Peveril du Pic/Chapitre 10

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 128-141).


CHAPITRE X.

LE REVENANT.


Cléopâtre. Donnez-moi de la mandragore à boire, afin que je puisse endormir ce temps dont le vide et l’ennui me dévorent.
Shakspeare. Antoine et Cléopâtre.


Après l’époque sur laquelle nous nous sommes amplement étendus, il se passa, comme nous l’avons dit à la fin du dernier chapitre, quatre ou cinq années dont les événements sans importance peuvent être racontés en quelques lignes. Le chevalier et sa femme continuèrent à résider au château de Martindale. Lady Peveril, à force de patience et de soin, tâchait de réparer la brèche que les guerres civiles avaient faite à leur fortune, et elle murmurait quelquefois lorsque ses plans d’économie se trouvaient dérangés par l’hospitalité généreuse de son mari, principal motif de la dépense. Il tenait à cette hospitalité non seulement par bonté de cœur, mais encore par le désir de soutenir la dignité de ses ancêtres, qui jadis s’étaient rendus aussi célèbres, selon les traditions de l’office, de la cuisine et du cellier, par les bœufs gras qu’ils faisaient rôtir et l’excellente bière qu’ils brassaient, que par l’étendue de leurs domaines et le nombre de leurs vassaux.

Au total, ce digne couple était heureux et vivait dans l’aisance. Il est vrai que la dette de sir Geoffrey envers son voisin Bridgenorth n’avait pas encore été remboursée ; mais il était le seul créancier du domaine de Martindale, tous les autres ayant été payés. Il aurait été à désirer que le major le fût aussi, et c’était le grand but auquel tendaient toutes les économies de dame Marguerite ; car, bien que les intérêts fussent régulièrement payés à maître Win-the-fight, le procureur de Chesterfield, le capital, qui était considérable, pouvait être réclamé dans un moment où on serait en peine de rembourser. Cet homme d’ailleurs était sombre, dissimulé, mystérieux, et il paraissait toujours se souvenir du coup que sa tête avait reçue dans le cimetière de l’église de Moultrassie.

Quelquefois dame Marguerite traitait directement ses affaires avec lui, et lorsqu’il venait au château, elle croyait remarquer sur sa figure et dans ses manières une expression de désobligeance et de malignité. Cependant sa conduite était non seulement juste mais généreuse : il accordait volontiers des délais pour les paiements, quand la force des circonstances obligeaient le débiteur à en demander ; mais il paraissait à lady Peveril que, dans ces occasions, le mandataire agissait d’après les ordres formels de l’homme qu’il représentait, et au sort duquel elle ne pouvait s’empêcher de prendre un vif intérêt.

Peu de temps après le mauvais succès de la négociation bizarre imaginée par Peveril comme un moyen de réconciliation, Bridgenorth avait quitté Moultrassie-House, laissant cette maison à la garde de sa vieille femme de charge ; et personne ne savait où il était allé. Il avait emmené avec lui le révérend M. Solsgrace, sa fille Alice et mistress Deborah Debbitch, installée formellement dans les fonctions de gouvernante. Pendant quelque temps le bruit courut que le major Bridgenorth ne s’était retiré dans quelque partie éloignée du pays que pour exécuter son projet d’épouser mistress Deborah, et donner le temps à la surprise de s’affaiblir et aux railleries de s’épuiser, afin de la ramener ensuite à Moultrassie-House comme dame et maîtresse. Mais ce bruit cessa comme tant d’autres, et il parut certain alors qu’il était passé dans les pays étrangers pour assurer la santé de sa fille, dont la constitution était si délicate. Mais en se rappelant l’horreur du major pour le papisme et la haine encore plus prononcée du digne Nehemiah Solsgrace, on convenait unanimement qu’il n’y avait que l’espérance de convertir le pape qui pouvait les avoir déterminés à mettre le pied sur une terre catholique. L’opinion la plus générale fut qu’ils étaient allés à la Nouvelle-Angleterre, alors le refuge de ceux qui avaient pris trop de part aux affaires des derniers temps, ou que le désir de jouir d’une liberté de conscience illimitée engageait à s’exiler dans la Grande-Bretagne.

Lady Peveril ne pouvait s’empêcher de nourrir le vague soupçon que Bridgenorth n’était pas aussi éloigné. L’ordre extrême avec lequel tout était tenu à Moultrassie-House et qui faisait honneur à dame Dickens, la femme de charge, ainsi qu’aux autres domestiques, semblait indiquer que l’œil du maître n’était pas tellement loin que son inspection ne fût à craindre d’un moment à l’autre. Il est vrai que ni les domestiques ni le procureur ne répondaient jamais aux questions qu’on leur faisait sur la résidence actuelle de Bridgenorth ; mais ils avaient, quand on les interrogeait, un air de mystère qui semblait en dire plus que l’oreille ne pouvait en entendre.

Environ cinq ans après que Bridgenorth eut quitté le pays, il arriva un événement singulier. Sir Geoffrey s’était absenté pour les courses de Chesterfield, et lady Peveril, qui avait l’habitude de se promener dans les environs fort souvent sans suite, ou accompagnée seulement d’Ellesmère ou de son fils, était sortie un soir pour faire une visite de charité dans une chaumière isolée où demeurait une pauvre femme attaquée alors d’une fièvre qu’on supposait contagieuse. Jamais des craintes de cette espèce n’arrêtaient lady Peveril un seul instant dans l’exercice de ses œuvres charitables ; mais elle n’aurait voulu exposer ni son fils ni aucun de ses gens aux risques qu’elle consentait à courir, dans l’espèce de persuasion où elle était que ses précautions la préserveraient de tout danger.

Lady Peveril était sortie à une heure déjà avancée dans la soirée, et le chemin était beaucoup plus long qu’elle ne l’avait cru ; différentes circonstances avaient aussi contribué à la retenir à la chaumière plus long-temps qu’elle ne le voulait. Ce fut par une belle soirée d’automne et par un brillant clair de lune qu’elle se disposa à retourner au château, en traversant les clairières et les collines qui la séparaient de Martindale. Elle se mit en chemin sans la moindre inquiétude : qu’avait-elle à craindre dans un pays tranquille et retiré, et sur une route qui traversait presque entièrement ses domaines ? D’ailleurs, elle avait pris pour l’escorter le fils de la malade, jeune garçon de quinze ans. La distance était de plus de deux milles, il est vrai ; mais en pouvait l’abréger de beaucoup en passant par une avenue qui dépendait du domaine de Moultrassie-House, et qu’elle avait évitée en venant, non pas à cause du bruit absurde répandu dans le pays qu’il y revenait des esprits, mais seulement parce que rien ne déplaisait plus à son mari, que d’apprendre que le chemin du château était fréquenté par les habitants de Moultrassie, ou celui de Moultrassie par les habitants de Martindale. La bonne dame, peut-être en considération du pouvoir qu’il lui était permis d’exercer dans les affaires plus importantes, s’était fait une règle de ne jamais contrarier les fantaisies ou même les préjugés de son mari : sorte d’accommodement tacite que nous ne saurions trop recommander à toutes les bonnes ménagères de notre connaissance ; car rien de plus merveilleux que la facilité avec laquelle l’homme résigne le pouvoir véritable aux mains du beau sexe, pourvu qu’on le laisse paisiblement satisfaire la capricieuse manie dont il est possédé.

En cette occasion cependant, bien que l’avenue de Dobby fît partie des domaines abandonnés de Moultrassie-House, lady Peveril résolut d’en profiter pour abréger son chemin : en conséquence elle se dirigea de ce côté. Mais quand le jeune paysan qui l’accompagnait, un bâton d’épine à la main, sifflant gaiement, et le chapeau sur l’oreille, s’aperçut qu’elle s’avançait vers la barrière qui était à l’entrée de l’avenue de Dobby, il donna des signes de frayeur, et, s’approchant tout à coup de lady Peveril que jusque là il avait suivie à une certaine distance, il lui dit d’une voix tremblante : « N’allez pas par là, milady ! n’allez pas par là ! »

Lady Peveril, remarquant que les dents lui claquaient et que tout son extérieur annonçait l’épouvante, se souvint alors d’un bruit qui courait que le premier possesseur de Moultrassie-Hall le brasseur de Chesterfield, qui, après avoir acheté ce domaine, y était mort d’une mélancolie née de l’oisiveté (non sans qu’on soupçonnât un suicide), revenait depuis quelque temps, et apparaissait dans cette avenue solitaire, suivi d’un gros mâtin qui pendant la vie de l’ex-brasseur était le compagnon ordinaire de ses promenades. Compter sur quelque défense de la part de celui qui lui servait d’escorte dans l’état de terreur superstitieuse où il était, c’eût été folie, et lady Peveril, qui n’entrevoyait aucun danger, pensa qu’il serait cruel de contraindre ce jeune poltron à la suivre dans un lieu si redoutable pour lui. Elle lui donna donc une pièce d’argent et lui permit de s’en retourner. Cette permission parut encore plus agréable que le petit présent ; car, à peine avait-elle remis sa bourse dans sa poche, que le bruit des sabots de son valeureux écuyer lui annonça qu’il opérait sa retraite avec le plus de précipitation possible.

Souriant d’une terreur qu’elle trouvait si ridicule, elle passa la barrière, et bientôt elle cessa de voir les rayons de la lune, interceptés par les rameaux entrelacés et touffus des grands ormes qui bordaient la vieille avenue et qui, se rejoignant par en-haut, formaient une immense voûte de feuillage. Ce lieu était parfaitement propre à inspirer des pensées graves et solennelles, et la lumière lointaine que l’on apercevait à l’une des nombreuses croisées de Moultrassie-House semblait également calculée pour exciter à la mélancolie. Des réflexions se présentèrent naturellement à son esprit sur le triste sort de cette famille, sur la mort de mistress Bridgenorth, avec qui elle s’était promenée si souvent dans cette même avenue, et qui, bien que dépourvue d’un esprit supérieur et cultivé, avait su toujours lui témoigner à propos son respect et sa reconnaissance. Elle songeait aux pertes cruelles de cette malheureuse femme, à sa mort prématurée, au désespoir de son mari, à l’exil volontaire de ce dernier, à l’avenir incertain de leur enfant, orpheline pour laquelle elle éprouvait encore, même après un intervalle de plusieurs années, une tendresse presque maternelle.

Telles étaient les pensées mélancoliques qui préoccupaient son esprit, lorsque, arrivée au milieu de l’avenue, elle crut apercevoir, à la lueur incertaine et entrecoupée qui pénétrait à travers le feuillage, quelque chose de semblable à une figure humaine. Lady Peveril s’arrêta un instant, mais bientôt elle se remit en marche. Peut-être paya-t-elle un tribut à la superstition du temps par quelques battements plus précipités de son cœur ; mais elle eut bientôt repoussé toute idée d’apparition surnaturelle. Quant aux vivants, elle n’avait rien à en redouter. Un braconnier était l’ennemi le plus dangereux qu’elle pût rencontrer, et même, dans cette supposition, il était vraisemblable qu’il chercherait à éviter d’être vu. Elle s’avança donc d’un pas ferme, et vit avec satisfaction que la figure qu’elle avait aperçue lui cédait la place, ainsi qu’elle s’y était attendue, et se glissait entre les arbres sur la gauche de l’avenue. En passant devant l’endroit où cette forme venait de lui apparaître, elle ne put s’empêcher de presser le pas, à la pensée que ce rôdeur de nuit pouvait, devait même être tout près d’elle, et elle le fit avec si peu de précaution que, son pied heurtant contre une branche d’arbre que le vent avait brisée et jetée à terre, elle tomba en poussant un grand cri. Une main vigoureuse, qui la saisit aussitôt pour l’aider à se relever, accrut encore son effroi, et au même instant une voix qui ne lui était pas étrangère prononça ces paroles : « N’est-ce pas vous, lady Peveril ? — C’est moi, » répondit-elle en réprimant sa surprise et sa frayeur ; « et si mon oreille ne m’abuse pas, je parle au major Bridgenorth ? — En effet, je me nommais ainsi, dit-il, lorsque l’oppression ne m’avait point ôté mon nom. »

Il se tut et continua de marcher à côté d’elle dans le plus profond silence. Lady Peveril se sentait fort embarrassée ; et pour sortir de cette situation, aussi bien que pour satisfaire le besoin de son cœur, elle lui demanda comment se portait sa filleule Alice. — Je ne sais ce que c’est qu’une filleule, madame, répondit Bridgenorth. C’est là un de ces noms introduits par la corruption et l’avilissement des lois de Dieu. Quant à l’enfant qui doit la vie et la santé à Votre Seigneurie, puisque tel est votre titre mondain, c’est aujourd’hui une jeune fille fraîche et bien portante, d’après ce que m’apprennent ceux auxquels elle est confiée, car je ne l’ai pas vue depuis quelque temps. Mais, madame, c’est le souvenir de ce qu’elle vous doit et l’effroi que m’a causé votre chute qui m’ont déterminé à me montrer à vous ; car, sous beaucoup de rapports, j’agis avec une imprudence qui peut être fatale à ma sûreté. — Votre sûreté, monsieur Bridgenorth ! dit lady Peveril, je n’aurais jamais cru qu’elle fût en danger. — Vous avez donc quelques nouvelles à apprendre encore, madame ; mais vous saurez demain les raisons pour lesquelles je dois craindre de me montrer ouvertement, même dans mes propres domaines, et pour lesquelles il y aurait de l’imprudence à faire connaître ma résidence actuelle à aucun des habitants du château de Martindale. — Monsieur Bridgenorth, dit lady Peveril, vous étiez autrefois prudent et circonspect ; j’espère que vous ne vous êtes laissé entraîner à aucune démarche précipitée, à aucun projet téméraire ; j’espère… — Pardon, madame, si je vous interromps, reprit Bridgenorth. Je ne suis plus le même, il est vrai… Oui, mon cœur a subi en moi bien du changement. Dans les temps auxquels il plaît à Votre Seigneurie de faire allusion, j’étais encore un homme du monde, et je lui dévouais toutes mes pensées, toutes mes actions, sauf quelques pratiques religieuses de pure forme ; je connaissais bien peu quels étaient les devoirs d’un chrétien, et jusqu’où doit s’étendre son abnégation de lui-même, puisque sa foi lui prescrit de donner tout comme s’il ne donnait rien. Mes pensées n’étaient relatives qu’aux objets terrestres, qu’aux moyens d’ajouter champ sur champ, d’entasser richesses sur richesses ; je ne songeais qu’à me ménager entre les différents partis, qu’à m’assurer un ami d’un côté sans en perdre un de l’autre. Mais le ciel m’a puni de cette apostasie d’autant plus criminelle, qu’adorateur aveugle et charnel de nos seules volontés, j’abusais du nom sacré de la religion et ne cherchais que mon propre intérêt. Mais je rends grâce à celui qui m’a retiré de la terre d’Égypte. »

Quoique de nos jours nous ayons parmi nous beaucoup d’exemples d’enthousiasme, nous n’en soupçonnerions pas moins d’hypocrisie ou de démence quiconque en ferait un aveu si franc et si subit ; mais d’après les mœurs et l’esprit du temps, il n’était pas rare de voir des gens disposés à professer hautement de telles opinions comme étant la règle de toute leur conduite.

Le sage Vane, le brave et habile Harrison, agissaient sous l’influence de pareils sentiments. Lady Peveril fut donc plus fâchée que surprise d’entendre le major tenir un tel langage, et elle en conclut avec raison que la société qu’il avait vue depuis quelque temps, et les circonstances où il s’était trouvé, faisant éclater tout-à-coup l’étincelle cachée dans son sein, une flamme ardente s’était aussitôt allumée. Cela était d’autant plus probable qu’il tenait de son père un caractère mélancolique, qu’il avait essuyé un grand nombre de malheurs, et que nulle passion, lorsqu’on s’y abandonne, ne se développe aussi rapidement que cette espèce d’enthousiasme dont il donnait alors des signes évidents.

Elle se borna donc à lui répondre avec calme qu’elle espérait qu’il n’avait point eu l’imprudence de s’exposer à quelque danger ou à quelque soupçon par la manifestation de ses sentiments.

« À quelque soupçon ! milady, répondit le major ; (car, je ne puis m’empêcher, par la force de l’habitude, de vous accorder l’un de ces vains titres que nous autres misérables vases d’argile nous nous donnons réciproquement dans notre orgueil) non seulement je me suis rendu suspect, mais encore je cours de si grands risques, que si votre mari me rencontrait dans ce moment, moi Anglais de naissance, et bien que sur mes propres domaines, je ne doute nullement qu’il ne fît tous ses efforts pour m’offrir en sacrifice au Moloch de la superstition romaine, qui poursuit maintenant avec fureur le peuple de Dieu. — Ce langage me surprend, major Bridgenorth, » dit lady Peveril, qui commençait à désirer d’être délivrée de sa compagnie, et qui se mit en conséquence à presser un peu le pas ; mais Bridgenorth, doublant aussi le sien, continua de marcher à côté d’elle.

« Ne savez-vous pas, lui dit-il, que Satan est venu sur la terre, animé d’une colère terrible, parce que son règne doit être court ? L’héritier de la couronne est un papiste avoué : et qui oserait assurer excepté les sycophantes et les flatteurs, que celui qui la porte aujourd’hui ne serait pas aussi à se courber devant la puissance de Rome, s’il n’était tenu en échec par quelques nobles esprits de la chambre des communes ? Vous ne me croirez pas peut-être : il est pourtant vrai que, dans mes promenades solitaires et nocturnes, quand je songeais à vos bontés pour les morts et les vivants, j’ai souvent supplié le ciel de m’accorder les moyens de vous avertir ; et le ciel, enfin, a exaucé ma prière ! — Major Bridgenorth, vous aviez coutume d’être modéré dans vos sentiments, comparativement du moins aux dispositions où je vous trouve, et vous aimiez votre religion sans haïr celle des autres. — Ce que j’étais quand le fiel de l’amertume remplissait mon cœur et que les liens de l’iniquité me rendaient esclave, il est inutile de le rappeler aujourd’hui. Je ressemblais alors à Gallio, qui ne s’inquiétait d’aucunes de ces choses. Je fondais mes espérances sur les biens de la terre ; j’étais attaché à l’honneur, à l’estime du monde ; mes pensées étaient toutes terrestres ; et les prières que j’adressais au ciel n’étaient que de froides formalités semblables aux méditations des pharisiens : en un mot, je n’apportais sur l’autel des offrandes que de la paille et du chaume. Dieu, dans son amour, a reconnu la nécessité de me châtier, et il m’a dépouillé de tout ce qui m’attachait à la terre : l’honneur mondain m’a été ravi ; j’ai été exilé de la maison de mes pères, et je suis resté seul, désolé, humilié, battu, déshonoré. Mais qui peut deviner les voies de la Providence ? C’est de cette manière que je devins un champion de la vérité, un homme qui considère sa propre vie comme rien si la vérité en exigeait le sacrifice. Mais ce n’est pas de tout cela que je voulais vous parler. Vous avez sauvé la vie temporelle de mon enfant, je veux en récompense assurer le salut éternel du vôtre. »

Lady Peveril garda le silence. Ils approchaient alors du point où l’avenue aboutissait à la grande route, ou plutôt à un chemin de traverse pratiqué dans un champ commun, et qu’elle devait suivre jusqu’à ce qu’elle rencontrât un sentier par lequel on entrait immédiatement dans le parc de Martindale. Elle éprouvait alors un très-vif désir de revoir la clarté de la lune, et elle évitait de répondre à Bridgenorth, afin de pouvoir marcher plus vite ; mais, au moment où ils atteignaient la jonction de l’avenue avec le chemin public, le major, posant la main sur le bras de lady Peveril, lui commanda, plutôt qu’il ne la pria, de s’arrêter. Elle obéit. Il lui montra alors un énorme chêne de la plus grande taille, qui s’élevait sur l’une des hauteurs de la plaine située au bout de l’avenue, et qui semblait placé là tout exprès pour servir de perspective. La lune répandait une lumière si vive hors de l’avenue, et l’arbre vénérable en était si complètement éclairé qu’on pouvait voir aisément que plusieurs de ses rameaux étaient brisés et qu’il avait été frappé de la foudre. « Vous rappelez-vous, demanda Bridgenorth, le jour où nous vîmes ensemble cet arbre pour la dernière fois ? Ce fut celui où, arrivant de Londres, j’apportais le sauf-conduit que m’avait donné le comité pour votre mari. Au moment où je passai sous cet arbre, je vous aperçus à cet endroit même où nous sommes : vous étiez avec cette Alice que j’ai perdue, et les deux derniers de mes enfants chéris folâtraient près de leur mère et de vous. Je sautai à bas de mon cheval. Pour elle, j’étais un époux, pour eux un père, pour vous un protecteur bienvenu et révéré ! Que suis-je maintenant pour qui que ce soit ? » Il porta la main à son front et poussa un gémissement douloureux.

Il n’était pas dans la nature de lady Peveril d’entendre l’expression de la douleur sans essayer d’y apporter quelque adoucissement. « Monsieur Bridgenorth, dit-elle, tout en suivant fidèlement ma religion, je ne blâme la croyance religieuse de personne, et je me réjouis que vous ayez cherché dans la vôtre des consolations à vos afflictions temporelles ; mais toutes les croyances chrétiennes ne nous apprennent-elles pas également que l’affliction doit adoucir le cœur ? — Oui, femme, » répondit Bridgenorth d’un air sombre, « de même que la foudre en frappant les branches de ce chêne en a amolli le tronc. Non, de même que le bois le plus dur est le plus propre à un ouvrage de longue durée, le cœur endurci et desséché est aussi celui qui peut le mieux supporter la tâche que nous impose le malheur de ces temps. Ni Dieu ni les hommes ne souffriront plus long-temps la dissolution sans bornes du méchant, les railleries de l’impie, le mépris des lois divines, l’infraction des lois humaines ; la force des circonstances exige impérieusement des redresseurs et des vengeurs, et il n’en manquera pas. — Je ne nie pas l’existence de beaucoup de mal, » dit lady Peveril faisant un effort sur elle-même pour parler, et se remettant à marcher ; » et d’après des ouï-dire, et non, Dieu merci, d’après mes propres observations, je suis convaincue de la corruption du temps ; mais, espérons qu’on y saura remédier sans avoir recours aux moyens violents dont vous semblez vouloir parler. Bien certainement, les désastres d’une seconde guerre civile, extrémité terrible à laquelle, j’espère, vous ne pouvez songer, seraient la dernière ressource du désespoir. — Ce serait, en effet, une extrémité terrible, mais sûre, reprit Bridgenorth. Le sang de l’agneau pascal chassa l’ange exterminateur, les sacrifices offerts sur le seuil de la maison d’Araunah arrêtèrent la peste ; le fer et la flamme sont des remèdes violents, mais ils purgent et purifient. — Hélas ! major Bridgenorth, s’écria lady Peveril, vous si sage, si modéré dans votre jeunesse, pourriez-vous avoir adopté dans un âge plus avancé les pensées et le langage de ceux qui ont, ainsi que vous avez pu le voir, conduit la nation et eux-mêmes sur le bord du précipice. — J’ignore ce que j’étais alors, et vous ignorez ce que je suis maintenant, » répliqua-t-il, puis il s’interrompit soudain. La brillante clarté de la lune frappait en ce moment sur leurs visages, et on eût dit que Bridgenorth, en se voyant exposé aux regards de lady Peveril, cherchait à adoucir son ton et son langage.

Lorsqu’elle put enfin distinguer la personne de son interlocuteur, elle remarqua qu’il était armé d’un couteau de chasse, et qu’il portait à sa ceinture un poignard et des pistolets, précaution fort extraordinaire de la part d’un homme qui autrefois ne portait même une rapière que les jours de cérémonie, quoique cet usage fût habituel parmi les hommes de son rang. Il y avait aussi dans l’expression de son visage quelque chose de plus résolu et de plus sombre que de coutume, bien que son air eût toujours été plus sévère qu’affable ; et, dans l’impossibilité de réprimer l’émotion qu’elle éprouvait, elle s’écria : « En effet, monsieur Bridgenorth, vous êtes bien changé ! — Vous ne voyez que l’homme extérieur, le changement de l’intérieur est bien plus grand. Mais ce n’était pas de moi que je voulais vous parler. Je vous ai déjà dit que, comme vous avez préservé mon enfant de l’obscurité du tombeau, je voulais sauver le vôtre de ces ténèbres, bien plus profondes qui, je le crains fort, environnent les voies où marche son père. — Je ne puis entendre parler ainsi de sir Geoffroy, dit lady Peveril ; je dois vous dire adieu pour le moment, et lorsque nous nous rencontrerons dans quelque circonstance plus favorable, j’écouterai volontiers vos avis relativement à Julien, bien qu’il soit possible que je ne les suive pas. — Ces circonstances plus convenables peuvent ne jamais se présenter, répliqua Bridgenorth ; le temps fuit, l’éternité s’approche. Écoutez ! J’ai entendu dire que votre projet est d’envoyer le jeune Julien dans cet île de sang, pour y être élevé sous la protection de votre parente, cette meurtrière sans pitié, par l’ordre de laquelle fut assassiné un homme plus digne de l’existence qu’aucun des ancêtres tant vantés dont elle s’enorgueillit. C’est la nouvelle du pays ; est-elle vraie ? — Je ne vous reprocherai pas, monsieur Bridgenorth, la rigueur avec laquelle vous jugez ma cousine de Derby, dit lady Peveril, et je ne chercherai point à justifier l’acte cruel dont elle s’est rendue coupable ; néanmoins l’opinion de mon mari, et la mienne par conséquent, sont que Julien pourra dans sa maison, avec le jeune comte de Derby, recevoir l’instruction et acquérir les talents convenables à sa naissance. — Sous la malédiction de Dieu et la bénédiction du pape de Rome, s’écria Bridgenorth ; vous, milady, si clairvoyante, si prudente dans tout ce qui concerne les affaires de ce monde, êtes-vous donc assez aveugle pour ne pas voir le pas gigantesque que Rome se prépare à faire pour reconquérir ce pays, jadis le plus riche joyau de sa tiare usurpée ? La vieillesse est facile à séduire par Tor, la jeunesse par le plaisir, le faible par la flatterie, le lâche par la crainte, et le brave par la gloire : il y a des appâts pour toutes les passions, pour tous les goûts, et chaque appât cache un hameçon mortel. — Je sais, monsieur Bridgenorth, répondit lady Peveril, que ma parente est catholique ; mais son fils est élevé dans les principes de l’Église anglicane, conformément à la recommandation de feu son époux. — Est-il vraisemblable, répondit Bridgenorth, que celle qui n’a pas craint de répandre le sang du juste, sur le champ de bataille ainsi que sur l’échafaud, ait beaucoup d’égards pour une promesse que sa religion l’autorise à violer ? Et quand même elle la remplirait fidèlement, votre fils y aura-t-il gagné beaucoup s’il reste dans le bourbier où est enfoncé son père ? Les dogmes de vos évêques sont-ils autre chose que du pur papisme ? La seule différence, c’est que vous avez pris pour pape un tyran temporel, et substitué une messe en anglais à celle que vos prédécesseurs disaient en latin. Mais pourquoi parler de toutes ces choses à une femme qui a des yeux pour ne point voir, et des oreilles pour ne point entendre ce qui seul est digne d’être vu et entendu ? Quel dommage que celle qui a reçu du ciel des formes si belles, un cœur si parfait, soit sourde, aveugle et ignorante comme tout ce qui tient à ce monde périssable ! — Nous ne saurions être d’accord sur un tel sujet, monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril, plus impatiente que jamais d’échapper à un entretien aussi étrange, quoiqu’elle ne sût trop ce qu’elle avait à redouter ; « encore une fois, permettez que je vous dise adieu. — Un moment ! » dit-il en posant de nouveau la main sur son bras. « Je vous arrêterais si je vous voyais sur le bord d’un précipice ; laissez-moi donc vous mettre en garde contre un danger plus grand encore. Mais comment agir sur votre esprit incrédule ? Vous dirai-je que la dette du sang répandu par la maison de Derby reste encore à payer ? et persisteras-tu, femme, à envoyer ton fils parmi ceux de qui on en exigera le paiement ? — Vous cherchez vainement à m’alarmer, répondit lady Peveril ; quelle peine peut-on imposer à la comtesse pour une action téméraire, il est vrai, mais dont elle a été punie il y a déjà long-temps par une amende ? — Vous vous trompez, » reprit-il d’une voix sévère. « Croyez-vous qu’une misérable somme d’argent donnée pour satisfaire les débauches de Charles puisse expier la mort d’un homme tel que Christian, d’un homme également précieux au ciel et à la terre ? Ce n’est pas à de pareilles conditions que le sang du juste doit être répandu. Chaque heure de délai est comptée comme un surcroît d’intérêt à l’énorme dette dont le paiement sera exigé un jour de cette femme altérée de sang. »

En ce moment un bruit de chevaux se fit entendre au loin sur le chemin où avait lieu ce singulier dialogue. Bridgenorth s’arrêta pour écouter. « Oubliez que vous m’avez vu, » dit-il précipitamment ; « ne citez mon nom ni à ce que vous avez de plus proche, ni à ce que vous avez de plus cher. Renfermez mes conseils dans le secret de votre cœur ; profitez-en, et vous vous en féliciterez. »

À ces mots, il s’éloigna tout à coup, et, se glissant par une des ouvertures de la haie qui bordait la route, il s’enfonça dans l’obscurité du taillis.

Le bruit des chevaux qui s’avançaient au grand trop augmentait à chaque instant, et lady Peveril aperçut bientôt, quoique indistinctement, plusieurs cavaliers qui descendaient la colline. Ils l’aperçurent également, et deux d’entre eux, prenant le galop, arrivèrent près d’elle en criant : « Halte ! qui va là ? » Mais le plus rapproché s’écria aussitôt : « Merci de ma vie, c’est notre maîtresse ! » De son côté, lady Peveril reconnut en lui un de ses domestiques. Son mari, qui survint au même instant, lui dit avec surprise : « Quoi ! c’est vous, dame Marguerite ? Que faites-vous si loin du château et à une heure si avancée ? »

Lady Peveril lui raconta la visite à la chaumière, mais ne jugea pas nécessaire de lui parler de son entrevue avec le major Bridgenorth, dans la crainte, peut-être, que cet incident ne déplût à son mari.

« La charité est une belle et bonne chose, répondit sir Geoffrey ; mais je dois vous dire, Marguerite, que vous avez tort de courir les champs, comme un charlatan, à la demande de la première vieille qui a un accès de colique, surtout à une pareille heure, et quand ce pays est si peu sûr — Je suis fâchée d’apprendre cela, dit lady Peveril. Je n’en savais rien encore. — Il y a un nouveau complot tramé par les têtes-rondes, dit sir Geoffrey un complot pire que celui de Venner ; et celui qui est le plus compromis dans cette affaire est notre ancien voisin Bridgenorth. On fait partout des recherches à son sujet, et je vous promets que, si on le trouve, tous ses vieux comptes lui seront soldés. — En ce cas, je suis sûre qu’on ne le trouvera pas, dit lady Peveril. — Vous le croyez ? répliqua sir Geoffrey et moi, j’espère qu’on le découvrira ; au moins ce ne sera pas ma faute si on n’y parvient pas. C’est pour cela que je me rends à Moultrassie, afin d’y faire une stricte recherche conformément à mon devoir ; ni traître ni rebelle ne se cachera dans son terrier si près de Martindale, je vous en réponds. Quant à vous, milady, veuillez vous passer de selle de femme pour aujourd’hui, vous monterez en croupe derrière Saunders, comme cela vous est déjà arrivé, et il vous reconduira au château. »

Lady Peveril obéit en silence. Elle n’aurait point osé se fier à sa voix pour lui répondre, tant elle était émue et déconcertée de la nouvelle qu’elle venait d’apprendre.

Elle monta donc derrière le domestique, et arriva au château, où elle attendit avec beaucoup d’inquiétude son mari. Il arriva enfin, et elle sentit son cœur soulagé en apprenant qu’il revenait sans aucun prisonnier. Il lui expliqua alors, d’une manière plus détaillée, qu’un exprès, arrivé de la cour à Chesterfield, y avait apporté la nouvelle d’une insurrection projetée par les anciens partisans de la république, notamment par ceux qui avaient servi dans l’armée, et que Bridgenorth, qu’on disait caché dans le Derbyshire, était l’un des principaux conspirateurs.

Quelque temps après, ce bruit de conspiration cessa, comme beaucoup d’autres de cette époque. Les mandats d’arrêt furent révoqués : quant au major Bridgenorth, on n’en entendit plus parler, bien qu’il lui fût probablement permis de se montrer aussi publiquement que ceux qui s’étaient rendus suspects.

Vers cette époque aussi, lady Peveril, après avoir versé bien des larmes, se sépara pour quelque temps de son fils Julien, qui fut envoyé dans l’île de Man, selon le projet formé depuis longtemps, afin d’y recevoir la même éducation que le jeune comte de Derby. Quoique les prédictions funestes de Bridgenorth revinssent quelquefois à l’esprit de lady Peveril, elles n’eurent pas assez de poids sur elle pour triompher des avantages que la protection de la comtesse assurait à son fils.

Ce plan parut réussir à tous égards ; et lorsque, de temps en temps, Julien venait visiter la maison paternelle, lady Peveril avait la satisfaction de voir que les qualités de l’esprit se développaient en lui de même que les manières, et qu’il s’appliquait toujours avec la même ardeur aux plus solides études. Il devint avec le temps un jeune homme accompli, et fit un voyage sur le continent avec le jeune comte. Ce voyage était nécessaire pour qu’ils eussent une plus ample connaissance du monde, connaissance que la comtesse ne pouvait leur donner complètement, n’ayant jamais paru à Londres ni à la cour du roi Charles, depuis sa fuite dans l’île de Man, en 1660, et ayant toujours résidé dans son royaume solitaire et aristocratique, d’où elle ne sortait quelquefois que pour aller visiter ses domaines d’Angleterre.

Cette circonstance avait donné à l’éducation des deux jeunes gens, quoique des maîtres choisis l’eussent d’ailleurs rendue si parfaite, quelque chose de rétréci et de borné ; mais bien que le caractère du jeune comte fût plus léger et plus frivole que celui de Julien, l’un et l’autre profitèrent également de ce voyage. Lady Derby avait strictement enjoint à son fils, à son retour du continent, de ne point paraître à la cour de Charles ; mais, devenu majeur dans l’intervalle, il ne jugea pas absolument nécessaire d’obéir à cette injonction, et il alla passer quelque temps à Londres, où il s’enivra de tous les plaisirs d’une cour qui lui parut d’autant plus séduisante que sa première jeunesse s’était écoulée dans la retraite.

Afin d’obtenir de la comtesse le pardon de cette désobéissance, lord Derby, qui conservait pour sa mère le profond respect dans lequel il avait été élevé, consentit à faire un long séjour près d’elle dans son île favorite, dont il lui abandonna presque entièrement l’administration.

Julien Peveril avait passé au château de Martindale la plus grande partie du temps pendant lequel son ami avait séjourné à Londres ; et, à l’époque à laquelle notre histoire est arrivée, ils habitaient tous deux, avec la comtesse, le château de Rushin, dans le vieux royaume de Man.