le repaire de l’esprit dont il avait si souvent entendu parler ; et chaque fois que le vent soufflait parmi les ruines, il croyait entendre les aboiements du terrible chien menacer les mortels audacieux dont les pas venaient troubler le silence de son ténébreux royaume. Rien pourtant ne les interrompit dans leur marche, et au bout de quelques minutes ils arrivèrent au corps-de-garde abandonné. Les décombres de ce bâtiment servirent à les dérober à la vue des sentinelles, dont l’une à moitié endormie gardait la porte basse du château ; tandis que l’autre, assise sur les marches de pierre qui conduisaient au parapet du mur de clôture, dormait paisiblement auprès de son mousquet. Fenella fit signe à Peveril de marcher en silence et avec précaution, et lui montra, à sa grande surprise, par la fenêtre du vieux corps-de-garde, une barque avec quatre rameurs cachée au pied du rocher sur lequel le château était construit. C’était l’heure de la marée haute. Fenella, sans perdre de temps, lui fit comprendre qu’il devait descendre sur le bord de la mer par une échelle très-longue appuyée contre la fenêtre du bâtiment ruiné.

Julien était à la fois mécontent et effrayé de la sécurité et de la nonchalance des sentinelles, qui avaient laissé faire de semblables préparatifs sans s’en apercevoir et sans donner l’alarme ; et il se sentit un moment le désir d’appeler l’officier de garde pour lui reprocher sa négligence, et lui prouver combien il était facile, au moyen de quelques hommes déterminés, de surprendre Holm-Peel malgré la force naturelle de sa position, et quoiqu’on le regardât comme imprenable. Fenella parut deviner sa pensée, avec ce tact et cette finesse d’observation qui la dédommageaient des sens dont elle était privée : elle posa une main sur son bras, et mit un doigt de l’autre sur ses lèvres, comme pour lui imposer silence ; Julien, sachant qu’elle agissait d’après les ordres directs de la comtesse, se soumit sans hésiter, mais avec la résolution intérieure d’informer le comte le plus promptement possible du danger auquel le château était exposé de ce côté.

Cependant il descendit l’échelle avec précaution, car les échelons étaient inégaux, en partie rompus, humides et glissants. S’étant assis à la poupe de la barque, il fit signe aux bateliers de ramer et se retourna pour dire adieu à son guide. Mais, à son extrême surprise, il vit Fenella glisser le long de l’échelle périlleuse, plutôt que la descendre, et, au moment où la barque s’éloignait, y sauter en s’élançant du dernier échelon, avec une telle agilité qu’elle se trouva près de Peveril avant qu’il eût eu le temps de lui exprimer son étonnement et de lui faire des représentations. Il ordonna aux bateliers de retourner vers l’échelle ; et donnant à sa physionomie l’expression d’un mécontentement véritable, il s’efforça de faire comprendre à Fenella qu’elle devait retourner vers sa maîtresse. Mais elle, les bras croisés, le regardait avec un sourire hautain, qui annonçait la résolution inébranlable où elle était de poursuivre son dessein. Peveril, fort embarrassé, craignait à la fois d’offenser la comtesse, et de déranger son plan en donnant l’alarme, ce qu’en toute autre circonstance il n’eût pas balancé à faire. Quant à Fenella, il était évident que tous les gestes auxquels il pourrait recourir pour l’amener à la raison ne produiraient aucune impression sur elle : la seule question était donc de savoir comment, si elle partait avec lui, il parviendrait à se débarrasser d’une compagne de voyage si singulière et si peu convenable, et comment il pourrait le faire sans compromettre la sûreté de cette jeune fille.

Les bateliers décidèrent la question : après s’être reposés un moment sur leurs rames, et avoir échangé à voix basse quelques mots en allemand ou en hollandais, ils commencèrent à ramer vigoureusement, et furent bientôt à une certaine distance du château. La possibilité que les sentinelles leur envoyassent quelques balles, et même un boulet de canon, fut encore un sujet d’inquiétude momentanée pour Peveril ; mais ils s’éloignèrent de la forteresse, comme ils s’en étaient approchés, sans qu’aucun signal, aucun cri d’alarme pût leur faire croire qu’ils avaient été aperçus ; circonstance qui, aux yeux de Julien, acheva de rendre la négligence des sentinelles impardonnable, bien que les rames fussent garnies de chiffons et que les rameurs fissent le plus grand silence.

Parvenus à une assez grande distance du château, les rameurs redoublèrent leurs efforts, afin de joindre un petit bâtiment qui paraissait dans le lointain. Peveril remarqua que les bateliers se parlaient l’un à l’autre avec l’air du doute, et jetaient des regards inquiets sur Fenella, comme s’ils eussent craint d’avoir agi inconsidérément en l’emmenant avec eux.

Après un quart-d’heure de navigation, ils abordèrent le petit sloop, dont le capitaine attendait Peveril sur le pont avec des liqueurs et des rafraîchissements. Quelques mots que lui dirent à voix basse les bateliers le détournèrent un moment de ses soins officieux, et il courut au bord du bâtiment pour empêcher Fenella d’y monter. Peveril pensait qu’on la ferait retourner à terre ; mais elle était déterminée à surmonter tous les obstacles qu’on pourrait lui opposer. Comme on avait retiré l’échelle de commandement une fois que Julien avait été à bord du vaisseau, elle saisit le bout d’une corde, s’y cramponna, et se hissa sur le navire avec la rapidité d’un matelot, ne laissant à l’équipage d’autre moyen de l’empêcher de rester à bord que la force ouverte, à laquelle sans doute on ne voulut pas recourir. Une fois sur le pont, elle prit le capitaine par la manche, et l’emmena à la proue, où ils parurent s’entretenir par signes, comme gens qui se comprennent bien l’un l’autre.

Peveril oublia bientôt la présence de la jeune muette, et se mit à réfléchir sur sa situation et sur la probabilité qu’il allait être séparé pour long-temps de l’objet de ses affections ; « Constance, » se dit-il à lui-même, « Constance ! » Et, comme s’il eût cherché dans le ciel quelque rapport avec le sujet favori de ses rêveries, il fixa ses regards sur l’étoile polaire, dont la lumière scintillante brillait ce soir-là d’un éclat peu ordinaire. Il trouvait un charme inexprimable à observer cette clarté douce et constante, emblème d’une passion pure et d’une volonté ferme ; et pendant cette méditation, chacune de ses pensées, comme dirigée par l’influence de cet astre, semblait prendre un essor plus noble et plus sublime. Contribuer à assurer à son pays le bonheur et les bienfaits de la paix intérieure, s’acquitter avec zèle des devoirs que lui imposaient la reconnaissance et l’amitié, quelque périlleux qu’ils fussent, et considérer son amour pour Alice comme l’étoile protectrice qui devait le guider à de nobles exploits : telles étaient les résolutions que formait son esprit, et qui plongeaient son âme dans une mélancolie romanesque, préférable peut-être aux plus vifs transports de la joie.

Sa contemplation durait encore lorsque quelqu’un vint d’un mouvement léger se placer tout près de lui, et un soupir de femme se fit entendre de manière à troubler ses rêveries. Il tourna la tête et vit Fenella assise à son côté, les regards fixés sur la même étoile. Ce ne fut pas d’abord sans un peu de mauvaise humeur ; mais il était impossible d’en conserver long-temps contre un être si malheureux sous tant de rapports, si intéressant sous tant d’autres, contre une jeune fille dont les grands yeux noirs brillaient, humides de larmes, à la clarté de la lune, et dont l’émotion semblait prendre sa source dans une tendresse digne au moins de l’indulgence de celui qui en était l’objet. Julien résolut alors de profiter de cette occasion pour représenter à Fenella, autant qu’elle pouvait le comprendre, combien sa conduite était étrange. Il lui prit les mains avec affection, mais en même temps avec gravité ; lui montra la barque, puis le château, dont les tours et les longues murailles étaient à peine visibles encore à la distance où ils étaient, voulant par là lui faire entendre qu’elle ne pouvait se dispenser de retourner à Holm-Peel. Elle baissa les yeux, et secoua la tête d’une manière négative, qui marquait une résolution bien arrêtée. Julien recommença ses représentations, employant successivement le langage des yeux et celui des gestes : il mit la main sur son cœur pour désigner la comtesse ; il fronça le sourcil pour lui indiquer le mécontentement qu’elle éprouverait de son absence. À tout cela la jeune fille ne répondit que par des pleurs.

Enfin, comme si les remontrances multipliées de Julien l’eussent forcée de s’expliquer, elle le saisit tout à coup par le bras, pour fixer son attention, jeta à la hâte un regard autour d’elle comme pour s’assurer qu’elle n’était point observé, puis, passant l’autre main en travers sur son cou gracieux, elle lui montra la barque et le château, et fit encore un mouvement de tête négatif. Tout ce qu’il put conclure de ces signes, c’est qu’il était menacé de quelque danger personnel, dont elle croyait que sa présence pouvait le préserver. Quelle que fût son idée, sa résolution paraissait irrévocablement prise ; du moins il était clair qu’il n’avait aucun pouvoir de l’en détourner. Il fallait donc qu’il attendît la fin de cette courte traversée pour se débarrasser de sa compagne ; jusque là, puisque rien ne détruisait le soupçon qu’elle avait conçu pour lui un attachement funeste, ce qu’il avait à faire de mieux, dans l’intérêt de la jeune fille et pour sa propre dignité, c’était de se tenir aussi éloigné d’elle que les circonstances le permettraient. En conséquence, il lui fit le signe dont elle avait coutume de se servir pour annoncer qu’elle allait se coucher, et lui ayant ainsi conseillé d’aller se reposer, il demanda qu’on le conduisît à sa chambre.

Le capitaine s’empressa de le satisfaire, et il se jeta dans son hamac pour y chercher le repos que l’exercice et l’agitation du jour précédent, ainsi que l’heure avancée de la nuit, lui rendaient si nécessaire. Un sommeil profond et lourd s’empara de lui promptement ; mais ce sommeil dura peu. Julien fut d’abord troublé par les cris d’une femme, puis il crut entendre distinctement la voix d’Alice Bridgenorth l’appeler par son nom.

Il s’éveilla, et se levant brusquement pour sauter à bas de son lit, il reconnut au balancement du hamac et au mouvement du navire qu’il était abusé par un rêve. Cependant, il doutait encore : tant l’impression qu’il venait d’éprouver avait été vive ! Les cris : Julien Peveril, au secours ! Julien Peveril ! » retentissaient encore à son oreille. Ces accents étaient bien ceux d’Alice, et il avait peine à se persuader que son imagination l’avait trompé. Était-il possible qu’elle fût dans le même vaisseau que lui ? Cette pensée tirait quelque vraisemblance du caractère de Bridgenorth et des intrigues dans lesquelles il était engagé. Mais si cela était, à quel péril était-elle donc exposée, pour qu’elle l’appelât à haute voix à son secours ?

Déterminé à sortir d’une si cruelle anxiété, il s’élança de son hamac à demi vêtu, et marcha à tâtons dans sa petite chambre, où régnait la plus profonde obscurité. Après bien des difficultés, il trouva la porte ; mais ne pouvant venir à bout de l’ouvrir, il fut obligé d’appeler ceux qui faisaient le quart. Le patron, ou capitaine, le seul homme de l’équipage qui parlât anglais, accourut à la voix de Julien, qui lui demanda d’où provenait le bruit qu’il venait d’entendre.

« Ce n’est rien, répondit le capitaine, c’est la jeune fille qu’on emmène dans la chaloupe. Elle a un peu pleuré en quittant le bâtiment, voilà tout. »

Cette explication satisfit Julien, qui ne s’étonna pas que quelque violence eût été nécessaire pour enlever Fenella ; et quoiqu’il se réjouît de n’en avoir pas été témoin, il ne fut pas fâché qu’on eût employé ce moyen. L’obstination de la jeune fille à rester à bord, et la difficulté qu’il aurait trouvée à se débarrasser d’elle une fois qu’il aurait été à terre, lui avaient donné une inquiétude que ce coup hardi du capitaine fit cesser.

Son rêve se trouvait ainsi pleinement expliqué. Son imagination, trompée par les cris violents et inarticulés de Fenella qu’on entraînait malgré elle, avait cru entendre la voix et les accents d’Alice Bridgenorth. L’imagination nous joue souvent dans le sommeil des tours bien plus étranges.

Le capitaine ouvrit la porte enfin, et parut avec une lanterne, sans le secours de laquelle Peveril n’aurait pu que difficilement regagner son hamac, où il dormit d’un sommeil doux et profond jusqu’au moment où le capitaine vint l’appeler pour déjeuner. Il s’aperçut alors que le jour était déjà fort avancé.