Peveril du Pic/Chapitre 12

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 152-164).


CHAPITRE XII.

LES JEUNES AMANTS.


Hélas ! par tout ce que j’ai pu lire, par toutes les histoires et tous les contes que l’on m’a faits, je n’ai jamais appris que le fleuve d’amour eût un cours calme et tranquille.
Shakspeare. Songe d’une nuit d’été.


Le passage célèbre que nous avons mis à la tête de ce chapitre est fondé sur une expérience réelle, comme la plupart des observations du même auteur. Le moment où l’amour se fait sentir avec le plus de force est rarement celui qui fait entrevoir la réussite et le bonheur. L’état artificiel de la société oppose aux mariages précoces mille obstacles compliqués, et trop souvent ces obstacles deviennent insurmontables. Il y a bien peu d’hommes qui puissent remonter le cours de leur jeunesse sans retrouver le souvenir d’une tendre affection repoussée, ou trahie, ou contrariée par des circonstances funestes. Ces souvenirs de notre histoire secrète laissent souvent dans nos cœurs une teinte de romanesque, qui, même à une époque avancée de la vie au milieu des affaires les plus graves, ne nous permet pas d’écouter avec une indifférence absolue le récit d’un amour pur et véritable.

Julien Peveril avait placé justement ses affections de manière à s’assurer sa part complète de cette opposition que rencontrent si souvent les attachements contractés dans la première jeunesse. Cependant rien de plus naturel que sa conduite. Au commencement de son séjour dans l’île, dame Debbitch avait, par un pur effet du hasard, rencontré le fils de son ancienne maîtresse, celui qui avait été le premier l’objet de ses soins. Il pêchait dans la petite rivière dont on a déjà parlé, et qui arrosait la vallée habitée par Alice Bridgenorth ; la curiosité de la gouvernante vint aisément à bout de découvrir qui était ce jeune homme ; et outre l’intérêt que les femmes de son état prennent naturellement aux jeunes gens qu’elles ont élevés, elle fut enchantée de trouver l’occasion de parler des temps passés, du château de Martindale, et des amis qu’elle y avait laissés ; de sir Geoffrey et de son épouse, et quelquefois même de Lance-Outram le garde forestier.

Il est fort douteux que le seul plaisir de répondre aux questions de Deborah eût été assez puissant pour engager Julien à réitérer ses visites à la bonne dame de la vallée solitaire ; mais elle avait une compagne, une jeune et jolie fille, élevée dans la retraite et dans les goûts simples et modestes que la solitude inspire. Cette jeune fille était vive, spirituelle et questionneuse aussi ; elle écoutait, le sourire sur les lèvres et le plaisir dans les yeux, toutes les histoires que le jeune homme racontait et du château et de la ville.

Les visites de Julien à Black-Fort étaient rares, car mistress Deborah montrait une prudence qui n’était peut-être que le résultat de la crainte de perdre sa place, si quelque fâcheuse découverte avait lieu. Il est vrai qu’elle se fiait beaucoup à la croyance profondément enracinée et presque superstitieuse du major Bridgenorth, que la bonne santé de sa fille dépendait entièrement des soins assidus que lui donnait une personne instruite par lady Peveril elle-même à traiter le genre de maladie dont il avait si longtemps redouté que sa fille ne fût attaquée : cette croyance n’avait fait que s’accroître, grâce à l’adresse de Deborah, qui affectait toujours de prendre le ton d’un oracle lorsqu’il était question de la santé précieuse confiée à ses soins, et qui donnait à entendre d’un air d’importance que certaines règles mystérieuses étaient indispensables pour la maintenir dans l’état favorable où elle se trouvait.

C’est par cet artifice qu’elle avait obtenu pour Alice et pour elle une habitation séparée à Black-Fort ; car, dans l’origine, le major Bridgenorth avait résolu que sa fille et sa gouvernante habiteraient sous le même toit que la belle-sœur de sa défunte femme, la veuve de l’infortuné Christian. Mais une vieillesse prématurée, causée par le chagrin, avait atteint cette dame depuis long-temps ; et dans une courte visite que le major Bridgenorth fit à l’île de Man, il se convainquit sans peine que la maison de Kirk-Truagh serait un séjour fort triste pour sa fille. Dame Deborah, qui mettait un prix extrême à l’indépendance, s’efforça de tout son pouvoir d’augmenter la répugnance du major pour cette habitation, en lui faisant entrevoir mille dangers pour la santé de sa fille. La maison de Kirk-Truagh était, assurait-elle, beaucoup trop exposée aux vents d’Écosse, qui ne pouvaient qu’être très-froids, puisqu’ils venaient d’un pays où il y avait de la neige et de la glace au milieu de l’été. Bref, elle l’emporta, et fut mise en pleine possession de Black-Fort, maison qui, ainsi que Kirk-Truagh, avait appartenu autrefois à Christian, et qui appartenait maintenant à sa veuve.

Cependant il fut enjoint à la gouvernante et à sa pupille d’aller à Kirk-Truagh de temps en temps, et de se regarder toujours comme sous la direction et la surveillance de mistress Christian ; état d’assujettissement que Deborah ne manqua pas d’adoucir de tout son pouvoir, en prenant autant de liberté qu’elle l’osa, toujours animée, sans doute, par ce même esprit d’indépendance qui l’avait excitée, lorsqu’elle habitait Martindale, à rejeter avec mépris les avis de mistress Ellesmère.

Ce fut cette disposition prononcée à braver tout contrôle qui lui fit concevoir l’idée de procurer secrètement à Alice les moyens d’acquérir certains talents que les principes sévères du puritanisme auraient proscrits. Elle se hasarda à lui faire apprendre la musique et même la danse ; et le portrait du grave colonel Christian tremblait sur la boiserie à laquelle il était suspendu, tandis qu’Alice, légère comme une sylphide, et la pesante Deborah exécutaient ensemble des chassés et des pas de bourrée, au son d’une pochette qui résonnait aigrement sous l’archet de M. de Pigal, moitié contrebandier, moitié maître de danse. Mais le bruit de cette abomination parvint aux oreilles de la veuve du colonel, qui s’empressa d’en instruire Bridgenorth : l’arrivée subite de ce dernier prouva l’importance qu’il attachait à une pareille nouvelle. Si mistress Deborah se fût écartée de son rôle en ce moment, c’eût été le dernier de son autorité ; mais elle sut faire usage de ses armes habituelles.

a La danse, dit-elle, est un exercice réglé et mesuré par la musique, et le simple bon sens fait voir qu’il est le plus salutaire de tous pour une jeune personne délicate, surtout parce qu’on peut s’y livrer à la maison, quelque temps qu’il fasse au dehors. »

Bridgenorth écoutait ce langage en fronçant le sourcil, et son front se chargeait de nuages, lorsque Deborah, Voulant donner un exemple à l’appui de sa doctrine, prit sa viole dont elle jouait passablement, commença une ronde de Sellenger, et dit à Alice de danser et de faire attention à la mesure. Rougissant et souriant tout à la fois, la jeune fille, qui n’avait alors que quatorze ans, commença à se mouvoir avec grâce au son du vieil air anglais, tandis que son père, suivant de l’œil chacun de ses pas légers, remarquait avec joie les teintes vives et brillantes dont ses joues se coloraient à mesure qu’elle dansait. Lorsqu’elle eut fini, il la serra tendrement dans ses bras, écarta doucement de sa main paternelle les boucles de cheveux qui tombaient un peu en désordre sur son front, y déposa un baiser en souriant, et partit sans prononcer un seul mot de plus pour interdire un exercice qui produisait des effets si salutaires. Il ne jugea pas à propos de communiquer lui-même à mistress Christian le résultat de sa visite à Black-Fort ; mais elle ne tarda pas à l’apprendre par mistress Deborah, qui ne put s’empêcher de proclamer sa victoire dans la première visite qu’elle rendit à la veuve.

« C’est fort bien, » dit la vieille dame d’un ton sévère, « mon frère Bridgenorth vous a permis de faire de sa fille une Hérodiade[1] en permettant qu’elle apprenne à danser ; il ne vous reste plus qu’à lui choisir un partenaire pour figurer avec elle durant la vie. Comme il vous plaira ; quant à moi, je ne veux plus m’en mêler. »

En somme, le triomphe de dame Deborah, ou plutôt de dame Nature, en cette occasion, eut des résultats plus heureux que la gouvernante elle-même n’avait osé l’espérer. Pour mistress Christian, quoiqu’elle reçût avec tout le décorum possible les visites de formalité que lui faisaient Alice et Deborah, elle conserva tant de ressentiment du peu d’effet que ses remontrances avaient produit sur l’énorme péché dont sa nièce se rendait coupable en dansant au son d’une pochette, qu’elle parut avoir renoncé à se mêler de leurs affaires, et que dame Deborah Debbitch resta, à son grand contentement, maîtresse de diriger, comme elle l’entendrait, l’éducation d’Alice et le ménage, choses auxquelles la vieille tante s’était jusqu’alors très-vivement intéressée.

Elles vivaient dans cet heureux état de tranquillité et d’indépendance lorsque Julien visita pour la première fois leur habitation ; et il fut d’autant plus encouragé par la gouvernante à revenir, qu’elle voyait en lui le dernier des hommes avec lequel mistress Christian aurait voulu que sa nièce entretînt des relations, l’heureux esprit de contradiction poussant Deborah en cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, à ne considérer que fort légèrement ce qui était le plus convenable. Elle n’agit cependant pas sans quelque précaution. Elle savait très-bien qu’elle devait se mettre en garde non seulement contre l’envie qui pouvait revenir à mistress Christian de reprendre la surveillance de sa nièce, mais encore contre l’arrivée soudaine du major Bridgenorth qui ne manquait jamais de venir une fois par an à Black-Fort, au moment où on l’attendait le moins, et d’y rester quelques jours. Dame Debbitch exigea donc de Julien que ses visites fussent rares et qu’il consentît à passer pour un de ses parents aux yeux des deux servantes et d’un jeune garçon qui composaient toute leur maison. Il fut convenu en outre qu’il paraîtrait toujours sous l’habit de pécheur, vêtu de simple loughtan, c’est-à-dire, d’une espèce d’étoffe de laine du pays, qui est naturellement de la couleur du buffle et qui n’est susceptible d’aucune teinture. Elle pensait qu’au moyen de ces précautions, les visites de Julien à Black-Fort n’attireraient nullement l’attention, ou du moins qu’on n’y attacherait aucune importance, tandis qu’elles procureraient quelque distraction à son élève ainsi qu’à elle-même.

C’est ce qui arriva pendant les premiers temps de cette liaison, lorsque Julien n’était encore qu’un jeune adolescent et Alice une petite fille de deux ou trois ans plus jeune. Mais l’adolescent devint un jeune homme, et la petite fille une femme ; et mistress Deborah elle-même eut assez de jugement pour apercevoir le danger qu’offrait la continuation d’une pareille intimité. Elle saisit une occasion de révéler entièrement à Julien ce qu’était miss Bridgenorth ; et de lui faire connaître par quelles circonstances la discorde s’était mise entre leurs deux pères. Il écouta ce récit avec intérêt et surprise. N’ayant habité que par intervalles le château de Martindale, jamais il ne lui était arrivé d’entendre parler de ces divisions entre sir Geoffrey et Bridgenorth. Son imagination s’enflamma au récit de cette singulière histoire ; et, loin de se soumettre aux sages remontrances de Deborah et de s’éloigner insensiblement de Black-Fort, il déclara sans hésiter qu’il regardait sa rencontre avec Alice comme une manifestation de la volonté du ciel, qui les destinait probablement l’un à l’autre en dépit de tous les obstacles que la passion et les préjugés pourraient élever entre eux. Ils avaient été compagnons d’enfance, et il ne lui avait fallu qu’un léger effort de mémoire pour se rappeler le chagrin que lui avait causé la disparition subite et inattendue de sa petite compagne, qu’il devait retrouver un jour dans le premier éclat de sa beauté, sur une terre où tous deux étaient étrangers.

Dame Deborah resta confondue en voyant le fâcheux résultat de ses communications, et elle commença à s’effrayer sérieusement de ce que le moyen sur lequel elle avait compté devenait un aliment à la flamme qu’elle s’était flattée d’éteindre. Elle n’avait pas la tête organisée de manière à résister aux arguments mâles et énergiques d’un attachement passionné. Elle s’étonna, elle gémit, et sa faible opposition se termina par des pleurs, par des élans sympathiques, et par son consentement à ce que les visites de Julien continuassent, pourvu qu’il ne parlât jamais à Alice que le langage de l’amitié ; car, pour le monde entier, elle ne consentirait à rien de plus. Pourtant, ajouta-t-elle, elle n’était pas si simple qu’elle n’eût aussi ses pressentiments sur les desseins de la Providence à l’égard de ce jeune couple, et bien certainement Alice et Julien n’étaient pas moins faits pour être unis ensemble que les domaines de Martindale et de Moultrassie.

Vint alors une longue suite de réflexions, Martindale n’avait besoin que de très-peu de réparations pour être presque en aussi bon état que le château de Chatsworth. Quant à Moultrassie-House, on ne risquerait rien de le laisser tomber en ruine, ou, ce qui vaudrait mieux, lorsque l’heure de sir Geoffrey serait venue (car le bon chevalier avait du service et devait être bien cassé maintenant), cette maison pourrait servir d’habitation à la douairière, lady Peveril, qui s’y retirerait avec Ellesmère ; tandis qu’elle, mistress Deborah, souveraine de l’office et du garde-manger, régnerait comme femme de charge au château, et placerait peut-être la couronne matrimoniale sur la tête de Lance-Outram, pourvu qu’il ne fût ni trop caduc, ni trop gras, ni trop amateur de l’ale.

Telles étaient les visions séduisantes sous l’influence desquelles dame Deborah favorisait un attachement qui berçait aussi de ses songes enchanteurs Alice et son jeune amant.

Les visites du beau pêcheur devinrent de plus en plus fréquentes, et Deborah, quoique prévoyant tous les dangers d’une découverte, et ceux d’une explication entre Alice et Julien, explication qui devait nécessairement rendre leur situation encore plus délicate, se sentait subjuguée par l’enthousiasme du jeune amant, et se voyait forcée de laisser les événements suivre leur cours.

Le départ de Julien pour le continent vint interrompre ses visites à Black-Fort ; et s’il soulagea quelque peu dame Deborah de ses craintes secrètes, il répandit en même temps sur les traits d’Alice un air de langueur et d’abattement qui renouvela toutes les terreurs de Bridgenorth sur la santé de sa fille, la première fois qu’il revint visiter l’île de Man.

Deborah promit qu’elle aurait meilleur visage le lendemain matin, et elle tint parole. Elle avait gardé en sa possession depuis quelque temps une lettre que Julien lui avait envoyée pour sa jeune amie. Elle avait craint de la remettre comme billet doux ; mais de même que pour les leçons de danse, elle ne vit aucun inconvénient à la donner comme remède salutaire.

Il eut en effet tout le succès attendu ; et, le jour suivant, les joues de la jeune fille offraient une teinte de rose qui charma tellement les yeux et le cœur de son père, qu’en montant à cheval il glissa une bourse dans la main de Deborah, en lui recommandant de ne rien épargner de ce qui pouvait contribuer au bonheur de sa fille et au sien, et de nouveau il l’assura de toute sa confiance.

Cette preuve de générosité et de confiance de la part d’un homme aussi réservé et aussi méfiant que le major Bridgenorth donna un nouvel essort aux espérances de Deborah, et l’enhardit non seulement à remettre une seconde lettre de Julien à Alice, mais encore à encourager, plus ouvertement qu’elle ne l’avait fait encore, la liaison des deux amants, lorsque Julien fut de retour.

En dépit de toutes les précautions de ce dernier, le jeune comte finit par soupçonner que les exercices si fréquents de son ami dans cet endroit solitaire avaient un autre motif que la pêche ; et Julien lui-même, plus versé maintenant dans la connaissance du monde, ne tarda pas à sentir que ses visites réitérées, que ses promenades tête-à-tête avec une personne aussi jeune et aussi belle qu’Alice, pouvaient non seulement trahir le secret de son amour, mais encore nuire essentiellement à celle qui en était l’objet.

Frappé de cette idée, il s’abstint plus long-temps que de coutume de paraître à Black Fort ; mais la première fois qu’écoutant le besoin de son cœur il osa revenir dans le lieu qu’il n’aurait jamais voulu quitter, le changement survenu dans les manières d’Alice, le ton avec lequel elle sembla lui reprocher sa négligence, pénétrèrent jusqu’à son âme, et lui enlevèrent tout à coup l’empire que jusque-là il avait conservé sur lui-même. Il n’eut besoin que de quelques paroles énergiques pour faire comprendre à Alice toute la force de ses sentiments, et l’éclairer sur la nature de ceux qu’elle éprouvait elle-même. Elle versa des larmes en abondance ; mais toutes ne furent pas amères. Elle écouta dans une immobilité passive et silencieuse le récit animé qu’il lui fit des événements qui avaient divisé leurs familles ; car jusque-là tout ce qu’elle avait su, c’était que M. Peveril, attaché par des liens de parenté à la maison de là grande-comtesse ou souveraine de l’île de Man, devait employer quelques précautions pour visiter la parente de l’infortuné colonel Christian. Mais lorsque Julien termina son récit par les protestations brûlantes d’un éternel amour :

« Mon pauvre père ! s’écria-t-elle, est-ce donc là le résultat de tous tes soins ? Est-ce de la bouche du fils de celui qui t’a outragé, qui t’a banni de ton pays, que ta fille doit entendre sortir un tel langage ? — Vous vous trompez, Alice, vous vous trompez, répondit vivement Julien ; si je vous tiens ce langage, si le fils de Peveril s’adresse ainsi à la fille de Bridgenorth, s’il s’agenouille devant vous pour obtenir le pardon des injures qui ont été commises lorsque tous deux nous étions si jeunes, c’est une preuve que le ciel veut que notre affection éteigne toute discorde entre nos parents ; autrement pourquoi réunirait-il dans une vallée de l’île de Man ceux qu’il avait séparés enfants dans les montagnes du Derbyshire ? »

Quelque nouvelle que fût cette scène pour Alice, et surtout quelle que fût son émotion, elle était douée au plus haut degré de cette délicatesse exquise qui est si naturelle au cœur de la femme, et qui l’avertit secrètement de ce qui peut blesser les convenances dont elle ne doit jamais s’écarter.

« Levez-vous, monsieur Peveril, dit-elle, et ne soyez injuste ni envers vous ni envers moi : tous deux nous avons eu tort, grand tort ; mais ma faute à moi est le résultat de l’ignorance. Ô mon Dieu ! mon pauvre père qui a besoin de tant de consolations, dois-je encore ajouter à ses infortunes ! Levez-vous ! » répéta-t-elle d’un ton plus ferme : « si vous gardez plus long-temps cette attitude peu convenable, je sortirai de l’appartement, et vous ne me reverrez jamais ! »

Le ton d’autorité avec lequel Alice prononça ces paroles, imposa à l’impétuosité de son amant, qui obéit en silence et alla s’asseoir à quelque distance d’elle. « Julien, » lui dit-elle d’un ton plus doux et en voyant qu’il se disposait à reprendre la parole, « vous en avez assez dit, vous n’en avez dit que trop. Que ne m’avez-vous laissée dans le songe agréable pendant lequel j’aurais pu toujours vous écouter ! mais l’heure du réveil est arrivée. »

Peveril attendait la suite de ce discours comme un criminel attend sa sentence ; il sentait assez qu’une réponse faite avec autant de fermeté et de résolution, bien qu’avec une émotion visible, ne devait point être interrompue.

« Oui, nous avons eu tort, grand tort, répéta-t-elle ; et, si maintenant nous nous séparons pour toujours, la douleur que nous en ressentirons tous deux sera le juste châtiment de notre faute. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, et nous devons nous quitter le plus tôt possible ; en prolongeant notre intimité, nous ne ferions qu’augmenter le chagrin de la séparation. Adieu donc, Julien ! oubliez pour jamais que nous nous sommes revus ! — L’oublier, s’écria Julien, jamais ! jamais ! Pour vous, sans doute, c’est un mot facile à dire, une chose facile à faire ; mais pour moi l’un ou l’autre est la mort. Pourquoi doutez-vous que l’inimitié de nos parents, comme tant d’autres dont nous avons entendu parler, ne cède à la force de notre tendresse ? Vous êtes ma seule et unique amie ; je suis le seul ami que le ciel vous ait donné : pourquoi les fautes que d’autres ont commises pendant notre enfance nous sépareraient-elles ? — Vous parlez en vain, Julien, dit Alice ; j’ai pitié de vous, j’ai pitié de moi-même ; et peut être, en effet, est-ce moi qui, de nous deux, ai le plus besoin de pitié ; bientôt vous figurerez sur un nouveau théâtre où de nouvelles scènes, de nouvelles connaissances vous forceront bientôt à m’oublier, tandis que moi, dans cette solitude, comment pourrais-je oublier ?… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je supporterai ce que le sort me réserve ; et il ordonne que nous nous séparions. — Écoutez-moi encore un moment, dit Peveril ; ce malheur n’est pas, ne peut être sans remède : j’irai trouver mon père, j’emploierai l’intercession de ma mère, à laquelle il ne peut rien refuser ; j’obtiendrai leur consentement ; ils n’ont que moi d’enfant, et ils m’accorderont cette demande, ou ils me perdront pour toujours. Dites, Alice, si je reviens avec le consentement de mes parents, direz-vous encore avec ce ton si touchant, si triste, et en même temps si incroyablement résolu : « Julien, il faut nous séparer ! » Cruelle fille ! » ajouta-t-il en voyant qu’elle gardait le silence, « vous ne daignez pas même me répondre. — On ne répond pas à ceux qui parlent en rêvant, dit Alice ; vous me demandez ce que je ferais si une impossibilité venait à se réaliser. Quel droit avez-vous de faire de telles suppositions, et de m’adresser de telles questions ? — L’espérance, Alice, l’espérance ! le dernier soutien du malheureux ; l’espérance dont vous-même vous ne serez certainement pas assez cruelle pour me priver. L’espérance n’est-elle pas toujours là pour lutter contre les obstacles, les incertitudes, les dangers, quand bien même elle ne doit pas triompher ? Encore une fois, répondez-moi, je vous en conjure : si je viens demander votre main au nom de mon père, au nom ma mère, à qui, en partie, vous devez la vie, que me répondrez-vous ? — Je vous enverrai à mon père, » dit Alice en rougissant et en détournant les yeux ; mais à l’instant même, le regardant de nouveau, elle répéta d’un ton plus ferme et plus triste : « Oui, Julien, je vous renverrai à mon père, et alors vous trouverez sans doute que votre pilote, l’espérance, vous a trompé et qu’il ne vous a sauvé d’un banc de sable que pour vous faire échouer contre un rocher. — Je voudrais pouvoir en faire l’épreuve, Alice ; il me semble que je convaincrais votre père qu’une alliance avec ma famille n’est pas à dédaigner. Nous avons de la fortune, un rang distingué, une longue suite d’aïeux, tout ce qu’un père peut désirer enfin lorsqu’il veut donner la main de sa fille. — Tout cela ne serait rien, répondit Alice : l’esprit de mon père ne voit que les biens d’un autre monde ; et s’il consentait à vous entendre, ce serait probablement pour vous dire qu’il rejette vos offres. — Vous n’en savez rien, Alice, vous ne pouvez le savoir. Le feu a le pouvoir de faire fondre le fer ; le cœur de votre père ne peut être assez dur ; ses préjugés ne peuvent être assez forts pour que je ne trouve quelque moyen de l’attendrir. Oh ! ne me défendez pas, ne me défendez pas du moins cette épreuve ! — Je ne puis que vous donner des avis, dit Alice ; je n’ai point le droit de vous rien défendre ; car la défense suppose le droit d’exiger l’obéissance. Mais si vous êtes sage, et si vous voulez m’en croire, ici même, à cette place, nous nous séparerons pour toujours. — Non, de par le ciel ! » s’écria Julien, dont le caractère impétueux s’inquiétait à peine des obstacles lorsqu’une fois il avait conçu quelque désir. « Nous allons nous séparer, en effet ; mais c’est afin que je puisse revenir armé du consentement de ma famille. Ils désirent que je me marié, ils m’en pressaient encore dans leur dernière lettre : en bien ! leur désir sera satisfait ; et jamais la maison des Peveril, depuis le conquérant dont ils descendent, n’aura été honorée de la possession d’une bru semblable à celle que je leur présenterai. Adieu, Alice, adieu ! mais pour peu de temps. — Adieu ! répéta-t-elle, adieu pour toujours ! »

Une semaine après cette entrevue, Julien était au château de Martindale, dans le dessein de communiquer son projet à ses parents. Mais la tâche qui semble facile de loin devient difficile à mesure que le moment de l’exécution approche, semblable au passage d’une rivière, qui, vue d’une certaine distance, ne paraissait qu’un ruisseau. Les occasions d’entamer le sujet qu’il avait tant à cœur ne manquèrent pas ; car, dans la première promenade qu’il fit avec son père, le bon chevalier remit sur le tapis la question du mariage, le laissant entièrement libre sur le choix d’une épouse, pourvu qu’elle fût d’une famille loyale et honorable : « Si elle est riche, dit-il, ce sera bien, et même ce sera mieux que bien ; si elle ne l’est pas, il reste encore quelques os à ronger dans le vieux domaine de Martindale, et dame Marguerite et moi nous saurons nous contenter de la part la plus petite. Je suis devenu économe, Julien ; tu vois sur quelle lourde haridelle du Nord je suis monté ; c’est une misérable bête bien différente, ma foi, de mon vieux Black-Hastings, qui n’avait qu’un seul défaut, celui de vouloir toujours tourner vers l’avenue de Moultrassie-House. — Était-ce donc un si grand défaut, mon père ? » demanda Julien d’un air d’indifférence affectée, tandis que son cœur battait de manière à lui couper la voix.

« Oui, parce que cela me rappelait ce vil, ce lâche presbytérien, ce Bridgenorth, dit sir Geoffroy ; j’aimerais autant entendre parler d’un crapaud venimeux. On dit qu’il s’est fait indépendant pour mettre le comble à sa mauvaise conduite passée. Sachez, Gill, que j’ai renvoyé le gardeur de vaches, rien que parce qu’il avait ramassé des noisettes dans ses bois. Je ferais pendre un chien qui tuerait un lièvre sur ses terres… Mais qu’avez-vous, Julien ? vous pâlissez. »

Julien fit une réponse insignifiante ; mais il comprit trop bien, d’après le ton et le langage de son père, que ses préventions contre celui d’Alice étaient profondes et envenimées, comme le sont souvent celles des gentilshommes campagnards qui, n’ayant que fort peu de choses à faire et à penser, ne sont que trop disposés, pour occuper leur temps, à nourrir de misérables querelles avec leurs voisins.

Dans le cours de la même journée, il trouva l’occasion de nommer les Bridgenorth à sa mère, comme par hasard ; mais aussitôt lady Peveril le supplia de ne jamais prononcer ce nom, surtout en présence de son père.

« Ce major Bridgenorth, dont j’ai quelquefois entendu parler, était-il donc un si méchant voisin ? demanda Julien. — Je ne dis pas cela, répondit lady Peveril ; il nous a même rendu plus d’un service à l’époque de nos malheurs ; mais votre père et lui ont eu ensemble des altercations si vives, que la moindre allusion à cet homme trouble sir Geoffrey et l’irrite d’une façon extraordinaire, ce qui m’alarme quelquefois, surtout à présent que sa santé est fort altérée. Pour l’amour du ciel ! mon cher Julien, évite donc avec soin de faire la moindre allusion à Moultrassie et à aucun de ses habitants. »

Cette recommandation fut faite d’un ton si sérieux que Julien lui-même reconnut que, s’il disait le moindre mot touchant ses desseins secrets, ce serait, en ce moment, le plus sûr moyen de les faire avorter. Il revint donc à l’île de Man, le désespoir dans le cœur.

Il eut cependant la hardiesse de tirer parti de son voyage pour demander à Alice une entrevue, afin de l’informer de ce qui s’était passé entre ses parents et lui, relativement à elle. Ce fut avec beaucoup de difficulté qu’il l’obtint ; et Alice ne put s’empêcher de montrer un vif mécontentement lorsque, après avoir écouté ses nombreuses circonlocutions et avoir remarqué les efforts qu’il faisait pour donner un air d’importance à ce qu’il venait lui apprendre, elle comprit qu’il avait tout simplement à lui dire que lady Peveril conservait encore une opinion favorable du major Bridgenorth, opinion que Julien ne manqua pas de lui représenter comme le présage heureux de leur prochaine réconciliation.

« Je ne croyais pas, monsieur Peveril, » dit Alice avec un air de froide dignité, « que vous m’abuseriez ainsi ; mais je prendrai soin à l’avenir d’éviter de telles inconvenances. Je vous prie de cesser entièrement vos visites à Black-Fort ; et je vous supplie, bonne mistress Debbitch, de ne point les permettre ni les encourager dorénavant, car le résultat d’une semblable persécution serait de me forcer à demander à ma tante ou à mon père un changement de demeure, et peut-être une compagne plus prudente. »

Ces dernières paroles frappèrent mistress Deborah d’une si grande terreur, qu’elle se joignit à Alice pour exiger de Julien qu’il s’éloignât à l’instant, et il fut obligé d’obéir à cet ordre sévère. Mais le courage d’un jeune amant n’est pas facile à dompter : Julien, après avoir cherché, selon l’usage ordinaire, à oublier son ingrate maîtresse, finit par s’abandonner de nouveau à toute la violence de sa passion, et ne résista plus au désir de faire à Black-Fort la visite dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent.

Nous l’avons laissé livré à tous les tourments de l’inquiétude, et redoutant presque l’entrevue que Deborah, vaincue par ses prières, s’était déterminée à aller solliciter ; et tel était le trouble de son esprit que, tout en traversant le salon à grands pas, il lui semblait que les regards mélancoliques du portrait de Christian le suivaient dans tous ses mouvements, et se fixaient sur lui avec une expression sinistre et glaçante, qui annonçait le malheur au fils de l’ennemi de sa famille.

La porte de l’appartement s’ouvrit enfin, et toutes ces visions s’évanouirent.



  1. Hérodiade était la mère de Salomé, qui obtint d’Hérode Antipas, son oncle, la tête de saint Jean-Baptiste, pour quelques pas exécutés avec grâce devant lui Die autem natali Herodis saltavit filia Herodiadis in medio, et placuit Herodi S. Matth. c. xiv. L’auteur a donc commis ici une légère méprise, en substituant Hérodiade à Salomé. a. m.