Peveril du Pic/Chapitre 09

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 117-127).


CHAPITRE IX.

LE CARTEL.


Bessus. Est-ce un cartel, monsieur, n’en est-ce pas un ?
Le gentleman. C’est une invitation à vous rendre sur le champ de bataille.
Le roi qui n’est pas roi, par Beaumont et Fletcher


Pendant un jour ou deux après son expulsion forcée, le docteur Solsgrace continua à résider à Moultrassie-House, où la mélancolie que devait naturellement lui inspirer sa situation ne contribua pas peu à augmenter la sombre tristesse du maître de la maison. Le ministre congédié employa ses matinées à faire des visites aux différentes familles du voisinage qui, pendant les jours de prospérité, l’avaient vu avec plaisir exercer le saint ministère, et dont le souvenir reconnaissant était une douce consolation à ses peines. Il ne demandait pas qu’on le plaignît de ce qu’il perdait un poste convenable et avantageux, et se trouvait dans une situation précaire, après avoir eu lieu de supposer qu’il était pour jamais à l’abri de pareils changements de fortune. La piété du docteur Solsgrace était sincère ; et s’il avait conçu contre les autres sectes des préventions peu charitables, engendrées par la controverse polémique, et fortifiées par la guerre civile, il avait aussi ce sentiment profond du devoir qui donne de la dignité à l’enthousiasme, et il était prêt à sacrifier sa vie même, si cela était nécessaire, pour rendre témoignage de sa croyance ; mais le plus douloureux pour son âme, c’était la nécessité de s’éloigner du canton que, selon lui, le ciel avait confié à ses soins comme une portion de la vigne du Seigneur, et d’abandonner son troupeau au loup prêt à le dévorer ; c’était de se séparer des fidèles avec lesquels il était lié par les saints nœuds de la religion ; c’était de laisser les nouveaux convertis sur le bord du précipice dont il les avait retirés, et en danger de retomber dans les erreurs des fausses doctrines ; c’était de livrer à elles-mêmes les âmes qui chancelaient encore, et que ses efforts continuels seraient parvenus à maintenir dans le droit sentier. Tels étaient les motifs de son affliction, qu’aggravaient probablement encore ces sentiments naturels avec lesquels tous les hommes, et surtout ceux que leurs devoirs et leurs habitudes renferment dans un cercle étroit et borné, considèrent la nécessité d’abandonner le séjour où ils vécurent si long-temps, les lieux où ils aimaient à promener leurs rêveries solitaires, le pays où ils avaient leurs tranquilles relations de société.

Il est vrai qu’on avait conçu le projet de placer M. Solsgrace à la tête d’une congrégation de non-conformistes dans la même paroisse, congrégation que les sectateurs devaient doter d’un revenu convenable. Mais quoique l’acte de conformité universelle ne fût pas encore passé, on savait que cette mesure ne pouvait tarder à être prise, et l’opinion générale parmi les presbytériens était que personne ne se montrerait plus disposé à la faire exécuter strictement que Peveril du Pic. Solsgrace, lui, considérait son danger personnel comme imminent ; car, s’attribuant peut-être plus d’importance qu’on n’en attachait réellement à sa personne ou à ses sermons, il regardait l’honnête chevalier comme son ennemi mortel et acharné ; et il pensa qu’il servirait mieux la cause de l’Eglise en s’absentant du Derbyshire.

« Peut-être, disait-il, permettra-t-on à des pasteurs moins connus, quoique plus dignes de ce nom, de rassembler les débris du troupeau dispersé, dans quelque caverne ou dans quelque solitude ignorée, et ce qu’ils grappilleront dans les vignes d’Éphraïm rapportera plus que la vendange de celles d’Abiézer. Mais moi, qui ai si souvent porté la bannière contre les puissants, moi dont la langue semblable à celle du watchman qui veille sur la terre, a rendu témoignage soir et matin contre le papisme, la prélature et le tyran du Pic, si je restais ici j’attirerais sur vous l’épée sanguinaire de la vengeance, qui viendrait égorger le berger et disperser le troupeau. Pour m’assaillir, ces égorgeurs ont osé venir jusque sur le terrain qu’eux-mêmes appellent consacré, et vous-mêmes avez vu briser le crâne du juste qui défendait ma cause. Je chausserai donc mes sandales, je ceindrai mes reins, et j’irai chercher un pays lointain pour y remplir mon devoir, quelque rigoureux qu’il soit, et pour y rendre témoignage à la vérité, soit dans la chaire, soit sur le bûcher. »

Tels furent les sentiments que Solsgrace exprima à ses amis découragés, qu’il développa plus longuement encore en causant avec le major Bridgenorth. Il ne manqua pas, dans sa conversation, de lui reprocher, avec le zèle de l’amitié, la précipitation avec laquelle il avait tendu la main à la femme amalécite ; ajoutant qu’il s’était rendu par là son serviteur et son esclave pour un temps, de même que Samson trahi par Dalila, et qu’il aurait pu rester plus long-temps dans la maison de Dagon, si le ciel ne lui eût tout à coup ouvert un chemin pour se tirer du piège. C’était sans doute aussi parce qu’il avait pris part à des réjouissances sur les hauts lieux consacrés à Baal, que lui, le champion de la vérité, avait été renversé et couvert de honte par l’ennemi, en présence même des siens.

Ces réprimandes parurent offenser tant soit peu le major, qui n’aimait guère mieux qu’un autre à entendre parler de ses mésaventures, et à voir qu’on les attribuât à sa propre faute, — aussi le digne ministre commença-t-il à s’accuser lui-même de la complaisance criminelle qu’il avait montrée dans cette affaire : il ne doutait pas que son expulsion du presbytère, la destruction de ses livres de théologie les plus précieux, la perte de son chapeau, de sa robe et de son rabat, et celle de deux barils d’excellente ale, ne fussent un signe de la vengeance du ciel et le juste châtiment de ce funeste dîner de Martindale-Castle, qui était, ajouta-t-il, un appel à la paix, quand il n’y avait aucune paix à espérer, un festin sous la tente de Satan.

L’esprit du major était fortement empreint d’une dévotion que ses dernières infortunes avaient rendue plus profonde et plus austère. Il n’est donc pas étonnant qu’à force d’entendre répéter à chaque instant de tels raisonnements par un homme qu’il respectait et qu’il considérait comme martyr de leur cause commune, il commençât à désapprouver sa propre conduite, et à soupçonner qu’il avait pu se laisser aveugler par sa reconnaissance envers lady Peveril, par ses arguments spécieux en faveur de la tolérance et de la libéralité des sentiments, et que de telles séductions avaient pu lui faire commettre une action tendant à compromettre ses principes politiques et religieux.

Un matin que Bridgenorth, fatigué de divers détails relatifs à l’arrangement de ses affaires, se reposait dans son fauteuil de cuir, près de la fenêtre à treillage, position qui, par un retour d’idées assez naturel, lui rappelait le souvenir des temps passés et de cette douce impatience avec laquelle chaque matin il attendait la visite de sir Geoffrey et les nouvelles de son enfant : « Certainement, » dit-il à haute voix, en répondant à sa pensée, « il n’y avait point de péché dans l’amitié avec laquelle je considérais cet homme. »

Solsgrace, qui était dans l’appartement, et qui soupçonnait ce qui se passait dans l’esprit de son ami, dont il connaissait en détail toute l’histoire, répondit aussitôt : « Lorsque Dieu ordonna aux corbeaux de nourrir Élisée pendant qu’il était caché près du ruisseau de Cherith, nous n’avons pas entendu dire qu’il eut caressé ces oiseaux impurs, qu’un miracle forçait, contre leur nature, à pourvoir à ses besoins. — Cela se peut, répondit Bridgenorth, mais le bruit de leurs ailes devait être aussi agréable à l’oreille du prophète affamé, que l’était à la mienne le bruit des pas du cheval qui s’avançait vers moi. Les corbeaux revenaient sans doute à leur nature sauvage dès que ce moment était passé… Il en a été ainsi de lui !… Mais écoutez ! » s’écria-t-il en tressaillant, « j’entends encore le pas de son cheval. »

Il était rare que les échos de cette maison silencieuse et de cette cour déserte fussent éveillés par le piétinement des chevaux : c’était pourtant ce qui arrivait en ce moment.

Bridgenorth et Solsgrace, également surpris de ce bruit, étaient disposés à le regarder comme un fâcheux pronostic et à redouter quelque nouvelle mesure oppressive de la part du gouvernement, lorsque le vieux domestique du major introduisit sans cérémonie, car ses manières étaient aussi simples que celles de son maître, un homme de haute taille, ayant passé de beaucoup le midi de la vie, et dont le costume, les longs cheveux, le chapeau rabattu et la plume tombante annonçaient un cavalier. Il s’inclina d’un air raide et cérémonieux, annonça qu’il était sir Jasper Crambourne, et porteur d’un message spécial pour maître Ralph Bridgenorth de Moultrassie-House, de la part de son honorable ami sir Geoffrey Peveril du Pic, et qu’il désirait savoir s’il plaisait à maître Bridgenorth de lui permettre de s’acquitter de sa mission dans l’appartement où il se trouvait alors, ou partout ailleurs.

« Tout ce que sir Geoffrey Peveril peut avoir à me faire dire, répondit Bridgenorth, peut être dit à l’instant, et devant mon ami, pour lequel je n’ai pas de secrets. — La présence de tout autre ami, loin d’être un motif d’objection, serait la chose du monde la plus désirable, » reprit sir Jasper, après un instant d’hésitation et en regardant le docteur Solsgrace ; « mais monsieur ne serait-il pas un ecclésiastique ? — Je n’ai aucun secret, répéta Bridgenorth, et je ne désire nullement d’en avoir qui soit de nature à ne pouvoir être connu d’un ecclésiastique. — Comme il vous plaira, répondit sir Jasper ; la confidence, au surplus, peut ne pas être mal placée ; car vos ministres, d’après ce que je sais, et soit dit sans vous fâcher, ont prouvé qu’ils n’étaient point ennemis des affaires du genre de celle qui m’amène vers vous. — Poursuivez, monsieur, » dit Bridgenorth d’un ton sévère, « et veuillez vous asseoir, à moins qu’il ne vous plaise davantage de rester debout. » — Je dois d’abord m’acquitter de ma mission, » répondit sir Jasper en se redressant ; « c’est après avoir vu de quelle manière vous l’accueillerez, que je saurai si je dois ou non m’asseoir à Moultrassie-House. Monsieur Bridgenorth, sir Geoffrey Peveril a mûrement réfléchi sur les malheureuses circonstances qui vous ont divisés comme voisins. Il se rappelle certains exemples des temps anciens (je répète ici ses propres paroles) qui le disposent à faire tout ce qui peut s’accorder avec son honneur pour effacer jusqu’à la dernière trace de mésintelligence entre vous ; et, dans ce but désirable, il est prêt à vous montrer une déférence à laquelle vous ne pouviez vous attendre, et qui, sans aucun doute, vous causera la plus grande satisfaction. — Permettez-moi de vous dire, sir Jasper, répondit Bridgenorth, que tout ce préambule est inutile. Je ne me suis nullement plaint de sir Geoffrey ; je n’ai exigé de lui aucune réparation. Je suis sur le point de quitter le pays, et les affaires que nous avons ensemble peuvent se régler par d’autres aussi bien que par nous-mêmes. — En un mot, ajouta le ministre, le digne major Bridgenorth a eu assez de commerce avec les impies, et il ne consentira, sous aucun prétexte, à en avoir plus long-temps. — Messieurs, » reprit sir Jasper en s’inclinant de nouveau avec une politesse imperturbable, » vous vous méprenez étrangement sur la nature de ma mission, et je vous engage à m’écouter jusqu’au bout avant de me répondre. Je pense, maître Bridgenorth, que vous n’avez point oublié votre lettre à lady Peveril, lettre dont j’ai une copie exacte, et dans laquelle vous vous plaignez du traitement rigoureux que vous avez éprouvé de la part de sir Geoffrey, et surtout de la manière dont il vous a renversé de cheval à Hartley-Nick, ou non loin de là. Or, sir Geoffrey a une assez bonne opinion de vous pour croire que, sans l’énorme distance que le rang et la naissance ont mise entre vous et lui, vous auriez cherché à régler cette affaire comme il est d’usage entre gentilshommes, ce moyen étant le seul que vous puissiez employer pour laver d’une manière honorable l’outrage que vous avez reçu. En conséquence, vous verrez, par le contenu de ce billet, qu’il vous offre, dans sa générosité, ce que votre modestie s’est abstenue de lui demander ; car il ne peut attribuer votre silence à aucun autre motif. Je vous apporte ici la mesure de son arme, et quand vous aurez accepté le cartel que je suis chargé de vous offrir, je serai prêt à régler avec vous le lieu, l’heure et tous les autres détails relatifs à ce rendez-vous. — EL moi, » dit Solsgrace d’une voix solennelle, « si l’auteur de tout mal tentait mon ami d’accepter la proposition d’un homme aussi altéré de sang, je serais le premier à prononcer sur sa tête la sentence terrible d’excommunication. — Ce n’est pas à vous que j’ai l’honneur de m’adresser, révérend docteur, répliqua le porteur du cartel ; votre propre intérêt doit assez naturellement vous déterminer à craindre pour la vie de votre patron plus que pour son honneur. Mais c’est de lui seul que je dois apprendre lequel des deux il préfère. »

À ces mots, et en s’inclinant pour la troisième fois avec grâce, il présenta le cartel au major Bridgenorth. Il était évident que le sentiment de l’honneur et les principes religieux se livraient alors un combat terrible dans le cœur du major : ces derniers l’emportèrent. Il repoussa d’un air calme le billet que sir Jasper lui présentait, et lui dit : « Il se peut, sir Jasper, que vous ignoriez que, depuis que la lumière du christianisme s’est répandue sur ce royaume, un grand nombre de gens sages et éclairés ont douté que l’action par laquelle un homme répand le sang d’un autre pût être justifiable en aucun cas. Quoique cette règle me semble difficilement applicable à notre situation dans ce monde d’épreuves, puisque la non-résistance, si elle était générale, mettrait nos droits civils et religieux entre les mains du premier tyran audacieux qui voudrait y porter atteinte ; cependant, j’ai été et je suis encore disposé à limiter l’usage des armes charnelles à quelques cas exceptionnels, tels que ceux qui nécessitent la défense de notre personne, la défense de nos droits ou de notre propriété, et surtout la défense de notre pays contre l’invasion étrangère, et celle de nos lois et de notre conscience contre tout pouvoir usurpateur. Et comme jamais je n’ai montré de répugnance à tirer l’épée pour aucune de ces causes, vous m’excuserez si je persiste à la laisser dans le fourreau, lorsque celui de qui j’ai reçu une grave injure me provoque au combat, soit par un vain point d’honneur, soit par pure bravade, ce qui est plus vraisemblable. — Je vous ai écouté avec patience, dit sir Jasper, et maintenant, maître Bridgenorth, ne trouvez point mauvais que je vous supplie de réfléchir plus amplement à cette affaire. Je prends le ciel à témoin, monsieur, que votre honneur est blessé, et que sir Geoffrey, en poussant la condescendance jusqu’à vous offrir ce cartel, qui vous présente quelque chance de cicatriser une telle blessure, a été vivement touché de votre situation, et animé du désir sincère d’effacer la tache qui vous flétrit. Il ne s’agit que de croiser votre rapière avec son honorable épée pendant l’espace de quelques minutes, et vous aurez la satisfaction de vivre ou de mourir en noble et digne gentilhomme. D’ailleurs l’extrême habileté du chevalier dans l’art de l’escrime le met en état, comme son excellent cœur l’y engagera, de vous désarmer simplement, en se contentant de vous faire une légère blessure dans les chairs, dont il résultera peu de mal pour votre personne et beaucoup de bien pour votre honneur. — La plus tendre compassion du méchant n’est que cruauté, » s’écria Solsgrace avec emphase, et par forme de commentaire sur ce discours, que sir Jasper avait débité d’un ton fort pathétique.

« Je prie Votre Révérence de ne pas m’interrompre davantage, dit sir Jasper, d’autant plus que cette affaire, je crois, vous concerne peu ; et je vous prie de me permettre de m’acquitter régulièrement de la mission dont m’a chargé mon digne ami. »

À ces mots, il tira sa rapière du fourreau, et passant la pointe dans le fil de soie qui fermait le cartel, il le présenta une seconde fois gracieusement, à la pointe de l’épée, au major Bridgenorth, qui de nouveau le repoussa, mais avec la rougeur au front, comme s’il eût fait un violent effort sur lui-même. Il recula, et fit un profond salut à sir Jasper Crambourne.

« Puisqu’il en est ainsi, dit ce dernier, je prendrai sur moi de violer le sceau de la lettre de sir Geoffrey, et je vous la lirai moi-même, afin de pouvoir m’acquitter pleinement de ma mission, et vous faire connaître, dans toute leur étendue, les généreuses intentions de sir Geoffrey en votre faveur. — Si le contenu de cette lettre, dit le major, n’a trait qu’à ce que vous m’avez déjà fait connaître, toute autre peine de votre part est absolument inutile : mon parti est pris à cet égard. — N’importe, » dit sir Jasper en ouvrant le cartel, « il convient que je vous lise la lettre de mon honorable ami. » Et en conséquence il lut ce qui suit :

« Au digne Ralph Bridgenorth, écuyer, de Moultrassie-House,

« Par l’honorable entremise du digne sir Jasper Crambourne, chevalier, de Long-Mallington.

« Maître Bridgenorth,

« Nous avons compris par la lettre que vous avez écrite à notre épouse chérie, dame Marguerite Peveril, que vous avez sur le cœur certains incidents survenus récemment entre vous et moi, comme si votre honneur avait été blessé par ce qui a eu lieu. Quoique vous n’ayez pas jugé à propos de vous adresser directement à moi pour réclamer la satisfaction qu’en pareil cas un homme de condition doit à un autre, je suis convaincu que cette conduite ne provient que d’un sentiment de modestie, qui a pour cause l’inégalité de nos rangs, et je ne l’attribue point au manque de courage, puisque vous avez fait vos preuves pour la défense d’une cause que je voudrais pouvoir appeler bonne. Je me suis donc déterminé à vous offrir, par l’entremise de mon ami, sir Jasper Crambourne, un rendez-vous pour la satisfaction que sans doute vous ne pouvez manquer de désirer. Sir Jasper vous fera connaître la longueur de mes armes, et réglera avec vous l’heure et les circonstances de notre rencontre, qui aura lieu le soir ou le matin, à pied ou à cheval, au sabre ou à l’épée. Je laisse le tout à votre choix ; et je m’en rapporte également à vous pour les autres privilèges qui appartiennent à toute personne provoquée, vous priant seulement, dans le cas où il ne vous conviendrait pas de vous battre avec une arme semblable à la mienne, de m’envoyer la juste dimension de la vôtre. Du reste, je ne doute pas que l’issue de ce rendez-vous ne mette fin d’une manière ou d’une autre à tout ressentiment entre proches voisins.

Je demeure votre très-humble serviteur,

Geoffrey Peveril du Pic. »
Donné en mon pauvre château de Martindale, le… 1660.


« Portez mes respects à sir Geoffrey Peveril, dit, le major Bridgenorth ; ses intentions à mon égard peuvent être bonnes, selon ses lumières ; mais dites-lui que notre querelle a pris naissance dans une agression toute volontaire de sa part envers moi, et que, bien que je désire vivre dans un esprit de charité avec tous les hommes, je ne tiens pas à son amitié au point d’oser violer les lois de Dieu, et de m’exposer au risque d’être assassin ou assassiné pour la regagner. Quant à vous, monsieur, il me semble que votre âge avancé et vos malheurs passés devraient vous éclairer sur la folie du vain message dont vous vous êtes chargé. — Je m’acquitterai de votre commission, monsieur Ralph Bridgenorth, dit sir Jasper, et je m’efforcerai ensuite d’oublier votre nom, comme indigne d’être prononcé par un homme d’honneur et conservé dans sa mémoire. Et en retour de votre avis passablement incivil, veuillez recevoir le mien : c’est que, puisque votre religion vous empêche de donner satisfaction à un gentilhomme, elle devrait aussi vous apprendre à éviter de l’offenser. »

À ces mots, et avec un regard de souverain mépris adressé d’abord au major, puis au ministre, il enfonça son chapeau sur sa tête, remit sa rapière dans le fourreau, et quitta l’appartement ; quelques minutes après les pas de son cheval se perdirent dans l’éloignement. Dès qu’ils eurent cessé de se faire entendre, Bridgenorth, qui était resté le front appuyé sur sa main, releva la tête, et l’on vit une larme de colère et de honte couler sur sa joue. « Il porte cette réponse au château de Martindale, » s’écria-t-il avec amertume, « et les hommes ne songeront plus à moi que comme à un misérable, battu, déshonoré, que comme à un lâche que chacun peut bafouer et insulter à son gré ! Ah ! je fais bien d’abandonner la maison de mon père ! »

Maître Solsgrace s’avança vers son ami, et d’un mouvement sympathique il saisit sa main. « Noble frère ! » lui dit-il avec une expression de sensibilité qui ne lui était pas ordinaire, « bien que je sois un homme de paix, je sais apprécier ce qu’un tel sacrifice a dû coûter à ton âme mâle et fière. Mais notre soumission aux décrets du ciel ne doit pas être imparfaite. Nous ne devons pas, comme Ananias et Saphira, nous réserver le moindre privilège coupable, le moindre péché favori, lorsque nous prétendons immoler toutes nos affections mondaines. À quoi nous servirait de dire que nous n’avons mis en réserve que bien peu de chose, si ce peu est coupable et maudit ? Crois-tu te justifier dans tes prières en disant : Je n’ai tué cet homme ni pour l’amour du gain comme un voleur, ni pour acquérir du pouvoir comme un tyran, ni pour satisfaire ma vengeance comme un sauvage plongé dans les ténèbres ; mais parce que la voix impérieuse de l’honneur mondain me disait : Va, tue ou sois tué ? Penses-y bien, mon digne ami, et vois si une telle justification serait acceptable aux yeux de Dieu, et, si tu trembles à la seule idée du blasphème renfermé dans une semblable excuse, souviens-toi de remercier le ciel qui t’a donné la force de résister à la tentation. — Cher et respectable ami, répondit Bridgenorth, je sais que votre langage est celui de la vérité, le précepte qui ordonne au vieil Adam de souffrir la honte est plus difficile, plus pénible à mettre en pratique que celui qui lui ordonne de combattre vaillamment pour la vérité. Mais je me considère comme heureux, si pendant mon triste pèlerinage dans le désert de ce monde, il m’est permis de croire que, quelque temps au moins, le zèle et l’amitié d’un compagnon tel que vous soutiendront ma faiblesse. »

Tandis que les habitants de Moultrassie-House raisonnaient ainsi au sujet de la visite de sir Jasper Crambourne, le bon chevalier causait à sir Geoffrey une surprise extrême, en lui apprenant la manière dont son ambassade avait été reçue.

« Je l’avais pris pour un homme d’une autre trempe, dit sir Geoffrey, et je l’aurais même juré si quelqu’un m’eût demandé mon témoignage. Mais l’on ne saurait faire une bourse de soie avec l’oreille d’une truie[1]. J’ai fait pour lui une folie que je ne ferai jamais pour un autre, celle de croire qu’un presbytérien se battrait sans la permission de son prédicateur. Donnez-leur un sermon de deux heures, et laissez-les hurler un psaume sur un ton pire que les cris d’une meute que l’on étrille à coup de fouet, et vous verrez aussitôt les coquins se démener comme des batteurs en grange ; mais pour se rendre sur le terrain avec calme et sang-froid, bras dessus, bras dessous, avec un voisin, ils n’ont pas assez d’honneur pour cela. Mais c’est assez parler de ce chien à oreilles redressées. Sir Jasper, vous resterez à dîner avec nous, et vous saurez nous dire si la cuisine de dame Marguerite va bien. Je vous promets de vous divertir après le dîner en vous montrant le vol d’un faucon à longues ailes. Il n’est pas à moi, mais à la comtesse de Derby ; elle l’a apporté sur le poing, de Londres à Martindale, malgré la hâte avec laquelle elle voyageait, et elle me l’a laissé pour qu’il restât pendant cette saison sur le perchoir. »

Cette partie fut donc convenue ; et dame Marguerite entendit s’apaiser le ressentiment du bon chevalier, avec le même plaisir qu’on éprouve à entendre mourir dans le lointain le dernier coup de tonnerre de l’orage qui se calme, tandis que la nuée sombre descend lentement derrière le sommet de la montagne, et nous donne ainsi l’assurance que le danger n’est plus à craindre. Elle ne pouvait s’empêcher de s’étonner du singulier moyen que son mari avait imaginé avec tant de confiance pour se réconcilier avec un voisin qu’il estimait ; et elle remerciait Dieu intérieurement qu’il n’en fût pas résulté une effusion de sang. Mais elle renferma soigneusement ses réflexions dans son âme, sachant qu’elles touchaient à des sujets sur lesquels le chevalier du Pic ne souffrait ni qu’on mît sa sagacité en question ni qu’on s’opposât à sa volonté.

Cette histoire n’a jusqu’ici marché que lentement ; mais, après l’époque où nous sommes parvenus, il arriva à Martindale si peu d’événements remarquables, que nous devons parler rapidement de ce qui se passa durant plusieurs années.



  1. There is no making a silk purse out of sow’s ear : proverbe populaire. a. m.