Peveril du Pic/Chapitre 08

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 104-117).


CHAPITRE VIII.

LA GOUVERNANTE ET LE MINISTRE.


Adieu donc, ô mon pays !
Byron.


Lady Peveril resta fort inquiète pendant plusieurs heures après le départ de son mari et de la comtesse ; mais elle le fut encore davantage quand elle apprit que le major Bridgenorth, dont elle faisait observer avec soin tous les mouvements, était parti à la tête d’une troupe d’hommes armés, et s’était dirigé vers l’ouest, du même côté que sir Peveril.

L’arrivée de Whitaker mit enfin un terme à ses anxiétés, et elle apprit avec joie que la lutte du major avec son mari n’avait eu de suites funestes ni pour l’un ni pour l’autre. Cependant elle frémit en songeant que les scènes de discorde civile avaient été sur le point de se renouveler par cet événement ; et, tout en remerciant le ciel d’avoir préservé son mari d’accident, elle ne put s’empêcher de déplorer et de redouter les conséquences de sa querelle avec le major. Ils avaient sans doute perdu pour jamais un vieil ami, qui ne s’était pas démenti dans ces jours d’infortune où l’amitié subit des épreuves si sévères, et elle ne se dissimulait pas que Bridgenorth, ainsi courroucé, pouvait devenir un ennemi sinon dangereux, au moins inquiétant. Jusqu’alors il n’avait usé qu’avec la plus grande douceur et les plus grands égards de ses droits comme créancier ; mais s’il lui plaisait d’agir avec rigueur, lady Peveril qui, par son attention continuelle à maintenir l’économie de sa maison, avait acquis une connaissance beaucoup plus intime des affaires de son mari que sir Geoffrey lui-même, prévoyait les résultats fâcheux des mesures que la loi autorisait Bridgenorth à prendre. Elle se rassurait pourtant en songeant qu’elle possédait encore une grande influence sur lui ; elle comptait sur la tendresse paternelle et sur cette persuasion où il avait été jusqu’alors, que la santé de sa fille ne pouvait se fortifier et s’affermir que sous la surveillance et par les soins de lady Peveril. Mais tout l’espoir de réconciliation qu’elle avait probablement fondé sur cette circonstance fut détruit par un accident qui eut lieu dans le courant de la matinée suivante.

La gouvernante, mistress Deborah, sortit ce jour-là comme à l’ordinaire avec les enfants, pour les faire promener dans le parc ; elle était suivie de Rachel, jeune fille qui les soignait et les surveillait sous ses ordres. Mais à l’heure ordinaire du déjeuner, elle n’était point revenue, et la dame Ellesmère, les lèvres un peu plus pincées que de coutume, entra dans l’appartement de sa maîtresse, pour annoncer que mistress Deborah n’avait pas encore jugé à propos de rentrer, bien que l’heure du déjeuner fût sur le point de sonner.

« Elle va sans doute revenir, » répondit lady Peveril avec un ton d’indifférence.

Ellesmère toussa d’une manière qui semblait indiquer un sentiment de doute et de méfiance, puis elle ajouta que Rachel était revenue avec le petit Julien, et que mistress Deborah avait dit qu’elle allait se promener avec miss Bridgenorth jusqu’à Moultrassie-House, point qui servait de limite entre les propriétés du major et celles de sir Geoffrey depuis le nouvel arrangement des choses.

« Est-elle devenue folle ! » s’écria lady Peveril avec un peu d’humeur. « Pourquoi n’obéit-elle pas à mes ordres en rentrant aux heures convenues ? — Elle pourrait bien être devenue folle, ou avoir acquis tout à coup trop d’esprit et de ruse, » dit Ellesmère d’un air mystérieusement significatif ; « et je crois qu’il serait bon que milady y fît quelque attention. — Faire attention à quoi ? Ellesmère, « reprit lady Peveril avec une sorte d’impatience. » Vous avez le ton d’un oracle ce matin. Si vous avez quelque chose à dire au désavantage de cette jeune fille, je vous prie de parler clairement. — À son désavantage ! milady ; je ne m’abaisserai point à médire de qui que ce soit, homme, femme ou enfant, comme il arrive assez souvent aux domestiques. Je souhaite que Votre Seigneurie veuille bien regarder autour d’elle, et faire usage de ses propres yeux : voilà tout. — Vous m’engagez à faire usage de mes yeux, Ellesmère, mais je soupçonne fort que vous aimeriez beaucoup mieux que je me servisse de vos lunettes. Au surplus, je vous ordonne, et vous savez que je veux être obéie, de me dire tout ce que vous savez ou ce que vous soupçonnez relativement à Deborah Debbitch. — Moi me servir de lunettes ! » s’écria la duègne indignée. « Milady voudra bien me pardonner ; mais jamais je n’en fis usage, si ce n’est d’une paire qui appartint jadis à ma pauvre mère, et que je ne mets que pour broder vos manchettes. Jamais femme au-dessus de seize ans n’a brodé sur du blanc sans lunettes, comme le sait milady. Quant à soupçonner, je ne soupçonne rien ; car, comme il a plu à Votre Seigneurie de soustraire mistress Deborah Debbitch à mon autorité, c’est une affaire qui ne me regarde plus : ni beurre ni pain n’est à moi de ce côté. Seulement, milady, si mistress Deborah va si souvent à Moultrassie-House, il se pourrait bien qu’un matin elle ne retrouvât plus le chemin pour en revenir. » En parlant ainsi, elle serrait tellement les lèvres, que les sons pouvaient à peine s’en échapper, et qu’on eût dit qu’elle voulait retenir la moitié des mots qui semblaient sortir de sa bouche comme malgré elle.

« Encore une fois, Ellesmère, que voulez-vous dire ? Vous n’êtes cependant pas dépourvue de bon sens. Voyons, dites-moi clairement de quoi il s’agit. — Il ne s’agit de rien, madame, poursuivit la duègne, si ce n’est que, depuis que Bridgenorth est de retour de Chesterfield, et est venu vous voir au château, il a paru convenable à mistress Deborah de conduire les enfants tous les matins dans une certaine partie du parc où le hasard a voulu qu’elle ait rencontré régulièrement le major, comme on l’appelle. Et au fait, cet homme peut se promener comme un autre ; et je vous garantis que cette rencontre n’a pas été pour elle la plus mauvaise de toutes celles qu’elle a pu faire ; d’une manière au moins, car elle s’est acheté un nouveau chaperon, digne en vérité, de servir à milady. Mais y a-t-il eu quelque autre chose qu’une pièce d’or dans sa main, c’est ce dont Votre Seigneurie doit être meilleur juge que moi. »

Lady Peveril, naturellement disposée à interpréter de la manière la plus favorable la conduits de la gouvernante de ses enfants, ne put s’empêcher de rire en voyant soupçonner d’intrigues amoureuses un homme d’une tenue aussi rigide, de principes aussi sévères et de manières aussi réservées que Bridgenorth ; et elle conclut de ce qu’elle venait d’entendre que mistress Deborah avait trouvé quelque avantage à satisfaire la tendresse paternelle du major, en lui procurant la vue de sa fille, dans l’intervalle qui s’était écoulé entre sa première visite au château et les derniers événements. Cependant elle commença à s’étonner, lorsqu’elle vit qu’une grande heure s’était écoulée depuis le déjeuner, sans qu’Alice et la gouvernante eussent reparu ; et cet étonnement s’accrut bientôt à la vue du domestique de Bridgenorth, qui arriva à cheval, équipé comme pour un voyage, et qui, après lui avoir remis deux lettres, l’une à son adresse, l’autre à celle de mistress Ellesmère, repartit aussitôt sans attendre de réponse.

Il n’y aurait rien de bien surprenant à tout cela, s’il se fût agi de toute autre personne que du major ; mais il était si calme, si régulier dans toute sa conduite, si peu susceptible d’agir précipitamment et par une impulsion soudaine, que la moindre action qui paraissait s’écarter de ses habitudes ordinaires devaient nécessairement exciter l’étonnement et la curiosité.

Lady Peveril se hâta de rompre le cachet, et lut ce qui suit :


« À l’honorable et honorée lady Peveril.


« Madame,

« Je vous écris plutôt pour me disculper que pour accuser vous ou qui que ce soit, car je sens qu’il convient mieux à la fragilité de notre nature d’avouer nos imperfections, que de reprocher aux autres les leurs. Mon intention n’est pas non plus de revenir sur le passé, surtout relativement à ce qui concerne Votre Seigneurie, convaincu que, si je vous ai rendu service à l’époque où notre Israël était ce qu’on pouvait dire triomphant, vous vous êtes acquittée envers moi bien au-delà de ce que vous me deviez en remettant dans mes bras une enfant arrachée en quelque sorte à la vallée de la mort. En conséquence, comme je pardonne de grand cœur à Votre Seigneurie la mesure violente et peu charitable prise à mon égard dans notre dernière entrevue, attendu que la femme qui était cause de cette altercation entre nous est votre parente et votre amie, je vous supplie de me pardonner de la même manière d’avoir détourné de votre service la jeune fille appelée Deborah Debbitch, dont les soins, instruite comme elle l’a été sous votre direction, peuvent être indispensables à la santé de ma chère fille. Mon projet, madame, avait toujours été qu’Alice, avec votre gracieuse permission, restât au château de Martindale sous votre protection bienveillante, jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge où l’on commence à discerner le bien et le mal, et que le moment fût venu pour moi de remplir mon devoir en lui montrant le chemin dans lequel elle doit marcher. Votre Seigneurie n’ignore pas sans doute, et je n’en parle pas dans une intention de reproche, que je vois avec un profond chagrin qu’une personne douée naturellement de qualités si excellentes, n’ait pas encore ouvert les yeux à la vraie lumière, et se contente d’errer dans l’obscurité parmi les tombes des morts.

« J’ai souvent prié dans le silence et les veilles de mes nuits, pour que Votre Seigneurie renonçât enfin aux doctrines qui l’égarent ; mais je dis avec douleur que, notre chandelier étant sur le point d’être déplacé, la terre sera probablement plongée bientôt dans des ténèbres plus épaisses que jamais ; et que le retour du roi, que j’avais considéré, ainsi que beaucoup d’autres, comme une manifestation de la faveur divine, ne paraît plus être autre chose qu’un triomphe accordé au prince de l’air, qui déjà songe à rétablir sa cour vaniteuse d’évêques, de doyens, et de je ne sais quels autres dignitaires orgueilleux, excluant des fonctions ecclésiastiques les paisibles ministres dont les pieux travaux furent utiles à tant d’âmes affligées. Ayant appris d’une source certaine qu’une ordonnance a été rendue pour rétablir ces chiens sans voix, ces sectateurs de Laud et de Williams, expulsés par le dernier parlement, et qu’un acte de conformité, ou plutôt de difformité de culte, est attendu incessamment, mon projet est de fuir les malheurs que le courroux céleste prépare, et d’aller me réfugier dans quelque coin de la terre où je pourrai vivre en paix et jouir de ma liberté de conscience. Qui voudrait rester dans le sanctuaire lorsque les sculptures et les ornements en sont brisés et renversés à terre, et lorsqu’il est devenu un lieu de retraite pour les hiboux et les satyres du désert ? Et, à cet égard, je dois me blâmer, madame, d’avoir consenti avec trop de facilité à me rendre dans une maison de festin et de joie, où mon amour pour la concorde, et le désir extrême que j’avais de prouver mon respect à Votre Seigneurie ont eu seuls le pouvoir de m’attirer. Mais j’ose croire qu’en m’éloignant aussi du lieu de ma naissance, de la maison de mes pères, de cet asile où gît la poussière des objets qui eurent mes plus chères affections, j’expierai suffisamment une telle faute. J’ai aussi à rappeler que mon honneur, d’après le sens que le monde y attache, a été gravement outragé dans ce pays par sir Geoffroy Peveril, qu’il a presque réduit à rien l’utilité dont je pouvais y être, et cela sans que j’aie aucune chance d’obtenir de lui la moindre réparation : c’est absolument, selon moi, comme si la main d’un parent s’était levée contre mon honneur et ma vie. De telles choses sont amères pour un vieil homme : aussi, afin de prévenir toute querelle ultérieure, et peut-être l’effusion du sang, il est bon que je quitte ce pays pour quelque temps. Quant aux affaires qui restent à régler entre sir Geoffrey et moi, j’en chargerai maître Joachim Win-the-Fight, procureur à Chester. C’est un homme probe et honnête ; il les arrangera selon les désirs de sir Geoffrey, autant du moins que pourront le permettre la justice et les lois ; car j’ose espérer que Dieu m’accordera la grâce de résister à la tentation de convertir les armes de la guerre charnelle en instruments de vengeance : je serais honteux de recourir à Mammon pour l’obtenir. Désirant, madame, que le Seigneur vous accorde toutes ses bénédictions, et surtout celle qui est supérieure à toutes les autres, la véritable connaissance de ses voies,

« Je demeure votre serviteur, tout dévoué,

Ralph Bridgenorth. »
Écrit à Moultrassie-House, le dixième jour de juillet 1660.


Dès que lady Peveril eut achevé la lecture de cette longue et singulière homélie, et dans laquelle il lui parut que son voisin montrait plus de fanatisme religieux qu’elle ne lui en avait supposé, elle leva les yeux sur Ellesmère, dont la contenance offrait un mélange de mortification et de mépris affecté. Fatiguée de chercher sur le visage de sa maîtresse la pensée dont celle-ci était préoccupée, elle résolut d’arriver à son but en s’exprimant sans aucun détour.

« Je suppose, milady, dit-elle, que ce fou de fanatique a l’intention d’épouser cette coureuse. On dit qu’il va quitter le pays. En vérité, il en est temps ; car, outre qu’il finissait par devenir pour tout le voisinage un objet de risée et de mépris, je ne serais pas surprise que Lance-Outram, le garde forestier, ne le coiffât quelque jour d’un bois de cerf ce qui serait un tour de son métier. — Vous n’avez pas grand sujet de vous livrer à ce dépit, Ellesmère, reprit lady Peveril ; dans la lettre que je viens de lire, il n’est nullement question de mariage : mais il paraît que maître Bridgenorth, étant sur le point de quitter ce pays, a engagé Deborah à entrer à son service pour prendre soin de son enfant, et j’en suis enchantée pour Alice. — Et moi, j’en suis charmée dans mon intérêt et dans celui de toute la maison, dit Ellesmère. Ainsi, milady pense qu’il n’est pas vraisemblable qu’il l’épouse ? Dans le fait, je ne pouvais concevoir qu’il fût assez idiot pour cela ; mais, au bout du compte, peut-être fera-t-il d’elle quelque chose de pis que sa femme ; car elle me dit ici qu’elle est sur le point d’obtenir une augmentation considérable, chose qui s’obtient à peine, comme l’on sait, par un service honnête et fidèle. Elle me prie ensuite de lui envoyer ses effets, comme si j’étais chargée de surveiller la garde-robe de Sa Seigneurie ! Et puis, elle recommande M. Julien à mes soins et à mon expérience, comme si j’avais besoin que ce cher petit bijou me fût recommandé… Mais je vais empaqueter ses haillons et les envoyer à Moultrassie-House, avec le certificat qu’elle mérite. — Écrivez lui avec politesse, je vous prie, dit lady Peveril, et dites à Wihtaker de lui envoyer ses gages, auxquels il ajoutera une pièce d’or ; car, bien qu’elle ait une tête assez légère, elle a toujours été bonne pour les enfants. — Je sais qui est bonne pour ses domestiques, milady, et qui gâterait par ses bontés la meilleure qui ait jamais attaché une épingle à une robe. — J’en ai gâté une bonne quand je t’ai gâtée, Ellesmère, dit lady Peveril. Mais retirez-vous, et allez écrire à Deborah d’embrasser la petite Alice pour moi, et d’offrir mes vœux au major Bridgenorth pour son bonheur dans ce monde et dans l’autre. »

À ces mots elle la congédia sans lui permettre d’autre observation et sans entrer dans plus de détails.

Lorsqu’Ellesmère se fut retirée, lady Peveril commença à réfléchir avec un vif sentiment de compassion sur la lettre du major Bridgenorth, homme dans lequel brillaient certainement plusieurs qualités excellentes, mais qu’une longue suite de malheurs domestiques et une dévotion sincère, mais exagérée, avaient jeté dans une douloureuse misanthropie ; elle eut aussi plus d’une inquiétude, plus d’une crainte pour le bonheur de la petite Alice, qui allait être élevée sous l’influence d’un tel père. Tout considéré, cependant, l’éloignement de Brigenorth était un événement plus désirable que fâcheux ; car, tant qu’il serait resté à Moultrassie-House, il était assez probable qu’une rencontre accidentelle entre lui et sir Geoffrey aurait donné lieu à quelque querelle plus funeste que la dernière.

Elle ne put s’empêcher en même temps d’exprimer au docteur Dummerar combien elle était surprise et affligée que tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors pour entretenir la paix et la bonne intelligence entre les factions opposées eût produit, par l’effet de la fatalité, le contraire de ce qu’elle avait espéré.

« Sans ma malheureuse invitation, dit-elle, Bridgenorth ne serait pas venu au château le lendemain de la fête ; il n’aurait pas vu la comtesse ; il n’aurait pas encouru le ressentiment de mon mari, qui lui-même n’aurait pas eu de motif de blesser son orgueil en s’opposant à l’accomplissement de ses devoirs comme magistrat. Et sans le retour du roi, événement que nous attendions avec une si vive impatience, comme devant terminer toutes nos calamités, ni cette noble dame ni nous-mêmes nous ne nous serions trouvés dans ce nouveau dédale de difficultés et de dangers. — Très honorée lady, répondit le docteur Dummerar, si les affaires de ce monde devaient être implicitement dirigées par la sagesse humaine, ou si elles devaient toujours marcher conformément aux calculs de notre prévoyance, les événements cesseraient bientôt de dépendre du temps et des circonstances auxquelles nous sommes tous soumis, puisque d’un côté nous agirions, par notre seule habileté, avec la certitude de réussir, et que de l’autre nous règlerions notre conduite d’après une prescience infaillible. Mais l’homme dans cette vallée de larmes est, pour ainsi dire, comme un joueur de boule mal instruit qui croit atteindre le but en lançant sa boule droit devant lui, et qui ne se doute pas qu’il y a dans le sphéroïde un biais caché qui le fera dévier, selon toute probabilité, et qui rendra le coup nul. »

Après avoir parlé ainsi d’un air sentencieux, le docteur prit son chapeau en forme de pelle, et se rendit sur la pelouse du château pour y faire avec Whitaker une partie de boules, suggérée sans doute par cette réflexion remarquable sur l’incertitude des événements de la vie humaine.

Deux jours après, sir Geoffrey arriva. Il était resté à Vale-Royal jusqu’à ce qu’il se fût assuré de l’embarquement de la comtesse pour l’île de Man ; puis il s’était hâté de revenir à son château et à dame Marguerite. Chemin faisant, il apprit de quelques-uns de ses gens de quelle manière lady Peveril avait rempli ses intentions relativement au festin donné à tous le voisinage, et, malgré la déférence extrême qu’il montrait toujours pour tout ce qui avait été dit ou fait par lady Peveril, il ne put apprendre sans une sorte d’indignation les égards qu’elle avait eus pour le parti presbytérien.

« J’aurais admis volontiers Bridgenorth, dit-il, car je l’avais toujours traité en voisin et en ami jusqu’à cette dernière équipée : oui, je l’aurais supporté, pourvu qu’il eût consenti à porter la santé du roi comme un sujet loyal et fidèle : mais amener ce nazillard de presbystérien, ce Solsgrace avec toute sa congrégation de mendiants à longues oreilles, pour tenir un conventicule dans la maison de mon père, et y parler insolemment selon leur bon plaisir, c’est ce que jamais je n’aurais permis, même quand il portait la tête si haut ! Jamais, dans les temps les plus désastreux, ils n’ont pu entrer à Martindale-Castle que par la brèche que le canon de Noll y a faite. Mais qu’ils soient venus y entonner leurs psalmodies quand le bon roi Charles est de retour !… par ma main droite, Marguerite en entendra parler ! »

Mais en dépit de cette résolution prise dans un mouvement de colère, tout ressentiment s’évanouit dans le cœur du bon chevalier, quand il aperçut le beau visage de sa femme briller de tendresse et de joie à son aspect. En la serrant dans ses bras et en l’embrassant, il sentit qu’il lui avait pardonné sa faute avant de lui en avoir parlé.

« Tu m’as joué un tour, Meg, » lui dit-il en secouant la tête et en souriant en même temps, « et tu sais ce que je veux dire ; mais tu es une véritable femme tout en Dieu, et tu n’as agi dans toute cette affaire que dans la folle idée de maintenir en paix ces coquins de têtes-rondes. Mais n’en parlons plus. J’aimerais mieux voir le château de Martindale déchiré encore une fois par leurs boulets, que de recevoir de nouveau ces misérables sous le toit de l’amitié. J’excepte toutefois Ralph Bridgenorth, quand la raison lui sera revenue. »

Lady Peveril se vit alors dans la nécessité de raconter ce qu’elle avait appris du major, la disparition de sa fille et de la gouvernante, et elle lui remit la lettre de Bridgenorth. Sir Geoffrey secoua d’abord la tête, puis il se prit à rire de tout son cœur de l’idée qu’il existait quelque intrigue amoureuse entre le puritain et mistress Deborah.

« Ce serait là une fin digne d’un fanatique comme lui, dit-il, que d’épouser sa servante ou celle de quelque autre. Deborah est une assez gentille créature et encore assez éloignée de la trentaine, si je ne me trompe. — En vérité, dit lady Peveril, vous n’êtes pas plus charitable qu’Ellesmère ; je ne vois dans tout cela qu’une preuve de la tendresse qu’il a pour sa fille. — Bah ! s’écria le chevalier, les femmes ne songent qu’aux enfants ; mais parmi les hommes, Marguerite, il y en a beaucoup qui ne les caressent que pour pouvoir embrasser celle qui les porte ; et qu’y aurait-il de surprenant à cela ? où serait le grand mal quand Bridgenorth épouserait cette friponne ? Son père est un laboureur, et sa famille a toujours possédé la même ferme depuis la bataille de Bosworth ; cette généalogie vaut bien celle du petit-fils d’un brasseur de Chesterfield, je pense. Mais voyons ce qu’il dit : s’il y a quelque chose qui sente l’amour dans cette lettre, je saurai bien le découvrir, bien que cela ait pu échapper à votre innocence, Marguerite. »

Le chevalier du Pic commença donc la lecture de cette lettre dont le style singulier l’embarrassa beaucoup. « Que veut-il-dire avec son déplacement de chandelier et le renversement de ses sculptures et de ses ornements ? Je ne saurais le deviner, à moins qu’il n’ait l’intention de replacer les grands chandeliers d’argent que mon aïeul avait donnés pour orner l’autel de Martindale-Moultrassie, et que ses amis à longues oreilles, ces sacrilèges, ces impies, ont dérobés et ont fait fondre. Quant aux ornements brisés, tout ce que je puis comprendre, c’est qu’il veut peut-être parler de la balustrade de la table de communion qui fut brisée alors, et des ornements de cuivre qui furent enlevés aux monuments des Peveril. Enfin, dame Marguerite, ce pauvre Bridgenorth est donc sur le point de quitter le pays ? Eh bien, j’en suis réellement fâché, quoique je ne le visse jamais qu’une fois par jour, et que jamais je n’échangeasse avec lui plus de deux paroles. Mais je vois ce que c’est : cette légère secousse qui le désarçonna lui a retenti au cœur ; et cependant, Meg, je te proteste que je me contentai de l’enlever de la selle aussi aisément que je pourrais le faire pour t’y placer ; je pris même garde de le blesser, et je ne le croyais pas assez susceptible sur le point d’honneur pour se formaliser d’une pareille bagatelle. Mais encore un coup, je vois clairement où le bât le blesse ; et je te promets que j’arrangerai les choses de manière qu’il restera à Moultrassie-House et qu’il rendra à Julien sa petite compagne. Sur ma foi ! je suis fâché moi-même d’avoir perdu cette enfant, et d’être dans la nécessité de choisir un autre but de promenade pour les matinées où le temps n’est pas propre à la chasse. J’étais habitué à cette halte et à ce bonjour par la fenêtre. — Je serais charmée, sir Geoffrey, dit lady Peveril, que vous pussiez vous réconcilier avec ce digne homme, car je considère Bridgenorth comme tel. — N’était son puritanisme, ce serait le meilleur voisin qui ait jamais existé, dit sir Geoffroy. — Mais je n’entrevois guère la possibilité de l’amener à un rapprochement si désirable, reprit lady Peveril. — Tu n’entends rien à ces affaires-là, Marguerite ; mais moi, je sais quel est le pied dont il boite, et tu le verras bientôt marcher plus droit que jamais. »

Lady Peveril, par une affection sincère et un jugement très-sain, avait plus de droits à la confiance entière de son mari qu’aucune femme du Derbyshire ; et pour dire la vérité, elle était plus impatiente de connaître ses desseins en ce moment, qu’elle ne se le permettait d’ordinaire, tant elle avait le sentiment de leurs devoirs mutuels et distincts ! Elle ne pouvait imaginer quel était ce moyen de réconciliation trouvé par sir Geoffrey, qui n’était pas un juge très-habile et très-fin de l’espèce humaine ; elle ne concevait pas pour quel motif il ne voulait point le lui découvrir, et elle n’était pas sans craindre que ce moyen, dont il faisait un mystère, ne fût plus propre à élargir la plaie qu’à la fermer. Mais sir Geoffrey évita de s’expliquer plus clairement. Il avait été assez long-temps colonel d’un régiment en campagne, pour apprécier le droit de commander chez lui en maître absolu ; et à toutes les questions indirectes que lui fit lady Peveril avec une adresse ingénue, il répondit seulement : « Patience, dame Marguerite, patience ! cette affaire n’est point de ton ressort : tu la sauras quand il en sera temps. Va voir Julien. Ce garçon-là ne finira-t-il jamais de pleurer pour ce petit rejeton de tête-ronde ? Au surplus, dis-lui que d’ici à deux ou trois jours Alice sera de retour parmi nous, et que tout ira comme par le passé. »

À peine le bon chevalier finissait-il de parler, qu’on entendit dans la cour le son du cor d’un postillon, et au même instant un domestique entra et lui remit un gros paquet adressé à l’honorable sir Geoffrey Peveril, juge de paix (car ce titre lui avait été conféré aussitôt après la restauration du roi). En ouvrant le paquet, ce qu’il fit avec un air de gravité qui indiquait combien il était pénétré de son importance, il trouva le warrant qu’il avait sollicité pour le rétablissement du docteur Dummerar dans la paroisse dont on l’avait expulsé par la violence pendant l’usurpation.

Peu d’incidents pouvaient causer plus de satisfaction à sir Geoffrey. Il pardonnait volontiers à un sectaire robuste et audacieux de vouloir prouver sur le champ de bataille le mérite de ses doctrines, en déchargeant des coups vigoureux sur les casques et les cuirasses des cavaliers ; mais il se rappelait avec plus d’amertume et un ressentiment beaucoup plus vif l’entrée triomphante et insultante de Hugue Peters dans son château par la brèche ; et depuis ce temps, sans faire la moindre distinction entre les sectaires et leurs ministres, il regardait tous ceux qui montaient en chaire sans le warrant de l’Église d’Angleterre, et peut-être ajoutait-il en secret, de l’Église romaine, comme des perturbateurs de la tranquillité publique, des séducteurs qui cherchaient à détourner les fidèles de leurs ministres légitimes, des instigateurs de la dernière guerre civile, et des hommes disposés à en risquer une nouvelle.

D’un autre côté, outre le plaisir de pouvoir satisfaire son aversion contre Solsgrace, il en trouvait un non moins vif à réintégrer son vieil ami, le compagnon de ses amusements et de ses dangers, le digne docteur Dummerar, dans ses droits légitimes et dans la possession paisible de son presbytère. Il communiqua avec joie cette heureuse nouvelle à lady Peveril, qui comprit alors le sens du paragraphe mystérieux de la lettre du major Bridgenorth, relativement au déplacement du chandelier et à l’épaississement des ténèbres dans le pays. Elle l’expliqua à son mari, et s’efforça de lui persuader que cette circonstance lui ouvrait une voie de réconciliation avec son voisin, s’il voulait consentir à exécuter avec douceur et modération le warrant dont il était chargé, après un délai convenable et avec tous les égards dus aux opinions religieuses de Solsgrace et de sa congrégation. « Une telle conduite, assurait lady Peveril, ne pouvait nuire en rien au docteur Dummerar ; elle contribuerait, au contraire, à lui ramener des esprits qui peut-être s’éloigneraient de lui pour toujours, si leur prédicateur favori était expulsé d’une manière brusque et précipitée. »

Il y avait beaucoup de raison et de prudence dans cet avis, et en tout autre temps sir Geoffrey aurait eu assez de bon sens pour l’adopter. Mais qui peut se vanter de savoir agir avec sagesse et modération à l’heure du triomphe ? L’expulsion de M. Solsgrace se fit si promptement, qu’elle eut toute l’apparence d’une persécution, quoique, envisagée selon l’équité, elle ne fût qu’un acte de justice qui rétablissait le prédécesseur dans ses droits légitimes. Solsgrace lui-même parut désirer de rendre cette persécution aussi publique que possible. Il tint bon jusqu’au dernier moment ; et le dimanche qui suivit la notification de son renvoi, il tenta de se frayer un chemin jusqu’à la chaire, soutenu comme de coutume, par le procureur de Bridgenorth, Win-the-fight[1], suivi de plusieurs partisans zélés.

Au moment où ils entraient d’un côté dans le cimetière de l’église, le docteur Dummerar, revêtu de ses habits sacerdotaux, entrait de l’autre, suivi d’une sorte de procession triomphale, composée de Peveril du Pic, de sir Jasper Crambourne et de plusieurs autres cavaliers de distinction.

Afin de prévenir une querelle scandaleuse dans l’église, les officiers de la paroisse s’avancèrent pour s’opposer à l’entrée du ministre presbytérien ; et cette mesure fut exécutée sans autre dommage qu’une tête cassée, celle du procureur presbytérien de Chesterfield, lequel fut frappé rudement par Roger-Raine, l’aubergiste ivrogne des James-de-Peveril.

Obligé par une force supérieure de faire retraite, mais toujours inébranlable, l’indomptable Solsgrace prit le parti d’entrer au presbytère, où, sous quelque prétexte suggéré par M. Win-the-figth, fort mal nommé ce jour-là, il essaya de se maintenir en fermant les portes, en barricadant les fenêtres, et, comme le bruit en courut faussement, en faisant provision d’armes à feu pour résister aux officiers de justice. Il en résulta une scène bruyante et scandaleuse : sir Geoffrey, en ayant été informé, vint en personne avec quelques-uns de ses gens munis de leurs armes. Il força les portes extérieures et intérieures de la maison, et pénétra jusque dans le cabinet, où il ne trouva d’autre garnison que le ministre presbytérien et le procureur, lesquels, après avoir protesté contre la violence qui leur était faite, se déterminèrent enfin à céder la place.

Comme toute la populace du pays était alors en mouvement, sir Geoffrey par prudence et par bonté jugea nécessaire d’escorter ses prisonniers (car on pouvait les appeler ainsi) jusqu’à l’avenue de Moultrassie-House, lieu qu’ils avaient choisi pour leur retraite, et il parvint à les y conduire sans aucun accident, malgré le bruit et le tumulte.

Mais le départ de sir Geoffrey donna bientôt lieu à de nouveaux désordres, qu’il aurait certainement empêchés s’il eût été présent. Le zèle des officiers de paroisse et de leurs adhérents les poussa à déchirer et à jeter au vent quelques-uns des livres du ministre, comme fanatiques et séditieux. La majeure partie de son ale fut bue à la santé du roi et de Peveril du Pic ; bref, les jeunes gens qui ne supportaient l’ex-ministre qu’avec répugnance, à cause de la défense tyrannique qu’il leur avait faite de jouer aux quilles, à la balle, au palet, etc., et qui de plus se souvenaient de la longueur impitoyable de ses sermons, firent son effigie, la revêtirent de sa robe genevoise, la coiffèrent de son chapeau pointu, et, après l’avoir promenée dans tout le village, la brûlèrent sur la place où il s’élevait jadis un mai majestueux que Solsgrace, à l’époque de son usurpation, avait abattu lui-même de sa vénérable main.

Sir Geoffrey, indigné de ces excès, envoya offrir à M. Solsgrace une indemnité pour ce qu’il avait perdu ; mais le docteur calviniste répondit : « Depuis une aiguillée de fil jusqu’à un cordon de soulier, je n’accepterai rien de ce qui est à toi : que la honte de tes œuvres retombe sur ta tête ! »

De nombreux murmures s’élevèrent contre sir Geoffrey Peveril, comme ayant agi en cette circonstance avec une sévérité et une précipitation inconvenantes ; et la renommée eut soin, comme de coutume, d’ajouter ses mensonges à la réalité. Le bruit courut que le furieux cavalier, Peveril du Pic, à la tête d’une bande d’hommes armés, était tombé sur une congrégation de presbytériens occupés de l’exercice paisible de leur religion ; qu’il avait tué les uns et blessé les autres : qu’il avait poursuivi le ministre jusqu’à son presbytère, et réduit la maison en cendres. Quelques-uns même prétendirent que le prédicateur avait péri dans les flammes ; et les plus modérés soutinrent qu’il n’était parvenu à s’échapper qu’en arrangeant sa robe, son chapeau et son rabat de manière à tromper son ennemi et à lui faire croire que les flammes l’environnaient, tandis qu’il se sauvait par une porte de derrière. Et quoique peu de gens crussent à toutes les atrocités si faussement imputées à l’honnête cavalier, ces bruits jetèrent sur lui assez d’odieux pour qu’il en résultât plus tard des conséquences sérieuses, comme le lecteur le verra dans le courant de cette histoire.



  1. Gagne-Bataille. Bridgenorth veut dire Pont du Nord. a. m.