Peveril du Pic/Chapitre 13

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 164-176).


CHAPITRE XIII.

LA SURPRISE.


Les parents ont des cœurs inflexibles ; les pleurs ne sauraient les émouvoir.
Otway.


Lorsque Alice Bridgenorth entra dans l’appartement où son amant l’attendait depuis si long-temps et avec tant d’impatience, ce fut d’un pas lent et d’un air composé. Il y avait dans sa toilette une symétrie et une attention qui faisaient ressortir la simplicité puritaine, et qui parut à Julien d’un mauvais augure ; car, bien que le temps qu’une femme passe à sa toilette puisse, dans beaucoup de cas, indiquer le désir de paraître à son avantage dans une semblable entrevue, il y a cependant certains arrangements cérémonieux, certains détails de parure qui annoncent la résolution formée d’avance de traiter un amant avec cette froide politesse si ennemie de l’abandon et de la confiance.

La robe de couleur sombre, le bonnet pincé et plissé, qui renfermait soigneusement une forêt de longs cheveux bruns, la petite collerette et les longues manches auraient paru avec un grand désavantage sur une forme moins gracieuse que celle d’Alice ; mais ses proportions exquises, quoiqu’elles n’eussent point encore atteint ce degré qui constitue la beauté parfaite d’une femme, étaient telles qu’elles pouvaient supporter ce costume ingrat, et même lui prêter un charme secret. Sa peau blanche et fine, ses yeux bruns, son front d’albâtre, offraient cependant moins de beautés régulières que sa taille, et auraient peut-être été plus susceptibles d’une juste critique. Mais il y avait une vivacité spirituelle dans son enjoûment et une sensibilité profonde dans sa gravité, qui faisaient qu’Alice était, dans la conversation, si séduisante par son langage et ses manières, si touchante par la simplicité et la pureté de ses pensées, qu’elle eût éclipsé les beautés les plus brillantes. Il n’est donc pas étonnant qu’un caractère ardent comme celui de Julien, subjugué par de tels charmes et par l’attrait du mystère qui présidait à toutes ses relations avec Alice, préférât la recluse de Black-Fort à toutes les femmes aimables qu’il pouvait rencontrer dans le monde.

Son cœur battit violemment lorsqu’elle parut ; à peine put-il proférer un mot, et son salut respectueux prouva seul qu’il s’apercevait de sa présence.

« C’est une dérision, monsieur Peveril, » dit Alice en s’efforçant de prendre un ton de fermeté que secondaient assez mal les accents de sa voix tremblante ; « c’est une dérision, et c’en est une bien cruelle. Vous venez dans ce lieu solitaire, habité seulement par deux femmes trop simples pour vous ordonner d’en sortir, trop faibles pour vous y forcer ; vous y venez en dépit de mes prières, au préjudice de votre temps, au mépris de ma réputation, déjà compromise peut-être. Vous abusez de votre pouvoir sur la femme faible et bonne à laquelle je suis confiée. C’est ainsi que vous agissez ; et vous croyez réparer le mal que vous faites par de profonds saluts et une politesse contrainte ! Une semblable conduite est-elle juste, est-elle honorable… ? Dites, » ajouta-t-elle, après un moment d’hésitation, « est-elle inspirée par la tendresse ?

Le son de voix mal assuré avec lequel ces derniers mots furent prononcés, et l’accent de doux reproche qui les accompagnait, allèrent droit au cœur de Julien.

« S’il existait, dit-il, un moyen de vous prouver, au péril de ma vie, mon estime, mon respect et mon amour passionné, le danger me serait cent fois plus cher que le plaisir ne me le fut jamais. — Vous m’avez tenu trop souvent ce langage, répondit Ahce ; et il est tel que je ne dois plus, que je ne désire plus l’entendre. Je n’ai point de tâche à vous imposer, point d’ennemis à vaincre, nul besoin de protection nulle envie, Dieu le sait ! de vous exposer à aucun danger : le seul que j’ai à redouter pour moi est dans vos visites ici. Croyez-moi, domptez votre caractère fougueux, tournez d’un autre côté vos pensées et vos soins, et je n’aurai plus rien à demander au ciel, plus rien à souhaiter. Faites usage de votre raison ; considérez le tort que vous vous portez à vous-même, l’injustice dont vous vous rendez coupable envers nous, et souffrez que je vous conjure encore une fois, en termes très-clairs, de vous éloigner d’ici jusqu’à ce que… jusqu’à ce que… — Jusqu’à quand, Alice ? jusqu’à quand ? » interrompit vivement Julien. « Imposez-moi une absence aussi longue que votre sévérité le voudra : mais qu’elle ne soit point éternelle ! Dites-moi de m’éloigner pour des années, mais laissez-moi revenir quand ce temps sera écoulé ; et quelque lent, quelque pénible que soit son cours, la pensée qu’il doit avoir un terme me donnera la force de vivre pendant cet exil. Laisse-moi donc te conjurer, Alice, de fixer un terme à cette séparation, et de me dire jusqu’à quand je dois languir loin de toi ! — Jusqu’au moment où vous ne verrez plus en moi qu’une sœur et une amie. — C’est donc une sentence de bannissement perpétuel ! dit Julien. Appelez-vous mettre un terme à mon exil que d’y attacher une condition impossible à remplir ? — Et pourquoi serait-elle impossible, Julien ? » demanda-t-elle d’une voix douce et persuasive. « Dites, n’étions-nous pas plus heureux avant que vous eussiez levé le masque qui vous cachait, et déchiré le voile qui couvrait mes yeux abusés ! Nos entrevues n’étaient-elles pas pleines de bonheur, nos heures ne s’écoulaient-elles pas dans une douce joie, et ne nous séparions-nous pas sans chagrin, sans amertume, parce que nous ne transgressions aucun de nos devoirs, et que notre conscience ne nous faisait aucun reproche ? Ramenez cet état d’heureuse ignorance, et vous n’aurez aucune raison de m’appeler cruelle. Mais lorsque vous ne formez que des projets chimériques, lorsque vous ne savez employer que le langage de la violence et de la passion, vous me pardonnerez si je vous déclare maintenant, et pour la dernière fois, que, puisque Deborah se montre incapable de répondre à la confiance dont on l’honore, et m’expose par son imprudence à de telles persécutions, j’écrirai à mon père, afin qu’il me choisisse une autre résidence, et en attendant je me réfugierai chez ma tante à Kirk-Truagh. — Écoutez-moi, fille impitoyable, dit Peveril, écoutez-moi, et vous verrez combien je suis disposé à vous obéir, à me soumettre à la moindre de vos volontés. Vous dites que vous étiez heureuse lorsque nous ne parlions pas du sujet qui nous occupe aujourd’hui : en bien ! au prix même de mon repos, je saurai étouffer mes propres sentiments, et ce temps fortuné renaîtra. Je vous verrai ; je me promènerai avec vous, je lirai avec vous, mais comme un frère avec sa sœur, comme un ami avec son ami. Les pensées qui occuperont mon âme, qu’elles soient d’espérance ou de désespoir, resteront ensevelies dans le silence, et ma bouche ne les trahira plus. Ainsi désormais je ne pourrai plus vous offenser. Deborah sera toujours présente à nos entretiens, afin de prévenir le moindre mot, le moindre signe qui pourrait vous déplaire. La seule grâce que j’implore, c’est que vous ne me fassiez pas un crime de ces pensées, qui sont la partie la plus chère de mon existence : car, croyez-moi, il y aurait plus de justice, plus de pitié à m’arracher l’existence même. — C’est bien là le langage exalté de la passion, Julien, répondit Alice Bridgenorth ; c’est notre égoïsme et notre opiniâtreté qui nous font regarder comme impossible tout ce qui nous déplaît. Je n’ai de confiance ni dans le plan que vous proposez, ni dans votre résolution, et je n’en ai pas davantage dans la protection de Deborah. Jusqu’à ce que vous soyez capable de renoncer franchement et pleinement aux projets insensés que vous avez formés, nous devons être étrangers l’un à l’autre ; et même, puissiez-vous y renoncer dès aujourd’hui, le meilleur parti serait encore de nous séparer pour long-temps, et pour l’amour du ciel, que ce soit le plus tôt possible ! Peut-être est-il déjà trop tard pour prévenir quelque événement fâcheux… N’ai-je point entendu du bruit ? — C’est Deborah, répondit Julien, ne vous effrayez point, Alice : nous sommes à l’abri de toute surprise. — Que voulez-vous dire par là ? reprit Alice, je n’ai rien à cacher, rien à craindre. Je ne cherchais pas cette entrevue, je l’ai évitée aussi longtemps que je l’ai pu, et je désire vivement de la voir se terminer. — Pourquoi un tel désir, Alice, puisque vous dites que cette entrevue doit être la dernière ? — Pourquoi abréger des instants qui doivent passer si vite ? Le bourreau lui-même ne presse pas le malheureux agenouillé sur l’échafaud de hâter sa prière. Ne voyez-vous pas que je raisonne aussi froidement que vous pouvez le désirer ? que vous manquez vous-même à votre parole, et que vous détruisez l’espérance que vous m’avez donnée ? — Quelle parole, quelle espérance vous ai-je donnée, Julien ? demanda Alice ; c’est vous seul qui vous créez un chimérique espoir ; et vous m’accusez ensuite de détruire ce qui n’eut jamais aucun fondement. Prenez pitié de vous, prenez pitié de moi, de nous deux enfin ! éloignez-vous, et ne revenez que lorsque vous pourrez être plus raisonnable. — Plus raisonnable, répéta Julien ; c’est vous, vous Alice, qui me ferez perdre entièrement la raison. Ne m’avez-vous pas dit que si nos parents consentaient jamais à notre union, vous cesseriez de votre côté d’être contraire à mes vœux ? — Non, non, non, » dit Alice, précipitamment et en rougissant, « je n’ai pas dit cela ; Julien, c’est votre folle imagination qui a interprété ainsi mon silence et ma confusion. — Et vous ne voulez pas le dire aujourd’hui ! reprit Julien. Oh ! je le vois trop bien : quand même tous les obstacles disparaîtraient, j’en trouverais encore un dans le cœur froid et glacé de celle qui ne répond à l’amour le plus sincère et le plus tendre que par l’indifférence et le mépris. Est-ce là, » ajouta-t-il avec une émotion profonde, « ce qu’Alice Bridgenorth dit à Julien Peveril ? — En vérité, Julien, » dit la jeune fille les yeux pleins de larmes, « je n’ai pas dit cela ; je n’ai rien dit, et je ne dois rien dire sur ce que je ferai si des circonstances qui ne peuvent point arriver venaient à se présenter. En vérité, Julien, vous ne devriez pas me presser ainsi. Seule, sans protection, prenant de l’intérêt, beaucoup d’intérêt à votre bonheur, pourquoi me solliciter de dire ou défaire ce qui pourrait manquer de m’ôter ma propre estime ? pourquoi chercher à me faire avouer de l’affection pour celui dont le destin m’a séparée à jamais ? C’est un manque de générosité, c’est une cruauté ; c’est vouloir pour vous une jouissance égoïste et passagère, aux dépens de tout ce que le devoir et l’honneur me commandent. — Assez, assez, » s’écria Julien avec des yeux étincelants ; « vous m’en avez dit assez, Alice, pour m’imposer silence, je ne vous presserai pas davantage. Mais vous vous exagérez les obstacles qui nous séparent : ils disparaîtront… il faudra qu’ils disparaissent. — Vous avez déjà dit cela, répondit Alice, et votre propre témoignage montre ce que de telles espérances ont de raisonnable. Vous n’avez pas même osé vous en ouvrir à votre père, comment vous risqueriez-vous à en parler avec le mien ? — Bientôt, je l’espère, je vous mettrai en état de prononcer à cet égard. Le major Bridgenorth, si j’en crois ce que dit ma mère, est un digne, un estimable homme. Je lui rappellerai que c’est aux soins de ma mère qu’il doit ce trésor, la consolation de sa vie ; et je lui demanderai si, pour prix de ces tendres soins, il doit la priver de son fils. Que je sache seulement où le trouver, Alice, et bientôt vous apprendrez si j’ai craint de plaider ma cause devant lui. — Hélas ! répondit Alice, vous savez l’ignorance où je suis moi-même sur le lieu que mon père habite. Que de fois je l’ai supplié ardemment de me laisser partager sa solitude, ou d’être la compagne de sa vie errante ! Mais ses courtes et rares visites sont les seules occasions où il me soit permis de jouir de sa société ; et pourtant, quelque faibles que puissent être mes moyens de consolation, je pourrais adoucir, j’en suis sûre, la tristesse qui le poursuit et l’oppresse. — Oui, nous pourrions le consoler ensemble, dit Peveril. Oh ! combien je serais heureux de vous aider dans une si douce tâche ! Par nous tous les souvenirs pénibles s’effaceraient, toutes les vieilles querelles s’oublieraient, l’amitié du temps passé renaîtrait ! Les préjugés de mon père sont ceux d’un Anglais, violent, il est vrai, mais susceptible d’être vaincu par la raison. Dites-moi donc où est le major Bridgenorth, et laissez-moi le soin du reste : ou bien encore apprenez-moi par quels moyens vous lui faites parvenir vos lettres, et j’essaierai sans retard de découvrir le lieu de sa résidence. — Ne le tentez pas, je vous en conjure, dit Alice ; il n’est déjà que trop accablé de chagrins : que penserait-il s’il apprenait que je suis capable d’encourager une liaison qui ne ferait, sans doute, qu’ajouter à ses peines ? D’ailleurs, quand même je voudrais, il me serait impossible de vous dire où il est maintenant. De temps en temps mes lettres lui parviennent par l’intermédiaire de ma tante Christian, mais son adresse, je ne la connais point. — Eh bien ! de par le ciel ! reprit Julien, j’épierai son arrivée dans cette île et dans cette maison ; et, avant qu’il t’ait serrée entre ses bras, Alice, il aura répondu à ma demande. — Faites donc cette demande à l’instant même, » dit une voix partie de derrière la porte, qui s’ouvrit en même temps avec lenteur ; « faites cette demande à l’instant, car vous voyez Ralph Bridgenorth ! »

À ces mots, le major entra dans l’appartement avec sa démarche lente et mesurée. Il ôta le chapeau rabattu et à haute forme qui lui ombrageait le front, et s’avançant au milieu de la salle, il jeta alternativement un regard pénétrant sur sa fille et sur Julien Peveril.

« Mon père ! » s’écria Alice, surprise et effrayée de son apparition subite en un pareil moment, « mon père, je ne suis point coupable. — Nous parlerons de cela tout à l’heure, Alice, dit Bridgenorth ; en attendant, retirez-vous dans votre appartement. Mon entretien avec ce jeune homme ne saurait avoir lieu en votre présence. — En vérité, mon père, en vérité, » dit Alice alarmée de ce que ces paroles semblaient annoncer, « Julien n’est pas plus coupable que moi ! C’est le hasard, le hasard seul qui a été cause de notre rencontre ! » Se précipitant alors vers son père, elle jeta ses bras autour de lui : « Oh ! ne le traitez pas sévèrement, mon père, il n’a pas voulu me faire d’injure. Ô mon père ! vous avez toujours été un homme sage, religieux, paisible… — Et pourquoi ne le serais-je plus ? Alice, » répondit Bridgenorth, en relevant sa fille presque tombée à ses genoux dans l’ardeur de ses supplications. « Sais-tu quelque chose, mon enfant, qui doive m’inspirer contre ce jeune homme une colère que la raison et la religion ne puissent réprimer ? Va, rentre dans ta chambre ; calme tes propres passions, apprends à les gouverner, et laisse-moi causer avec cet opiniâtre jeune homme. »

Alice se releva et sortit de l’appartement à pas lents et les yeux baissés. Julien la suivit du regard jusqu’à ce que le dernier pli de sa robe eût disparu derrière la porte, qui se referma. Alors il leva les yeux sur le major, puis il les baissa aussitôt. Bridgenorth continuait à l’examiner dans un profond silence. L’expression de son visage était triste, même austère, mais rien dans son regard n’indiquait l’agitation et le ressentiment. Il fit signe à Julien de prendre un siège, et en prit un lui-même. Alors il commença la conversation en ces termes :

« Vous sembliez, il n’y a qu’un instant, jeune homme, désirer vivement d’apprendre où vous pouviez me rencontrer. Du moins j’ai pu le conjecturer d’après le peu de mots que j’ai entendus par hasard : car j’ai osé enfreindre la loi des modernes convenances, et écouter un moment, afin de savoir quel était le sujet de l’entretien particulier d’un homme aussi jeune que vous avec une femme aussi jeune qu’Alice. — J’ose me flatter ; monsieur, » dit Julien, rappelant tout son courage, dans un moment qui semblait devoir amener une solution décisive, « que vous n’avez rien entendu de ma part qui ait pu offenser un homme auquel je dois un respect si profond, quoiqu’il m’ait été jusqu’à présent inconnu. — Au contraire, » répondit Bridgenorth avec le même ton de gravité ; « je suis content de voir que vous voulez ou que vous paraissez vouloir traiter avec moi plutôt qu’avec ma fille. Je crois seulement que vous auriez mieux fait d’abord de vous ouvrir à moi seul de cette affaire, puisqu’elle me regarde essentiellement. »

Toute l’attention et la finesse de Julien ne purent découvrir si Bridgenorth parlait sérieusement ou avec ironie. Doué néanmoins de plus de pénétration que son peu d’expérience ne l’eût fait supposer, il résolut intérieurement de chercher à deviner le caractère de celui auquel il parlait. Dans ce dessein, réglant sa réponse sur l’observation du major, il lui dit que, n’ayant pas l’avantage de connaître le lieu qu’il habitait, il avait cru devoir recourir à sa fille.

« Que vous avez vue aujourd’hui pour la première fois ? demanda Bridgenorth. Est-ce ainsi que je dois l’entendre ? — Non, » répondit Julien en baissant les yeux ; « je suis connu de votre fille depuis plusieurs années ; et ce que je désirais vous dire concerne son bonheur et le mien. — Je crois vous comprendre, reprit Bridgenorth, comme les hommes charnels se comprennent mutuellement lorsqu’il s’agit des choses de ce monde. Vous êtes attaché à ma fille par les liens de l’amour, je le sais depuis longtemps. — Vous, monsieur Bridgenorth ! s’écria Julien, vous le savez depuis long-temps ? — Oui, jeune homme ; pensez-vous que le père d’Alice Bridgenorth eût souffert que sa fille unique, le seul gage de la tendresse de celle qui est maintenant un ange dans le ciel, fût restée dans cette retraite, s’il n’eût eu un moyen sûr d’être instruit de toutes ses actions ? J’ai été moi-même témoin des vôtres et des siennes plus que vous ne l’imaginez, et quoique absent, le pouvoir de surveiller votre conduite était encore entre mes mains. Jeune homme, on dit qu’un amour tel que celui que vous nourrissez pour ma fille apprend à être subtil ; mais, croyez-moi, il ne saurait donner plus de clairvoyance que l’amour paternel. »

Le cœur de Julien palpitait d’émotion et de joie. « Puisque vous connaissez depuis si long-temps nos relations, dit-il à Bridgenorth, puis-je me flatter que vous ne les avez point désapprouvées ? »

Le major garda le silence quelques instants, et répondit ensuite : « Non, je ne les désapprouve pas à quelque égard : certainement non. S’il en était autrement, si j’avais remarqué de votre côté ou de celui de ma fille la moindre chose qui tendît à rendre vos visites ici dangereuses pour elles et désagréables pour moi, elle ne serait pas restée long-temps habitante de cette solitude, et même de cette île. Cependant ne vous hâtez pas d’en conclure que tout ce que vous désirez à cet égard puisse s’accomplir avec promptitude et facilité. — Je prévois, il est vrai, des difficultés, répondit Julien ; mais aidé de votre bienveillante adhésion, je crois pouvoir les surmonter. Mon père est noble et généreux ; ma mère bonne et sensible, ils vous aimaient autrefois, ils vous aimeront encore, je l’espère. Je serai le médiateur entre vous ; la paix et l’harmonie reviendront habiter notre voisinage, et… »

Bridgenorth l’interrompit par un sourire ironique : du moins ce sourire parut tel en passant sur sa figure sombre et mélancolique. « Ma fille avait raison de dire, il n’y a pas long-temps, que vous étiez un faiseur de songes, un architecte occupé sans cesse de plans fantastiques comme les rêves de la nuit. Savez-vous bien ce que vous me demandez, jeune homme, en me demandant ma fille, mon unique enfant, la somme de tous mes biens terrestres ? Vous me demandez la clef de la seule fontaine où mon âme puisse désormais trouver quelque rafraîchissement agréable. Vous voulez devenir le seul gardien de mon bonheur ici-bas ; mais qu’avez-vous offert, qu’offrez-vous en retour d’un pareil trésor ? — Je ne sens que trop, » dit Peveril, déconcerté de voir qu’il s’était un peu trop tôt livré à l’espérance, « combien il doit vous être difficile et pénible de le céder. — Fort bien ; mais ne m’interrompez pas, reprit Bridgenorth, jusqu’à ce que je vous aie fait connaître la valeur de ce que vous avez à m’offrir en échange d’un don que vous désirez ardemment, quoi qu’il puisse valoir, et qui comprend tout ce que j’ai de précieux à léguer sur la terre. Vous pouvez avoir appris que, dans ces derniers temps, j’ai combattu les principes de votre père et de sa faction profane ; mais je ne fus jamais son ennemi personnel. — Jamais je n’ai entendu dire que vous l’ayez été, répondit Julien ; au contraire, et il n’y a qu’un instant que je vous rappelais que vous aviez été son ami. — Oui, et quand il était dans l’affliction ; moi j’étais dans la prospérité. Je ne manquais ni de la bonne volonté ni du pouvoir de lui prouver que j’étais son ami. La roue de la fortune a tourné, les temps ont changé. Un homme paisible et inoffensif pouvait espérer d’un voisin, devenu puissant à son tour, la protection qu’ont droit d’attendre, même de ceux qui lui sont étrangers, tous les sujets du même royaume, quand ils marchent fidèlement dans le chemin de la justice et de la loi. Qu’arrive-t-il ? Je poursuis, au nom du roi et des lois, une meurtrière dont la main est teinte du sang de mon parent ; et en pareil cas, j’avais droit d’appeler tout sujet lige pour m’aider à exécuter le mandat. Mon voisin, mon ancien ami, était tenu, comme homme et comme magistrat, de prêter main forte à la justice ; il était tenu, par la reconnaissance et les obligations dues à un ami, de respecter mes droits et ma personne ; mais bien loin de là, il se jette entre moi, moi le vengeur du sang répandu, et la criminelle devenue ma captive ; il me renverse, met ma vie en danger, et souille mon honneur, du moins aux yeux des hommes. Et, sous sa protection, la femme madianite, semblable à l’aigle de mer, atteint l’aire qu’elle s’est construite sur le rocher, et s’y cache jusqu’à ce que l’or habilement distribué à la cour ait effacé le souvenir de son crime ; et là elle ose braver la vengeance qui est due à la mémoire du plus brave et du meilleur des hommes. Mais, » ajouta-t-il en s’adressant au portrait de Christian, « tu n’es pas encore oublié, et si cette vengeance qui poursuit tes meurtriers marche lentement, elle marche d’un pas assuré. »

Il s’arrêta quelques instants, et Julien, impatient de savoir à quelle conclusion le major voulait arriver, se garda bien de l’interrompre. Au bout de quelques minutes, Bridgenorth reprit la parole.

« Ce n’est point parce que ces événements me sont personnels que j’en parle avec amertume ; ce n’est pas dans le ressentiment et le dépit de mon cœur que je les rappelle ici, bien qu’ils aient été la cause qui m’a banni de l’asile de mes pères, et de ce lieu sacré où reposent les dépouilles de tout ce que j’ai chéri sur la terre ! Un motif plus grave, parce qu’il touche à l’intérêt public, aigrit la querelle qui existe entre votre père et moi. Qui fut plus actif que lui à exécuter l’édit fatal du jour de la Saint-Barthélemy, jour odieux où tant de saints prédicateurs de l’Évangile furent chassés de leurs maisons, de leurs foyers, de leurs autels, de leurs églises, pour faire place à de vils débauchés, à des larrons impies ? Qui, lorsque quelques hommes dévoués au Seigneur se réunirent pour relever l’étendard abattu et faire triompher la bonne cause, fut le plus prompt à ruiner leurs projets, à les chercher, à les arrêter, à les persécuter ? Quel est celui par lequel je fus poursuivi de si près que je sentis sur mon cou la chaleur de son souffle ? Quel est celui dont le sabre nu brilla non loin de moi, tandis que j’errais dans les ténèbres, et que je me cachais comme un voleur dans la maison de mes pères ? C’était sir Geoffrey, c’était votre père ! Que pouvez-vous répondre à tous ces faits, et comment pouvez-vous les concilier avec vos désirs ? »

Julien, pour toute réponse, se borna à faire observer que ces événements s’étaient passés il y avait bien long-temps, à une époque de malheur où les factions ne connaissaient que la violence, ajoutant que M. Bridgenorth avait l’âme trop chrétienne pour conserver un amer ressentiment de toutes ces injures quand une voie de réconciliation s’ouvrait devant lui.

« Paix, jeune homme ! dit Bridgenorth ; tu parles de ce que tu ne connais pas. Pardonner nos injures personnelles, c’est le devoir d’un chrétien ; mais il ne nous est pas ordonné de pardonner aussi facilement celles qui ont été faites pour la cause de la religion et de la liberté : nous n’avons aucun droit d’absoudre de leur crime ceux qui ont versé le sang de nos frères, et rien ne nous impose la loi de leur serrer la main. » Il jeta de nouveau un regard sur le portrait de Christian, et se tut pendant quelques minutes, comme s’il eût craint de se livrer trop à son impétuosité ; puis il continua d’un ton plus doux :

« Je vous ai dit tout cela, Julien, afin de vous prouver combien serait impossible aux yeux d’un homme mondain l’union que vous désirez. Mais le ciel ouvre quelquefois une porte là où l’homme n’apercevait aucun moyen d’issue. Votre mère, Julien, pour une femme à qui la vérité est inconnue, est, selon le langage du monde, l’une des meilleures et des plus sages ; et la Providence, qui, en lui donnant une forme si belle, l’a animée d’un esprit aussi pur que le permet la fragilité originelle de notre nature, ne voudra pas, j’ose le croire, qu’elle continue à être un vase de colère et de perdition. Quant à votre père, je n’en dis rien ; il est ce qu’ont dû le faire le temps et l’exemple de ceux avec lesquels il a vécu ; il est ce que l’ont fait les conseils de ses prêtres ; encore une fois, je ne dis rien de lui, si ce n’est que j’ai sur lui un pouvoir dont il aurait déjà ressenti les effets, si son toit ne servait d’abri à un être qui aurait souffert de ses souffrances. Je ne désire pas la ruine de votre ancienne famille. Si je n’attache aucun prix à sa généalogie et aux honneurs dont elle se glorifie, je ne serais pas plus disposé à lui nuire que je ne le serais à abattre une vieille tour couverte de mousse, ou à déraciner un antique chêne. À moins que ce ne fût pour améliorer la voie publique et contribuer au bien général. Je n’ai donc aucun ressentiment contre la maison humiliée de Peveril, et je la respecte même jusque dans son humiliation. »

Il fit une seconde pause, comme s’il eût attendu quelque réponse de Julien. Celui-ci, malgré toute l’ardeur de sa passion, avait été trop habitué à l’idée de l’importance de sa famille, et il était trop respectueux envers son père et sa mère pour entendre sans un vif déplaisir cette partie du discours de M. Bridgenorth.

« La maison de Peveril n’a jamais été humiliée, répliqua-t-il. — Si vous disiez que les fils de cette maison n’ont jamais été humbles, répondit Bridgenorth, vous seriez plus près de la vérité. N’êtes-vous donc pas dans un véritable état d’humiliation ? n’êtes-vous pas ici le laquais d’une femme hautaine, le compagnon des jeux d’un jeune homme frivole ? Si vous quittez cette île pour aller à la cour d’Angleterre, vous verrez quel égard on y aura pour cette antique généalogie qui vous fait descendre de rois et de conquérants. Quelque ignoble ou obscène plaisanterie, un air impudent, un manteau brodé, une poignée d’or, et l’aplomb nécessaire pour la jouer sur une carte ou sur un dé, vous feront plus vite avancer à la cour de Charles II, que l’ancien nom de votre père, et le dévouement servile avec lequel il a sacrifié son sang et sa fortune pour la cause de Charles Ier. — Cela n’est que trop probable, j’en conviens, dit Peveril ; mais la cour ne sera jamais mon élément. Je vivrai, comme mes ancêtres, au milieu de mes vassaux, pour veiller à leurs besoins, pour juger leur différents… — Pour planter un mai et danser autour, » interrompit Bridgenorth, avec un de ces sourires ironiques et sombres qui passaient quelquefois sur son visage comme la clarté d’une torche funéraire sur les vitraux d’une église obscure. « Non, Julien, continua-t-il, ce n’est pas dans les temps où nous vivons qu’un homme peut être utile à son pays en se chargeant du rôle bas et servile de magistrat de campagne, ou des devoirs chétifs et insignifiants de petit seigneur de village. De grands desseins sont formés, et il faut que les hommes se prononcent entre Dieu et Baal. L’hydre de l’ancienne superstition commence à relever la tête et à tendre ses pièges, sous la protection des princes de la terre ; mais elle n’agite point sa tête hideuse sans qu’on l’observe et qu’on la surveille. Des milliers de véritables Anglais n’attendent que le signal convenu pour se lever comme un seul homme, et prouver aux rois de la terre la vanité de leurs combinaisons ! Nous saurons nous affranchir de leurs liens, et la coupe de leurs abominations n’approchera pas de nos lèvres. — Votre langage est un peu obscur, monsieur Bridgenorth, dit Peveril. Puisque vous me connaissez si bien, vous devez savoir aussi que, moi du moins, j’ai vu de trop près les superstitions de la cour de Rome pour désirer qu’elles se propageassent dans mon pays. — Oui ; et sans cela te parlerais-je aussi cordialement et aussi franchement ? dit Bridgenorth. Ne sais-je pas avec quelle présence d’esprit tu as déjoué les tentatives astucieuses que fit le prêtre d’une femme criminelle pour te détourner de la foi protestante ? Ne sais-je pas combien tu as été persécuté chez l’étranger ? Ne sais-je pas que non seulement tu as persisté dans ta croyance, mais encore que tu as soutenu la foi chancelante de ton ami ! Ne me suis-je pas dit alors : Cette conduite est digne du fils de Marguerite ? N’ai-je pas dit : « À présent, il ne voit encore que la lettre morte ; mais la semence ne tardera pas à germer, et l’esprit la vivifiera ? » Mais c’est assez parler de ce sujet. Pour aujourd’hui, cette maison est la tienne ; je ne verrai en toi ni le serviteur de cette fille d’Eshbaal, ni le fils de celui qui a attenté à ma vie et souillé mon honneur ; mais tu seras pour moi l’enfant de la femme sage et bonne sans laquelle ma race eût été éteinte. »

En parlant ainsi, il tendit à Julien sa main maigre et osseuse ; mais il y avait dans son invitation quelque chose de si lugubre et de si triste, que, quelle que fût la joie du jeune amant en songeant qu’il resterait si long-temps sous le même toit qu’Alice, peut-être même avec elle, et quoiqu’il reconnût la nécessité de tout faire pour se concilier les bonnes grâces de son père, il sentit néanmoins qu’auprès de lui son cœur était pour ainsi dire glacé.