Peveril du Pic/Chapitre 22

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 278-286).


CHAPITRE XXII.

LE SOUPER.


Quoique vêtu d’un habit de paysan, il savait mieux, que qui que ce fût aux tables de la cour, l’art de découper un faisan.
La Table d’Hôte.


La personne qui se présenta à la porte de la petite auberge pour recevoir Ganlesse, chanta, en s’avançant, ce couplet d’une vieille ballade :

« Bonsoir, l’ami Dickon ;
Avez-vous fait un bon voyage ?
Qu’apportez-vous pour le tendron
Que va lier le mariage ? »

Ganlesse répondit sur le même ton :

« Sois tranquille, mon bon Robin ;
Le sort ne nous est pas contraire,
Lorsqu’il met dans ma gibecière,
Au lieu d’un lièvre un très-beau daim.»

« Vous avez donc manqué votre coup ? dit l’autre. — Je ne l’ai pas manqué, te dis-je, répondit Ganlesse ; mais tu ne songes jamais qu’à ton métier. Puisse la peste qui lui appartient s’y attacher, bien que ce métier t’ait fait ce que tu es ! — Ne faut-il pas qu’un homme vive ? Dickon[1] Ganlesse, dit l’hôte. — C’est bon, c’est bon : souhaite la bienvenue à mon ami pour l’amour de moi ; le souper est-il prêt ? — Il fume comme un sacrifice. Chaubert a fait de son mieux. Ce drôle est un trésor : donnez-lui une chandelle d’un farthing, il vous fera un bon souper avec cela. Entrez, monsieur ; l’ami de mon ami est bien venu, comme on dit dans mon pays. — Il faut d’abord songer à nos chevaux, » dit Peveril, qui commença à douter singulièrement du caractère de son compagnon. « Cela fait je suis à vous. »

Ganlesse siffla une seconde fois, et un valet d’écurie parut, qui se chargea des chevaux. Alors nos deux voyageurs entrèrent.

La salle publique de cette humble auberge paraissait avoir subi quelques changements pour être en état de recevoir des hôtes d’un rang distingué. On y voyait un buffet, un lit de repos, et quelques autres meubles d’un style qui contrastait avec l’apparence de ce lieu. La nappe, qui était déjà mise, était du damassé le plus fin ; les cuillers, les fourchettes, etc., étaient d’argent. Peveril regardait tous ces apprêts avec surprise. Examinant de nouveau son compagnon Ganlesse d’un œil attentif, il ne put s’empêcher de remarquer, avec le secours de l’imagination peut-être, que, bien que son extérieur et ses traits n’eussent rien de distingué, et que ses vêtements fussent ceux de l’indigence, il y avait dans toute sa personne et dans ses manières cette aisance indéfinissable qui n’appartient qu’aux gens d’une haute naissance, ou à ceux qui ont l’habitude de fréquenter la meilleure société. Son ami, qu’il appelait Will Smith, quoique grand, de bonne mine, et beaucoup mieux vêtu que lui, n’avait pas le même bon ton, et était obligé d’y suppléer par une dose proportionnée d’assurance. Quels étaient donc ces deux personnages ? Peveril ne pouvait pas même le soupçonner. Tout ce qu’il avait pu faire, c’était d’observer leurs manières et d’écouter leur conversation.

Après avoir parlé un moment à voix basse, Smith dit à son compagnon : « Il faut que nous allions donner un coup d’œil à nos chevaux pendant dix minutes, et que nous laissions Chaubert remplir ses fonctions. — Ne paraîtra-t-il pas pour nous servir ? demanda Ganlesse. — Qui ? lui ! changer une assiette ou présenter un verre ! vous oubliez donc de qui vous parlez. Un tel ordre suffirait pour qu’il se perçât de son épée. Il est déjà presque au désespoir, parce qu’on n’a pu avoir d’écrevisses. — Quel malheur, s’écria Ganlesse ; le ciel me préserve d’ajouter encore à une telle calamité ! Allons donc à l’écurie ; nous verrons si nos coursiers mangent leur provende, pendant qu’on nous prépare la nôtre. »

Ils se rendirent en conséquence à l’écurie, qui, bien que misérable, avait été promptement fournie de tout ce qui pouvait être nécessaire à quatre excellents chevaux, parmi lesquels était celui que venait de monter Ganlesse ; le groom[2] s’occupait à l’étriller à la lueur d’un gros cierge.

« Voilà comme je suis catholique, » dit Ganlesse, en riant, et en voyant Peveril remarquer avec étonnement cette preuve d’extravagance. « Mon cheval est un saint, et je lui brûle un cierge. — Sans demander une aussi grande faveur pour le mien, que je vois là-bas, derrière cette vieille cage à poulets, répliqua Peveril, je vais du moins le débarrasser de sa selle et de sa bride. — Le palefrenier se chargera de cela, dit Smith, il ne vaut pas la peine qu’un autre y touche ; et je vous jure que, si vous desserrez une seule de ses boucles, vous vous ressentirez tellement de cette occupation d’écurie, que vous ne trouverez pas plus de saveur à nos ragoûts qu’à du roast-beef, car vous serez incapable de les apprécier. — J’aime le roast-beef autant que les ragoûts, » dit Peveril, en se mettant en devoir de s’acquitter des fonctions que tout jeune homme doit savoir remplir au besoin ; « et quoique mon cheval ne soit qu’une pauvre rosse, il aimera mieux manger du foin et de l’avoine que de ronger son frein. »

Tandis qu’il débridait son cheval, et qu’il étendait un peu de litière sous le pauvre animal fatigué, il entendit Smith dire à Ganlesse : « Sur ma foi, Dick, tu es tombé dans la même méprise que le pauvre Slender ; tu as manqué Anne Page, et tu nous amènes à la place un grand flandrin de postillon. — Paix ! il t’écoute, répondit Ganlesse : j’ai mes raisons, tout va bien ; mais je t’en prie, dis à ton groom d’aider le jeune homme. — Quoi ! reprit Smith, croyez-vous que je sois fou ? demander à Tom Beacon, à Tom de Newmarket, à tous les Toms du monde, de toucher à un pareil quadrupède ? Il me renverrait sur-le-champ, il me congédierait, sur ma foi. C’est tout ce qu’il a pu faire que de se charger du vôtre, mon bon ami ; et si vous n’avez pas plus d’égard pour lui, il est probable que demain matin vous serez votre propre groom. — Eh bien ! Will, répondit Ganlesse, je te dirai que tu es entouré d’un tas de fainéants, de gueux, plus insolents que tous ceux qui ont jamais mangé les revenus d’un pauvre gentilhomme. — Fainéants ! oh, pour cela non, reprit Smith ; chacun de mes drôles fait une chose ou une autre d’une manière si parfaite qu’il y aurait péché à lui faire faire quelque autre chose que ce soit. Ce sont vos gens propres à tout qui sont des faiseurs de rien. Mais paix, voici le signal de Chaubert : le fat joue sur son luth l’air de Réveillez-vous, belle endormie. Allons, monsieur, dont je ne sais pas le nom, prenez de l’eau et lavez ces sales témoignages de la besogne que vous venez de faire ; car la cuisine de Chaubert est comme la tête de frère Beacon : Il est temps, il fut temps, et il ne sera plus temps. »

En parlant ainsi, et laissant à peine à Julien le temps de tremper ses mains dans un baquet et de les essuyer à une housse de cheval, il l’entraîna hors de l’écurie et le ramena dans la salle où le souper était servi.

Là tout était préparé pour le repas avec une délicatesse d’épicurien plus digne de la salle à manger d’un palais que de la misérable habitation où il se trouvait alors. Une fumée savoureuse s’échappait de quatre plats d’argent, fermés par quatre couvercles de même métal. Trois sièges étaient préparés pour les convives. À côté de la table en était une autre petite, du genre de celles qu’on appelle servantes, sur laquelle on avait dressé plusieurs flacons de cristal, qui élevaient leurs longs et gracieux cous de cygne au-dessus des verres. Un brillant couvert était aussi placé devant chaque convive ; et un petit nécessaire de maroquin garni d’argent étalait plusieurs petites bouteilles contenant les sauces les plus recherchées que l’art culinaire ait jamais inventées.

Smith, qui occupait la place inférieure, et qui paraissait agir comme président du festin, fit signe aux deux voyageurs de prendre place et de commencer. « Je n’attendrais pas le temps de dire un bénédicité, s’écria-t-il, fût-ce pour sauver de sa ruine une nation entière. Tous les réchauds du monde seraient inutiles, et Chaubert lui-même n’est rien, si ces mets ne sont mangés à l’instant même où il vient de les servir. Découvrons donc, et voyons ce qu’il nous a préparé. Oh ! oh ! un pâté de pigeons, un canard sauvage, de jeunes poulets, des côtelettes de venaison, et un espace vide au milieu. Hélas ! il est encore humide d’une larme tombée des yeux de Chaubert ; c’était là que devait être la soupe d’écrevisses. Il faut en convenir, le zèle du pauvre diable est mal récompensé par un salaire de dix louis par mois. — C’est une bagatelle, dit Ganlesse ; mais de même que vous, Will, il sert un maître généreux. »

Le repas commença donc, et quoique Julien eût vu souvent son ami le comte de Derby et d’autres seigneurs élégants affecter de grandes connaissances dans l’art de la cuisine, quoique lui-même ne fût pas ennemi des plaisirs de la table, il reconnut en cette occasion qu’il n’était qu’un pur novice. Ses deux compagnons, et principalement Smith, semblaient se regarder comme occupés de l’affaire la seule vraie, la seule importante de la vie, et ils y apportaient l’exactitude la plus minutieuse. Découper la viande de la manière la plus scientifique, l’assaisonner de la manière la plus convenable, avec tout le soin qu’un chimiste y eût apporté ; observer rigoureusement l’ordre dans lequel chaque plat devait succéder à l’autre, et faire pleine justice à tous, c’était une science de détails à laquelle Julien avait été complètement étranger jusqu’alors.

Ganlesse enfin fit une pause, et déclara que le souper était exquis. « Mais mon ami Smith, dit-il, où sont vos vins choisis ? En apportant dans le Derbyshire tout cet attirail d’argenterie, j’espère que vous ne nous avez pas laissés à la merci de l’ale du pays, qui est aussi épaisse et aussi trouble que la tête des vieux cavaliers qui la boivent. — Ne savais-je pas que je vous rencontrerais ici ? Dick Ganlesse, répondit l’hôte ; pouvez-vous me soupçonner d’un pareil oubli ? Il est vrai qu’il faut que vous vous contentiez de bordeaux et de Champagne, car mon bourgogne ne peut supporter le voyage, mais si vous avez un caprice pour le sherry[3] ou pour le vin de Cahors, j’ai dans l’idée que Chaubert et Tom Beacon en ont apporté quelques bouteilles pour leur consommation. — Mais peut-être ces messieurs ne se soucieront-ils pas de nous en faire part ? dit Ganlesse. — Fi donc ! dit Smith, ils ne le peuvent selon les règles de la civilité. Ce sont, en vérité, les meilleurs garçons du monde quand ils sont traités convenablement : ainsi donc si vous préférez… — Nullement, dit Ganlesse ; un verre de Champagne me suffira faute de mieux.


« Le bouchon partira sous mon doigt qui le presse. »


dit Smith ; et, dégagé du fil de fer qui l’entourait, le bouchon alla frapper le plafond de la bicoque. Chacun but un grand verre de ce breuvage pétillant, et Peveril eut assez de jugement et d’expérience pour le déclarer exquis. — Touchez là, jeune homme, » dit Smith en lui tendant la main, « voilà le premier mot de bon sens que vous ayez dit ce soir. — La sagesse, monsieur, répliqua Peveril, est comme la meilleure marchandise du colporteur ; il ne la montre jamais qu’aux gens capables de l’apprécier. — Voilà qui est piquant comme de la moutarde, répondit le bon vivant ; en bien, soyez sage, très-noble colporteur, et prenez un autre verre de ce même flacon que j’ai tenu dans une position oblique, pour l’amour de vous comme vous pouvez le voir, sans lui permettre de reprendre sa position perpendiculaire ; et buvez-le avant que la mousse s’abaisse et que l’esprit s’évapore. — Vous me faites beaucoup d’honneur, » répondit Peveril en acceptant un second verre, » et je vous souhaite un meilleur emploi que celui de mon échanson. — Vous ne pouvez en offrir un à Will Smith qui lui convienne mieux, dit Ganlesse. Beaucoup d’autres trouvent une jouissance égoïste dans les plaisirs des sens ; mais Will est heureux du plaisir qu’il donne aux autres, et il y trouve son profit. — Il vaut mieux aider les autres dans leurs plaisirs que de contribuer à leurs peines, maître Ganlesse, » répondit Smith avec tant soit peu d’amertume.

« Point de colère, Will, dit Ganlesse, et ne parle pas à la hâte, de peur de te repentir à loisir. Est-ce que je blâme l’intérêt que tu prends aux plaisirs des autres ? Tu multiplies ainsi les tiens de la manière la plus philosophique. Un homme n’a qu’un gosier ; il ne peut, en dépit de ses efforts, manger que cinq ou six fois par jour ; et toi, tu dînes avec chaque ami qui découpe un chapon, et tu fais couler le vin dans la gorge des autres depuis le matin jusqu’au soir, et sic de cœteris[4]. — Ami Ganlesse, repartit Smith, prends-y garde, je t’en prie : tu sais que je coupe les gorges aussi facilement que je les arrose. — Oui, oui, » répondit Ganlesse d’un ton d’insouciance, « je sais que je t’ai vu porter l’épée à la gorge d’un Hoganmogan des Pays-Bas, lequel n’aimait à l’ouvrir que pour y faire passer les objets de ton aversion naturelle et mortelle, c’est-à-dire du fromage de Hollande, du pain de seigle, des harengs salés, des oignons, du genièvre. — Par pitié, n’achève pas cette énumération, dit Smith ; les paroles que tu prononces neutralisent l’effet des parfums, et remplissent l’appartement d’une odeur qui ressemble à celle d’un plat de salmigondis. — Mais pour une épiglotte comme la mienne, continua Ganlesse, qui hâte le passage des morceaux les plus friands par le bordeaux que tu nous verses, tu ne peux, même dans tes plus violents accès de dépit, souhaiter un destin pire que d’être doucement serré par deux bras d’albâtre. — Par une corde de dix sous, s’écria Smith, mais non pas jusqu’à ce que mort s’ensuive, afin qu’on pût ensuite vous arracher les entrailles, vous trancher la tête, et vous couper le corps par morceaux, pour que Sa Majesté en disposât selon son bon plaisir[5]. Comment trouveriez-vous cela, maître Richard Ganlesse. — Je l’aimerais autant que vous aimeriez un dîner de pain de son et de potage au lait, extrémité à laquelle vous espérez bien n’être jamais réduit ; mais tout cela ne m’empêchera pas de boire à votre santé un verre de ce vrai bordeaux. »

À mesure que le bordeaux circulait, la gaieté des convives augmentait ; et Smith, posant les plats vides sur la servante, frappa du pied sur le plancher, et à l’instant la petite table, s’enfonçant par une trappe, remonta bientôt chargée d’olives, de tranches de langue de bœuf, de caviar et d’autres choses propres à exciter la soif, et à faire vider les bouteilles. — Vraiment, Will, dit Ganlesse, tu es meilleur mécanicien que je ne l’imaginais : c’est une chose merveilleuse que le peu de temps qu’il t’a fallu pour transporter tes invitations dans le Derbyshire. — Une corde et des poulies ne sont pas difficiles à trouver, et avec une scie et un rabot je puis organiser cette mécanique dans l’espace d’une demi-journée. J’aime ce genre de service prompt et secret. Tu sais que ce fut là le fondement de ma fortune. — Ce peut en être la ruine aussi, Will, répondit son ami. — C’est vrai, Dick ; mais dum vivimus, vivamus[6], telle est ma devise ; c’est pourquoi je bois à la santé de la dame que vous savez. — Soit ! » répondit l’autre, et le flacon passa de main en main.

Julien ne jugea pas à propos de refroidir la gaieté du festin en se piquant de sobriété ; car il espérait que, dans la chaleur de la conversation, il parviendrait à deviner quelque chose du caractère et des vues de ces étranges compagnons. Mais ce fut vainement qu’il écouta. Leur entretien vif et animé avait souvent rapport à la littérature du temps, que le plus âgé paraissait connaître parfaitement. Ils parlaient ainsi très librement de la cour, et surtout de cette classe nombreuse de gens qui passaient alors pour hommes d’esprit et de plaisir, et dont il était assez naturel de supposer qu’eux-mêmes faisaient partie.

Enfin le sujet général de toutes les conversations, le complot des papistes, fut mis sur le tapis. Ganlesse et Smith paraissaient avoir à cet égard les opinions les plus opposées. Si le premier ne croyait pas à toutes les révélations de Titus Oatès, il prétendait du moins qu’elles étaient confirmées en grande partie par le meurtre de sir Edmonsbury Godfrey et par les lettres de Coleman au confesseur du roi de France.

Avec beaucoup plus de bruit et des arguments bien moins puissants, Will Smith n’hésitait pas à nier entièrement l’existence du complot, qu’il tournait en ridicule ; et il déclara que c’était une des terreurs les plus absurdes qui se fussent jamais emparées des esprits. « Je n’oublierai jamais, dit-il, les funérailles originales de sir Godfrey. Deux vigoureux ministres, armés de l’épée et du pistolet, montèrent en chaire pour préserver le troisième qui prêchait d’être assassiné à la face de la congrégation. Trois ministres dans une chaire ! c’est comme trois soleils dans un hémisphère. Faut-il s’étonner qu’on ait été effrayé d’un tel prodige ?

— Quoi donc, Will, reprit Son compagnon, êtes-vous du nombre de ceux qui croient que le bon chevalier s’est tué lui-même pour accréditer l’histoire du complot ? — Non, sur ma foi ! répondit l’autre, mais quelque protestant peut fort bien avoir fait le coup pour lui, afin de donner à l’affaire une couleur plus vraisemblable. J’en appelle à notre silencieux ami : cette solution n’est-elle pas la plus vraisemblable ? — Je vous prie de m’excuser, messieurs, dit Julien, je viens de débarquer en Angleterre, et j’ignore entièrement les circonstances particulières qui ont jeté le pays dans cet état de fermentation. Ce serait une présomption impardonnable à moi d’oser me prononcer entre deux personnes qui discutent ce sujet d’une manière si habile. D’ailleurs, pour être sincère, je vous avouerai que je suis fatigué ; votre vin a plus de puissance que je ne m’y attendais, ou bien j’ai peut-être bu plus que je n’en avais l’intention. — Si une heure de sommeil peut vous rafraîchir, dit Ganlesse, ne faites avec nous aucune cérémonie. Voici votre lit, ou du moins ce que nous pouvons vous offrir comme tel ; c’est un vieux sopha à la mode hollandaise. Demain de bonne heure nous serons prêts à partir. — Et pour cela, dit Smith, je propose de rester toute la nuit. Il n’y a rien que je déteste plus qu’un lit dur. Débouchons donc une autre bouteille, et cherchons quelque couplet satirique pour nous aider à la vider.


Ah ! que le diable emporte et complots et papistes
Et Titus Oatès, qui nous a rendus tristes !


— Mais notre hôte puritain ? dit Ganlesse. — Je l’ai dans ma poche, brave homme : ses yeux, ses oreilles, son nez et sa langue, tout est en ma possession. — Dans ce cas, lorsque vous lui rendrez ses yeux et son nez, je vous prie de garder ses oreilles et sa langue, reprit Ganlesse. La vue et l’odorat sont bien assez pour un tel maraud : quant à l’ouïe et la parole, ce sont deux facultés auxquelles il ne doit avoir aucune prétention. — J’avoue que ce serait bien fait, répondit Smith ; mais ce serait dérober une proie à la potence, et je suis un bon garçon qui veux laisser au diable ce qui lui est dû. »


Joie et plaisir au grand César,
Longue vie, amour et bombance ;
Que le roi vive à jamais ! car
Nous respecterons sa puissance.


Pendant cette espèce de bacchanale, Julien, bien enveloppé dans son manteau, s’était étendu sur le sopha. Ses yeux restèrent un moment dirigés vers la table qu’il venait de quitter. La clarté des bougies commençait à lui paraître moins vive. Le son des voix frappait encore son oreille, mais ne produisait plus aucune impression sur son esprit. Enfin, au bout de quelques minutes, il s’était endormi plus promptement qu’il ne lui était arrivé de le faire pendant tout le cours de sa vie.



  1. Dickon et Dick sont des abréviations familières de Richard. a. m.
  2. Valet d’écurie. a. m.
  3. Vin de Xérès, près de Cadix. a. m.
  4. Et ainsi des autres. a. m.
  5. Supplice dont les lois anglaises punissent le crime de lèse-majesté. a. m.
  6. Sachons profiter de la vie. a. m.