Peveril du Pic/Chapitre 14

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 176-191).


CHAPITRE XIV.

L’ENTRETIEN.


Que ce jour du moins soit tout à l’amitié, à demain la reprise de notre querelle.
Oway.


Deborah Debbitch, appelée par son maître, parut alors, son mouchoir sur les yeux, et manifestant un grand trouble d esprit.

« Ce n’est pas ma faute, major Bridgenorth, dit-elle ; comment aurais-je pu l’empêcher ? Qui se ressemble s’assemble : le jeune homme voulait venir, la jeune fille était bien aise de le voir, et… — Taisez-vous, femme insensée ! et écoutez ce que j’ai à vous dire. — Je sais de reste ce que Votre Honneur doit avoir à me dire, continua Deborah. Je le vois bien, de nos jours service n’est pas héritage. Il y a des gens plus prévoyants que d’autres ; si je ne m’étais pas laissée gagner, si je n’avais pas consenti à quitter Martindale, j’aurais aujourd’hui une bonne maison à moi, et… — Paix, idiote ! s’écria Bridgenorth ; mais Deborah était tellement pénétrée de la nécessité de se justifier, que cet ordre fut seulement pour elle un intervalle de repos qui lui donna le temps de respirer entre ses premiers commentaires et ceux qu’elle continua à débiter avec la volubilité si ordinaire aux gens qui s’efforcent, par une justification bruyante, de prévenir les reproches mérités qu’ils appréhendent.

« Il n’était point étonnant, assurait-elle, qu’on l’eût détournée de la vue de son propre intérêt, quand il avait été question de la placer auprès de la jolie miss Alice. Tout l’or de Votre Honneur n’aurait pu me tenter, si je n’avais été convaincue que je devais la regarder comme morte, la pauvre innocente, si on la séparait de milady ou de moi. Et pourtant, voilà la fin ! couchée tard et levée matin : voilà quelle est ma récompense ! Mais Votre Honneur fera bien de prendre garde » ajouta Deborah, d’un ton plus calme ; « miss Alice est quelquefois reprise d’une toux sèche ; elle aurait besoin d’une médecine au printemps et à la chute des feuilles. — Paix, encore une fois, folle ! bavarde impitoyable ! » s’écria son maître, dès que le besoin de respirer força Deborah à lui offrir l’occasion de placer un mot. « Crois-tu donc que je n’aie pas su toutes les visites de ce jeune homme à Black-Fort, et que, si elles m’eussent déplu, je n’aurais pas su y mettre un terme ? — Et moi-même ne savais-je pas que Votre Honneur était instruit de ces visites ? » s’écria d’un air triomphant Deborah, qui, semblable à la plupart des créatures de sa condition, ne voyait rien de mieux, pour se défendre, qu’un mensonge, quelque invraisemblable, quelque grossier qu’il fût. « Ne savais-je pas que Votre Honneur était informé de tout ? autrement, aurais-je permis ces visites ? Vraiment, je ne sais pour qui me prend Votre Honneur ! Si je n’avais été sûre que c’était la chose que Votre Honneur désirait le plus au monde, est-ce que j’aurais eu la présomption de la favoriser ? J’ose me vanter que je connais mon devoir. Demandez si jamais j’ai permis l’entrée de la maison à un autre que lui ? Je sais que Votre Honneur est un homme pieux et sage, et je me disais que les querelles ne peuvent durer toujours, que l’amour commence souvent où la haine finit ; et, à coup sûr, on ne peut pas disconvenir qu’ils semblent nés l’un pour l’autre ; d’ailleurs les domaines de Moultrassie et de Martindale vont ensemble comme le couteau et la gaine. — Perroquet femelle ! te tairas-tu ? » s’écria Bridgenorth, dont la patience était presque épuisée ; « ou, s’il faut absolument que tu jases, va-t’en jaser à la cuisine avec tes pareils. Allez, donner les ordres nécessaires pour que le dîner soit servi promptement, car M. Peveril est loin de sa demeure. — Je vais le faire, et de tout mon cœur, répondit Deborah ; et si dans l’île de Man il y a une paire de poulets plus gras que ceux qui vont déployer leurs ailes tout à l’heure sur votre table, Votre Honneur pourra me qualifier du nom d’oie aussi bien que de celui de perroquet. » À ces mots, elle sortit de l’appartement.

« Et c’était à une pareille femme, » s’écria Bridgenorth, en la suivant des yeux d’un air significatif, « que, selon vous, j’aurais confié sans réserve ma fille, mon unique enfant ! Mais laissons cela. Si vous voulez nous irons nous promener tandis qu’elle s’occupera de choses qui sont beaucoup plus à la portée de son intelligence. »

Il sortit de la maison, suivi de Julien Peveril, et bientôt ils se promenèrent côte à côte, comme s’ils eussent été d’anciennes connaissances.

Il peut être arrivé à plusieurs de nos lecteurs, comme il nous est arrivé à nous-même de se trouver par hasard dans la société de certaines personnes dont les prétentions à ce qu’on appelle un caractère sérieux s’élèvent beaucoup plus haut que les nôtres, et d’avoir appréhendé qu’une conversation avec elles n’offrît beaucoup de gêne et de contrainte ; tandis que l’interlocuteur dont ils étaient menacés avait lui-même à craindre de leur part une légèreté, un enjouement frivole tout à fait en désaccord avec la disposition naturelle de son esprit. Mais il arrive souvent aussi que, lorsqu’avec cette humeur facile et cette urbanité qui nous caractérisent, nous nous accommodons à la manière d’être de notre compagnon, en colorant notre langage d’autant de gravité que notre caractère et nos habitudes nous le permettent, lui-même, touché de la générosité de cet exemple, dépouille ses discours et ses manières d’une partie de leur austérité. Il résulte alors de ces concessions réciproques que la conversation offre un mélange d’utile et d’agréable qui ressemble assez à cet accord merveilleux de la nuit et du jour qu’on appelle vulgairement en prose le crépuscule. En de telles occasions, chacune des parties se félicite d’avoir rencontré l’autre, ce rapprochement ne dût-il être que momentané entre des hommes qui, bien moins divisés par les principes que par la simple différence des caractères, ne sont que trop portés à s’accuser mutuellement les uns de frivolité profane, et les autres de fanatisme.

Ce fut justement ce qui arriva dans la conversation de Peveril avec Bridgenorth, pendant leur promenade.

Évitant soigneusement le sujet dont il avait déjà été question entre eux, le major fit tomber la conversation sur ses voyages dans les pays étrangers, sur les merveilles qu’il avait vues en diverses contrées lointaines, et qu’il paraissait avoir observées avec l’attentive curiosité du philosophe. Cet entretien fit passer le temps avec rapidité ; car, bien que les anecdotes et les réflexions de Bridgenorth prissent la teinte de l’esprit grave et sombre du narrateur, elles étaient pleines d’intérêt, et de nature à charmer l’oreille d’un jeune homme. Elles plurent donc à Julien, pour qui le romanesque et le merveilleux n’étaient pas sans attrait.

Bridgenorth paraissait connaître le midi de la France, et il pouvait raconter une foule d’histoires relatives aux huguenots français, qui déjà commençaient à éprouver ces persécutions dont la violence devait éclater, quelques années plus tard par la révocation de l’édit de Nantes. Il avait même voyagé en Hongrie ; car il parlait, comme en ayant une connaissance personnelle, du caractère de plusieurs des chefs de la grande insurrection protestante qui avait eu lieu sous le célèbre Tékéli, et il prouvait par des raisonnements solides qu’ils avaient droit de faire cause commune avec le grand-turc plutôt que de se soumettre au pape de Rome. Il parla aussi de la Savoie, où les partisans de la religion réformée souffraient encore des persécutions cruelles ; enfin il témoigna son enthousiasme pour la protection qu’Olivier Cromwell avait accordée aux églises protestantes opprimées ; « se montrant de la sorte, ajouta-t-il plus capable d’exercer le pouvoir suprême que ceux qui, le réclamant par droit de naissance, ne l’emploient qu’à satisfaire leurs goûts pour les vanités et les voluptés du monde. — Je ne m’attendais pas, » dit modestement Peveril, « à entendre le panégyrique de Cromwell sortir de votre bouche, monsieur Bridgenorth. — Je ne fais point son panégyrique, répondit celui-ci ; je dis seulement la vérité sur cet homme extraordinaire, qui n’existe plus, et auquel je n’ai pas craint de résister ouvertement pendant sa vie. C’est la faute du monarque actuel, si nous sommes forcés de nous rappeler avec regret le temps où la nation était respectée au dehors, où la piété et la sobriété étaient pratiquées à l’intérieur. Mais je ne veux pas vous ennuyer par la controverse : vous avez vécu au milieu des gens qui trouvent plus facile et plus agréable de recevoir des pensions de la France, que de lui imposer des lois ; de dépenser l’argent qu’elle leur prodigue, que de réprimer la tyrannie avec laquelle elle opprime nos pauvres frères en Dieu. Quand tes yeux seront dessillés, tu reconnaîtras la vérité de toutes ces choses, et tu apprendras à le détester et à le mépriser. »

Ils avaient alors terminé leur promenade, en revenant par un chemin différent de celui qu’ils avaient pris pour traverser la vallée. L’exercice et le ton général de la conversation avaient dissipé jusqu’à un certain point l’embarras et la timidité que Peveril avait d’abord éprouvé en présence de Bridgenorth et que la sévérité de ses premières observations avait contribué à augmenter.

Le dîner promis par Deborah fut bientôt sur la table ; et la simplicité, la propreté qu’on y remarquait, justifiaient parfaitement le titre de bonne ménagère auquel elle prétendait. Une seule chose pourtant semblait s’écarter de la modestie habituelle du service, et offrait une recherche qui pouvait paraître affectée : la plupart des plats et des assiettes étaient d’argent, au lieu de la vaisselle de bois et d’étain dont Peveril avait vu faire usage à Black-Fort en de semblables occasions.

Ce fut avec le sentiment d’un songe délicieux, d’où l’on craint de sortir, et dont le plaisir est mêlé d’étonnement et d’incertitude, que Julien Peveril se trouva assis entre Alice Bridgenorth et son père ; entre l’être qu’il aimait le mieux au monde, et celui qu’il avait toujours considéré comme le plus grand obstacle à leur union. Le trouble de son esprit était tel, qu’il pouvait à peine répondre aux politesses et aux attentions importunes de dame Deborah, qui, assise à la table, en qualité de gouvernante, était chargée de faire les honneurs des mets excellents préparés sous ses yeux.

Quant à Alice, elle semblait avoir formé la résolution de jouer le rôle d’une muette ; elle ne répondait que très-brièvement aux questions de dame Debbitch ; et son père ayant essayé une fois ou deux de lui faire prendre un peu plus de part à la conversation, elle se contenta de lui faire les réponses que le respect lui commandait.

Ce fut donc sur Bridgenorth que tomba le soin d’entretenir la conversation, et, contre son ordinaire, il ne parut nullement s’y refuser. Il s’exprimait non seulement avec aisance, mais presque avec enjouement ; quoique de temps en temps ses discours fussent entremêlés de certaines expressions qui dénotaient sa mélancolie habituelle, et semblaient prophétiser des malheurs à venir. Quelques saillies d’enthousiasme brillaient aussi par intervalle, semblables à l’éclair d’une soirée d’automne qui déploie une lumière vive, quoique passagère, au travers du crépuscule ; et prête à tous les objets d’alentour un caractère étrange, mais imposant. En général cependant les remarques de Bridgenorth étaient claires et frappantes ; et, comme il ne visait point aux grâces du langage, elles tiraient tout leur mérite de cette conviction qui l’animait et qui se communiquait à ses auditeurs. Par exemple, lorsque Deborah, dans la vanité vulgaire d’un cœur orgueilleux, eut appelé l’attention de Julien sur l’argenterie dont la table était ornée, Bridgenorth jugea convenable de faire l’apologie de cette dépense superflue.

« C’est un symptôme qui annonce le danger, dit-il, quand on voit des hommes, d’ailleurs complètement désabusés des vanités de la vie, employer un argent considérable en ornements formés de métaux précieux. C’est une preuve que le marchand ne peut obtenir l’intérêt de ses capitaux, lorsque, pour les conserver, il les paralyse en les transformant de cette manière ; c’est une preuve que les nobles et les riches craignent la cupidité du pouvoir, quand ils donnent à leurs richesses une forme qui les rend plus portatives et plus faciles à soustraire aux regards. On reconnaît l’incertitude du crédit quand un homme de bon sens préfère une masse d’argent à la reconnaissance d’un orfèvre ou d’un banquier. Tant qu’il reste une ombre de liberté, les droits particuliers sont les derniers envahis : c’est pour cette raison que l’on dispose artistement, sur les tables et sur les buffets, les richesses que l’on espère ainsi conserver plus long-temps, et qui peut-être n’en sont pas moins exposées à la rapacité d’un gouvernement tyrannique. Mais qu’une demande de capitaux survienne pour vivifier le commerce, et la masse jusque-là stérile tombe dans la fournaise, et le lourd et vain ornement du banquet devient un agent actif et puissant, qui contribue à la prospérité du pays. — Et en temps de guerre aussi, dit Peveril, l’argenterie a été souvent une ressource prompte et utile. — Trop souvent, répondit Bridgenorth. Dans ces derniers temps, l’argenterie de la noblesse, celle des collèges, et la vente des joyaux de la couronne, ont mis le prince en état de faire cette malheureuse résistance qui a empêché le retour de la paix et de l’ordre, et n’a servi qu’à donner à l’épée une injuste supériorité sur le double pouvoir du roi et du parlement.

En parlant ainsi il regarda Julien, comme le cavalier qui, voulant éprouver un cheval, lui présente tout à coup quelque objet devant les yeux, afin d’observer si cette vue le fera reculer ou tressaillir. Mais l’esprit de Julien était trop occupé d’autres sujets pour qu’il manifestât aucun étonnement. Sa réponse eut rapport à ce que Bridgenorth avait dit auparavant, et même il ne la fit qu’après un intervalle de quelques minutes.

« Par conséquent, dit-il, la guerre, qui appauvrit les nations, est aussi la créatrice des richesses qu’elle dévore. — Oui, reprit Bridgenorth, comme l’écluse qui met en mouvement les eaux dormantes du lac qu’elle finit par dessécher. La nécessité invente les arts, découvre les ressources ; et quelle nécessité plus terrible que celle de la guerre civile ? Ainsi la guerre elle-même est un mal où il se mêle un peu de bien, car elle crée cette impulsion et cette énergie que sans elle la société n’aurait pas. — La guerre est donc nécessaire, dit Peveril, afin que chacun envoie son argenterie à la fonte, et qu’on se serve de plats d’étain et d’assiettes de bois ? — Ce n’est pas cela, mon fils, » répondit Bridgenorth ; puis, remarquant la rougeur dont cette expression avait coloré les joues et le front du jeune homme, il ajouta : « Pardonnez-moi une telle familiarité ; mais je n’ai pas prétendu limiter mon raisonnement à des conséquences aussi frivoles, quoique certainement il fût salutaire d’arracher les hommes à leurs pompes ou à leur luxe, et d’apprendre aux Sybarites à devenir Romains. Je voulais dire que les temps de danger public, en rappelant dans la circulation le trésor amassé par l’avare et les lingots de l’orgueilleux spéculateur, et en ajoutant ainsi à la richesse intérieure du pays, excitent aussi des esprits nobles et braves qui, sans cela, auraient langui dans la torpeur, sans donner aucun exemple à leurs semblables, sans léguer aucun nom à la postérité. La société ne connaît ni ne peut connaître les trésors intellectuels qui dorment dans son sein, avant que la nécessité et la force des circonstances aient fait sortir l’homme d’état et le guerrier des ténèbres d’une vie obscure et ignorée, pour qu’ils jouent le rôle dont la Providence les a chargés, et remplissent les emplois auxquels ils ont été préparés par la nature et l’éducation. Ainsi s’éleva Olivier Cromwell, ainsi s’éleva Milton, ainsi s’élevèrent tant d’autres hommes dont les noms sont immortels. Les malheurs des temps enfin, sont comme la tempête qui force le marin à déployer toute son adresse. — Vous parlez, dit Peveril, de même que si une calamité nationale devait être regardée en quelque sorte comme un avantage. — Il me semble, répondit Bridgenorth, que cela doit être ainsi dans cette vie d’épreuves continuelles, où tout mal temporel est accompagné ou suivi de quelque bien, et on tout ce qui est bien est intimement lié à ce qui est mal en soi. — Ce doit être un noble spectacle, dit Julien, de voir l’énergie d’une grande âme s’éveiller tout à coup de son assoupissement, et reprendre sur les esprits d’un ordre inférieur la puissance à laquelle elle a droit de prétendre. — J’en ai joui une fois, répondit Bridgenorth ; et comme le récit est court, je le ferai, s’il peut vous plaire.

« Dans mes courses errantes, je n’ai pas oublié de visiter nos établissements transatlantiques, et j’ai surtout observé avec intérêt la Nouvelle-Angleterre, pays que la Grande-Bretagne, semblable à un homme ivre qui jette loin de lui ses trésors, a enrichi de ce qu’elle a de plus précieux aux yeux de Dieu et de ses enfants. Là des millions d’hommes, les meilleurs et les plus pieux de ceux qui par la droiture et la pureté de leur cœur peuvent se placer entre le Tout-Puissant et sa colère pour empêcher la ruine des cités, consentent à vivre dans le désert, et préfèrent lutter sans cesse contre d’ignorants sauvages, plutôt que de s’abaisser, dans leur patrie opprimée, à éteindre la lumière divine qui éclaire leur âme. J’y restai pendant les guerres que la colonie eut à soutenir contre Philippe, grand chef indien, ou Sachem, comme on le nommait, qui semblait un messager de persécution envoyé contre elle par Satan. Sa cruauté était sans bornes ; sa dissimulation, profonde ; et le talent et l’activité avec lesquels il entretenait une guerre irrégulière et destructive firent essuyer à l’établissement de terribles calamités.

« J’étais par hasard dans un petit village situé au milieu des bois, à plus de trente milles de Boston, dans un lieu très-solitaire et entouré de halliers épais. Cependant on n’y avait encore, à cette époque, aucune crainte des Indiens, car on comptait sur la protection d’un corps considérable de troupes qui s’était mis en campagne pour protéger les frontières, et qui campait, ou qui était supposé camper entre le hameau et le pays occupé par l’ennemi. Mais il s’agissait d’un homme que Satan lui-même avait doué de ruse et de cruauté.

« C’était un dimanche matin, et nous étions tous assemblés dans la maison du Seigneur pour prier et demander d’heureuses inspirations. Notre temple n’était construit que de troncs d’arbres : mais jamais les voix de chantres salariés, ni les sons de l’orgue au fond d’une cathédrale, ne monteront vers le ciel avec autant d’accord et de douceur que les psaumes dans lesquels nous unissions et nos voix et nos cœurs. Un homme excellent et vénérable, qui fut long-temps le compagnon de mes pèlerinages et qui dort maintenant dans le sein du Seigneur, Nehemiah Solsgrace, venait de commencer la prière, lorsqu’une femme, le regard effaré et les cheveux en désordre, se précipite dans la chapelle en criant : « Les Indiens ! les Indiens ! »

« Dans ce pays, nul n’ose se séparer de ses armes défensives, et, soit à la ville, soit à la campagne, soit en plein champ, soit dans les forêts, chacun a ses armes près de lui, comme les Juifs lorsqu’ils rebâtissaient le temple de Jérusalem. Nous sortîmes donc à la hâte armés de nos fusils et de nos piques, et nous entendîmes les hurlements de ces démons incarnés, qui déjà s’étaient emparés d’une partie du village, et exerçaient leur cruauté sur le petit nombre d’habitants qu’une maladie ou d’autres motifs graves avaient empêchés d’assister au service divin ; et l’on remarqua, comme un jugement de Dieu, qu’en ce saint jour profané par tant d’actes sanguinaires, un Hollandais nommé Adrien Anson, homme irréprochable aux yeux du monde, mais dont l’esprit était entièrement préoccupé des intérêts d’ici-bas, fut massacré dans sa boutique, tandis qu’il calculait le gain de la semaine. Les Indiens avaient déjà fait bien du ravage quand nous survînmes ; et quoique notre apparition les fît d’abord reculer, la confusion où nous avaient jetés cette surprise et l’absence d’un chef pour nous commander et nous rallier, tournèrent à l’avantage de cette bande infernale. C’était une chose déchirante que d’entendre les gémissements des femmes et des enfants au milieu des coups de fusils, du sifflement des balles et des hurlements féroces que ces barbares appellent leur cri de guerre. Plusieurs maisons devinrent la proie des flammes, et les mugissements de l’incendie, le craquement des poutres embrasées, augmentaient l’horreur de cette effroyable scène, tandis que l’épaisse fumée que le vent poussait contre nous donnait un avantage de plus à l’ennemi, qui, combattant pour ainsi dire invisible et à couvert, éclaircissait nos rangs par une fusillade dont tous les coups portaient. Dans cet état de confusion, et au moment où nous allions prendre la résolution désespérée d’évacuer le village et de tenter une retraite en plaçant au centre les femmes et les enfants, il plut au ciel de nous envoyer un secours inespéré. Un homme d’une haute taille, d’un aspect vénérable, que nul de nous n’avait encore remarqué, parut subitement au milieu de nous, lorsque nous délibérions à la hâte sur les moyens de retraite. Son costume était de peau d’élan, et il était armé d’un sabre et d’un fusil. Jamais je ne vis rien de plus noble et de plus majestueux que son visage ombragé d’une chevelure blanche qui se mêlait à une longue barbe de la même couleur : « Hommes et frères ! » s’écria-t-il de cette voix qui arrête celui qui fuit, » pourquoi ce découragement ? pourquoi ce honteux désespoir ? Craignez-vous que le Dieu que nous servons nous abandonne à la fureur de ces misérables païens ? Suivez-moi et vous verrez aujourd’hui un chef dans Israël ! » Puis il donna quelques ordres brefs et précis, du ton d’un homme habitué à commander ; et telle fut l’influence de son aspect, de ses paroles, de sa fière contenance et de sa présence d’esprit, qu’à l’instant tous ces hommes qui ne l’avaient jamais vu s’empressèrent d’obéir. Nous nous divisâmes aussitôt, par son ordre, en deux corps ; l’un reprit la défense du village avec un redoublement d’ardeur et de courage, dans la persuasion que l’inconnu était un envoyé de Dieu : conformément à ses instructions, on prit les positions les meilleures et les plus sûres, afin d’échanger un feu meurtrier contre celui des Indiens, tandis que lui-même, protégé par la fumée de l’incendie, sortit du village à la tête de la seconde division, et après avoir fait un circuit, attaqua les guerriers rouges par derrière.

« Cette surprise produisit, comme à l’ordinaire, un effet terrible sur les sauvages : le succès fut complet. Ils ne doutaient pas qu’ils ne fussent assaillis à leur tour, et placés, par l’arrivée subite d’un détachement de l’armée de la Nouvelle-Angleterre, entre deux partis d’ennemis. Ces impies prirent la fuite dans le plus grand désordre, abandonnant la partie du village qu’ils avaient conquise, et laissant sur le champ de bataille un si grand nombre des leurs, que, depuis, leur tribu n’a jamais pu réparer cette perte. Jamais je n’oublierai la figure et la contenance de notre vénérable chef au moment où les hommes, les femmes, les enfants, délivrés par lui du tomahawk et du terrible scalpel, se réunirent autour de lui, osant à peine l’approcher, et plus disposés peut-être à lui rendre hommage comme à un ange descendu du ciel, qu’à lui adresser des remercîments comme à un simple mortel.

« Ce n’est pas à moi que revient la gloire d’une telle action, dit-il ; je ne suis qu’un instrument fragile comme vous, entre les mains de celui qui est le Dieu fort, le Dieu libérateur. Apportez-moi de l’eau, pour que je puisse rafraîchir mon gosier desséché, avant d’offrir des actions de grâces à celui auquel elles sont dues. »

« J’étais près de lui tandis qu’il parlait, et ce fut moi qui lui présentai le verre d’eau qu’il demandait. En ce moment, nous échangeâmes un regard, et il me sembla que je reconnaissais un noble ami, que depuis long-temps je croyais dans le sein de la gloire éternelle. J’allais parler peut-être, mais il ne m’en laissa pas le temps. Fléchissant le genou, il nous fit signe de l’imiter, et adressa au ciel d’énergiques actions de grâces qui, prononcées d’une voix claire et retentissante comme le son d’une trompette de guerre, firent tressaillir chacun des auditeurs. J’ai assisté à bien des actes de dévotions dans ma vie, et plût au ciel que j’en eusse profité ! mais une prière telle que celle-là, prononcée au milieu des morts et des mourants, avec l’accent du triomphe et de l’adoration, était au-dessus de tout. Elle ressemblait au chant de la prophétesse inspirée qui habitait sous le palmier, entre Ramah et Bethel. Ensuite il garda un religieux silence, et pendant quelques minutes nous restâmes le visage penché vers la terre, aucun de nous n’osant lever la tête. Lorsque nous sortîmes de ce recueillement, nos yeux cherchèrent en vain le libérateur : il n’était plus parmi nous, et jamais on ne le revit. »

Ici Bridgenorth, qui avait mis dans le récit de cette histoire singulière une éloquence et une chaleur bien opposées à la sécheresse habituelle de sa conversation, s’arrêta un moment ; et reprit : « Tu vois, jeune homme, que les hommes doués de valeur et de discernement sont appelés à commander lorsque de grandes circonstances l’exigent, quoique souvent leur existence même soit ignorée de ceux qu’ils sont prédestinés à sauver. — Mais que pensa-t-on de ce mystérieux étranger ? » demanda Julien, qui avait écouté avec la plus vive émotion une histoire si propre à exciter l’intérêt d’un jeune homme ardent et brave.

« Beaucoup de choses, répondit Bridgenorth, mais qui ne menaient à rien, comme cela est ordinaire. L’opinion la plus générale fut que l’étranger, quoiqu’il eut déclaré le contraire, était réellement un être surnaturel. D’autres le regardèrent comme un champion inspiré, transporté miraculeusement de quelque climat lointain pour nous montrer le chemin du salut ; d’autres enfin virent en lui un solitaire qui, soit par motif de pitié soit par quelque autre raison puissante, s’était déterminé à vivre dans les déserts et à fuir les hommes. — Puis-je vous demander laquelle de ces opinions vous étiez disposé à adopter ? dit Julien. — La dernière s’accordait le mieux avec la pensée qui avait frappé mon esprit pendant le coup d’œil rapide que j’avais jeté sur l’étranger, répondit Bridgenorth ; car, bien que je ne conteste pas qu’en de grandes occasions il puisse plaire au ciel de rappeler un homme du tombeau pour le salut de son pays, je restai convaincu, comme je le suis encore, que j’avais vu un être vivant, qui avait, en effet, de puissants motifs pour se cacher dans la profondeur des cavernes et des solitudes. — Ces motifs sont-ils un secret ? demanda Peveril. — Pas absolument, répondit Bridgenorth ; je ne crains pas que tu trahisses la confiance que je veux te montrer dans cet entretien ; et d’ailleurs, quand tu serais capable d’une telle bassesse, la proie est trop loin pour qu’aucun chasseur puisse en découvrir la trace. Mais le nom de ce digne homme résonnera mal à ton oreille, à cause d’une certaine action de sa vie, je veux dire sa participation à une grande et terrible mesure qui fit trembler les îles de la terre les plus éloignées. As-tu jamais entendu parler de Richard Whalley ? — Le régicide ? » s’écria Julien en frémissant. — Donne à son action le nom que tu voudras, dit Bridgenorth, il n’en fut pas moins le sauveur de ce village, lui qui, avec les autres hommes hardis de l’époque, siégea sur le banc des juges dans le procès de Charles Stuart, et souscrivit la sentence de mort prononcée contre ce dernier. — J’ai toujours entendu dire, » reprit Julien d’une voix altérée et en rougissant vivement, « que vous, monsieur Bridgenorth, et les autres presbytériens, vous vous étiez prononcés contre ce crime détestable ; et que vous aviez été sur le point de vous réunir avec les cavaliers pour empêcher cet horrible parricide. — Si cela est, reprit Bridgenorth, nous en avons été noblement récompensés par son successeur. — Récompensés ! répéta Julien ; la distinction entre le bien et le mal, et l’obligation où nous sommes de faire l’un et d’empêcher l’autre, dépendent-elles donc de la récompense que l’on peut accordera nos actions ? — À Dieu ne plaise ! répondit Bridgenorth. Et cependant, lorsque l’on considère les malheurs que cette maison des Stuarts a attirés sur l’Église et sur l’État, la tyrannie qu’ils ont exercée sur les personnes et sur les consciences, il est permis de douter si c’est un crime ou non de prendre les armes contre eux. Pourtant vous ne m’entendrez jamais approuver ni même justifier la mort du roi, quoiqu’il l’eût méritée en violant son serment comme prince et comme magistrat. Je vous dis seulement ce que vous désirez savoir, que Richard Whalley, l’un des juges du feu roi, était l’homme dont je viens de parler. Je reconnus son front élevé, quoique le temps l’eût rendu plus chauve ; ses yeux avaient conservé tout leur éclat ; et bien que toute la partie inférieure de son visage fût couverte d’une longue barbe blanche, elle ne m’empêcha pas de le reconnaître. La meute altérée de son sang fut long-temps à sa poursuite ; mais, grâce au secours des amis que le ciel avait suscités pour le sauver, il put se dérober à toutes les recherches, et ne reparut un moment que pour exécuter les desseins de la Providence, dans le combat dont je vous ai parlé. Peut-être sa voix se ferait-elle entendre encore sur le champ de bataille, si l’Angleterre avait besoin de l’un de ses cœurs les plus nobles et les plus dévoués. — À Dieu ne plaise ! dirai-je à mon tour comme vous, s’écria Juhen. — Amen ! répondit le major : puisse Dieu détourner de nous le fléau de la guerre civile, et pardonner à ceux dont le délire et la folie pourraient le ramener. »

Il y eut alors un long moment de silence, pendant lequel Julien, qui avait à peine osé lever les yeux sur Alice, jeta à la dérobée un regard vers elle, et fut frappé de l’air de profonde tristesse répandu sur tous ses traits, dont l’expression naturelle était celle de l’enjouement, sinon de la gaieté. À peine eut-elle rencontré ce regard, qu’elle fit observer, et avec une intention marquée (du moins Julien le crut ainsi), que les ombres s’allongeaient, et que la nuit n’était pas éloignée.

Il comprit, et quoique certain qu’elle lui donnait ainsi l’avis de se retirer, il ne put, dans le moment, s’armer de toute la résolution nécessaire pour rompre le charme qui le retenait. Le langage de Bridgenorth était non-seulement si nouveau pour lui, mais encore si alarmant et si contraire aux principes dans lesquels il avait été élevé, que, comme fils de sir Geoffrey Peveril du Pic, il se serait cru obligé, dans toute autre circonstance, de combattre les conclusions du major, même à la pointe de l’épée. Mais le major énonçait ses opinions avec tant de sang-froid ; elles paraissaient tellement le résultat de sa conviction, que, si elles frappèrent Julien de quelque étonnement, elles ne l’excitèrent point à contredire avec aigreur. Il y avait dans tout ce que disait cet homme un caractère marqué de froide décision et de mélancolie impassible qui aurait rendu difficile à Julien de s’offenser personnellement de ses discours, quand même il n’eût pas été le père d’Alice ; et peut-être ignorait-il lui-même combien cette circonstance agissait sur lui. Enfin le langage et les opinions du major avaient quelque chose de calme à la fois et de résolu qui ne donnait guère prise à la discussion, quoiqu’il fût impossible d’admettre les conséquences auxquelles il prétendait arriver.

Tandis que Julien restait sur sa chaise comme retenu par l’effet d’un enchantement, et aussi étonné de la compagnie dans laquelle il se trouvait que des opinions qu’il venait d’entendre, une autre circonstance vint lui rappeler que les convenances exigeaient qu’il ne prolongeât pas plus long-temps sa visite à Black-Fort. Fairy, petite jument du pays, qui, accoutumée aux excursions de son maître à Black-Fort, avait coutume de s’amuser à paître tandis que Julien faisait ses visites, commença à trouver que celle de ce jour-là était un peu longue. Fairy était un présent fait par la comtesse à Julien lorsqu’il était encore très-jeune. Elle était issue d’une race de chevaux des montagnes, race vigoureuse, pleine de feu, infatigable, et remarquable en même temps par sa longévité et par une intelligence presque égale à celle du chien. Fairy donna une preuve de cette dernière qualité par le moyen qu’elle employa pour exprimer l’impatience qu’elle éprouvait de retourner chez elle. Du moins telle parut être son intention lorsqu’elle poussa un hennissement aigu qui fit tressaillir Alice et Deborah ; un moment après, les deux femmes ne purent s’empêcher de sourire en voyant la tête de Fairy s’avancer dans l’appartement par la fenêtre restée entr’ouverte.

« Fairy me rappelle, » dit Julien en regardant Alice et en se levant, « que le terme de mon séjour ici est arrivé. — J’ai à vous parler un moment encore, » dit Bridgenorth, en l’entraînant dans l’un des renfoncements du salon gothique et baissant la voix de manière à ne pas être entendu d’Alice et de sa gouvernante, qui, pendant ce temps, s’amusaient à caresser Fairy et à lui donner des morceaux de pain.

« Vous ne m’avez pas encore appris le motif de vos visites ici, » dit Bridgenorth. Il s’arrêta comme pour jouir de son embarras ; puis continuant : « Il est certain qu’il est fort inutile que vous me l’appreniez ; je n’ai pas encore oublié les jours de ma jeunesse et ces liens de tendresse qui n’attachent que trop l’humanité fragile aux objets de ce monde ! Mais ne trouvez-vous aucune parole pour me demander le don que votre cœur ambitionne, et dont peut-être vous n’eussiez pas hésité à vous assurer la possession à mon insu et sans mon consentement ? Oh ! ne cherche pas à te justifier, mais écoute-moi. Le patriarche acheta sa bien-aimée par quatorze années de service chez Laban, et ces quatorze années s’écoutèrent pour lui comme des jours. Celui qui veut devenir l’époux de ma fille n’a, en comparaison, que quelques jours à me servir, mais en des affaires d’une si haute importance, qu’ils vaudront des années entières de services. Ne me répondez pas à présent : partez, et que la paix soit avec vous. »

À ces mots, il se retira si promptement, que Peveril n’eut pas en effet le temps de lui répondre. Il jeta les yeux autour de lui, mais Alice et la gouvernante avaient aussi disparu. Ses regards se dirigèrent un moment vers le portrait de Christian, et son imagination lui fit croire qu’un sourire d’orgueilleux triomphe illuminait ce sombre visage ; il tressaillit, et regarda plus attentivement : ce n’était que l’effet d’un rayon du soleil couchant qui frappait en ce moment le tableau. Le rayon passa, et il ne retrouvera plus que les traits fixes, graves et immobiles du soldat républicain.

Julien sortit de l’appartement comme quelqu’un qui marche en dormant, et, montant sur Fairy, agité de mille pensées qu’il lui aurait été impossible de mettre en ordre, il reprit le chemin de Castle-Rushin, où il arriva avant la nuit.

Tout y était en mouvement. La comtesse et son fils, d’après certaines nouvelles, ou par suite de quelque résolution prise pendant son absence, s’étaient retirés, avec la plus grande partie de leur maison, dans la forteresse d’Holm-Peel. Ce château, situé à environ huit milles de Castle-Town, était tombé dans un état de dégradation tel, qu’on pouvait à peine le considérer comme lieu de résidence ; mais comme place forte, Holm-Peel était préférable à Castle-Town, et, à moins d’un siège en règle, il était imprenable. Il était occupé en tout temps par une garnison à la solde des seigneurs de Man. Peveril y arriva à la nuit tombante. Il apprit par les pêcheurs, seuls habitants de ce village, que la cloche de nuit du château avait été sonnée de meilleure heure que de coutume, et qu’on avait établi une garde extraordinaire, précaution qui annonçait des craintes.

Il ne voulut pas troubler la garnison en entrant si tard, et prit pour la nuit dans le village le premier logement qu’il trouva, se proposant d’aller au château le lendemain matin de bonne heure. Il n’était pas fâché de se procurer ainsi quelques heures de solitude pour réfléchir aux événements qui l’avaient tant agité pendant la journée.