Peveril du Pic/Chapitre 07

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 95-104).


CHAPITRE VII.

LA FUITE.


Fang. À la rescousse ! à la rescousse !
Mistress Quickly. Braves gens ! qu’un ou deux des vôtres viennent à notre secours.
Shakspeare. Henri IV, 2e partie.


Les gens de la suite de Peveril étaient si accoutumés au son du boute-selle, qu’ils furent bientôt rangés en bon ordre ; puis, avec toute la sévérité de la discipline, et cette contenance grave qui convient à l’heure du danger, ils se mirent en marche escortant la comtesse de Derby à travers la partie montagneuse et déserte qui lie la frontière de ce comté à celle du Cheshire. La cavalcade avançait avec ces précautions extrêmes que l’expérience avait enseignées pendant le temps des guerres civiles. Un cavalier prudent et bien monté précédait la troupe d’environ trois cents pas ; deux autres le suivaient à la moitié de cette distance avec leurs carabines en avant, prêts à faire feu à la première attaque. Plus loin, derrière cette avant-garde, venait le corps principal, au milieu duquel la comtesse de Derby cheminait montée sur le palefroi de lady Peveril, car le sien était encore trop fatigué du voyage qu’elle avait fait de Londres au château de Martindale. Elle était suivie d’un écuyer fidèle et d’une femme de chambre ; auprès d’elle se tenaient, pour la protéger, le chevalier du Pic et trois files d’hommes déterminés et vigoureux. Whitaker et Lance-Outram formaient l’arrière-garde, comme gens de confiance et chargés de couvrir la retraite. Ils marchaient, selon le proverbe espagnol, la barbe sur l’épaule, regardant autour d’eux de temps à autre, et prenant toutes les mesures nécessaires pour apercevoir promptement ceux qui pouvaient les poursuivre.

Cependant, quelque sage et habile que fût Peveril dans la discipline, il ne brillait pas par la politique. Il avait communiqué à Whitaker, sans aucune nécessité, le motif de leur expédition, et Whitaker, à l’exemple de son maître, avait été aussi communicatif envers son camarade Lance-Outram, le garde forestier.

« Voilà qui est assez étrange, maître Whitaker, » dit ce dernier quand il eut appris de quoi il s’agissait, « et je voudrais bien que vous, qui êtes un homme d’esprit, vous puissiez m’expliquer pourquoi, lorsque nous n’avons cessé de souhaiter le retour du roi, de prier pour le roi, de combattre pour le roi, et de mourir pour le roi pendant vingt années, la première chose que nous fassions à son retour soit de nous armer pour nous opposer à l’exécution d’un de ses mandats. — Taisez-vous, jeune fou, dit Whitaker ; est-ce là tout ce que vous savez du fond de l’affaire ? Sachez que, dès le commencement de tout ceci, nous nous sommes battus pour la personne du roi contre son mandat, et je me rappelle fort bien que toutes les proclamations de ces coquins étaient faites au nom du roi et du parlement. — Vraiment ! répliqua Lance ; en bien ! s’ils veulent recommencer si tôt à battre le gibier et à envoyer des warrants au nom du roi contre ses fidèles sujets, vive notre vaillant maître ! il saura s’en servir pour bourrer son fusil ; et si Bridgenorth nous fait la chasse, je ne serai pas fâché de lui en envoyer un avec ma carabine. — Pourquoi cela ? mon garçon, dit Whitaker ; ce n’est, j’en conviens, qu’une maudite tête-ronde, un chien de puritain ; mais il n’est pas mauvais voisin. Que t’a-t-il fait à toi ? — Il a braconné sur les terres du château, répondit le garde forestier. — Allons donc ! cela est impossible, répondit Whitaker ; tu plaisantes, Lance, Bridgenorth n’est ni chasseur ni fauconnier : il n’est pas assez noble pour cela. — C’est possible ; mais il chasse un gibier auquel vous ne pensez guère, avec sa face triste et blême, qui effraierait les enfants et qui ferait tourner le lait des nourrices, répondit Lance. — Tu ne veux pas, je pense, me faire croire qu’il court après les filles ? dit Whitaker. Il a toujours été sombre et morne depuis la mort de sa femme. Tu sais que milady a pris son enfant, de peur qu’il ne l’étranglât dans quelqu’un de ses accès, parce que sa vue lui rappelait sa mère. Avec sa permission, et soit dit entre amis, il y a beaucoup d’enfants de pauvres cavaliers, auxquels on eût mieux fait de donner ces soins. Mais revenons à ton histoire. — Eh bien, dit Lance, je pense que vous avez remarqué, maître Whitaker, qu’une certaine mistress Deborah a manifesté une certaine prédilection pour une certaine personne qui demeure dans une certaine maison. — Pour toi, sans doute, répondit Whitaker ; Lance-Outram, tu es le plus vain de tous les fats. — Fat ! reprit Lance ; pourquoi cela ? pas plus tard qu’hier au soir, toute la maison a vu qu’elle se jetait, comme on dit, à ma tête. — Je voudrais donc qu’elle eût été une brique, et qu’elle t’eût brisé le crâne, pour te châtier de ton impertinence et de ta présomption, reprit l’intendant. — C’est bon, c’est bon ; mais veuillez m’écouter. Ce matin j’avais résolu d’aller tuer un daim dans le parc, jugeant qu’un morceau de venaison ne ferait pas mal dans le garde-manger, après la bombance d’hier. Comme je passais sous la croisée de la chambre des enfants, je levai les yeux pour voir ce que faisait madame la gouvernante, et je la vis à travers les carreaux mettre sa cape et son manteau dès qu’elle m’eut aperçu. Un instant après, la porte s’ouvrit, et je ne pus douter que la dame n’eût l’intention de traverser le jardin et de venir dans le parc par la brèche du mur. Ah ! ah ! mistress Deborah, pensai-je, si vous êtes ainsi disposée à danser au son de ma flûte et de mon tambourin, je vous jouerai une fugue avant que vous m’attrapiez. Et aussitôt je descendis vers Ivy-tod-Dingle, où le taillis est épais et le terrain marécageux, et je tournai ensuite par Haxley-Bottom, pensant qu’elle me suivait et riant dans ma barbe du tour que je lui jouais. — Vous auriez mérité, dit Whitaker, de faire le plongeon dans la mare ; mais quel rapport cette histoire de Jacques-la-Lanterne[1] a-t-elle avec Bridgenorth ? — Quel rapport ? s’écria Lance ; c’est que c’était Bridgenorth lui-même qui empêchait qu’elle ne me suivît, par Dieu ! Je marchai d’abord lentement, ensuite je m’arrêtai, puis je me retournai, et alors je commençai à m’inquiéter de ce qu’elle pouvait être devenue ; enfin je pensai que je m’étais conduit comme un âne dans cette affaire. — C’est ce que je nie, dit Whitaker ; jamais âne ne se fût conduit si bêtement ; mais poursuivez. — Ayant fait alors volte face vers le château, je revenais sur mes pas comme si le nez m’eût saigné, quand, arrivé près de Copely-Thorn, qui est, comme vous savez, à une portée de flèche de la poterne du château, je vis tout à coup madame Deborah en conférence intime avec l’ennemi. — Quel ennemi ? demanda l’intendant. — Quel ennemi ! Bridgenorth lui-même, ne vous déplaise. Ils semblaient chercher à se cacher dans le taillis. Parbleu, pensais-je, j’aurai bien du malheur si je ne puis vous débusquer comme j’ai débusqué tant de daims. Si j’étais assez maladroit pour cela, je serais capable de donner mes flèches pour embrocher des puddings. Je fis donc un circuit autour du buisson, afin de les surprendre, et puissé-je ne jamais bander un arc, si je n’ai vu Bridgenorth lui prendre la main et lui donner de l’or. — Est-ce là tout ce qui s’est passé entre eux ? demanda l’intendant. — Ma foi, c’en était bien assez pour me démonter de ma cavale, dit Lance. Quoi ! lorsque je croyais avoir la plus jolie fille du château, voir qu’elle me donnait le sac à garder, et qu’elle faisait la contrebande dans un coin avec un vieux et riche puritain, vous trouvez que ce n’est pas assez ? — Crois-moi, Lance, il y a là autre chose que ce que tu t’imagines, dit Whitaker. Bridgenorth ne se soucie guère de ces folies amoureuses dont tu es si fort occupé. Mais il est à propos que notre maître sache qu’il s’est entretenu secrètement avec Deborah, et qu’il lui a donné de l’or ; car jamais puritain n’en a donné que ce ne fût pour récompenser quelque œuvre diabolique faite ou à faire. — Mais, reprit Lance, je ne suis pas encore un chien assez mal dressé pour trahir la pauvre fille, et aller l’accuser devant notre maître. Qu’elle passe sa fantaisie, elle en a le droit, comme dit la dame qui caressait sa vache ; seulement je pense qu’elle aurait pu mieux choisir, voilà tout. Il ne saurait diminuer ses cinquante années ; et une physionomie de verjus sous l’auvent d’un castor rabattu, un sac plein d’os secs et décharnés, couvert d’un habit noir râpé, ne sont pas, il me semble, des objets faits pour donner des tentations. — Je vous le dis encore, reprit Whitaker, vous êtes dans l’erreur : il n’y a pas, il ne peut point y avoir d’amour entre eux dans cette affaire ; mais il s’agit sans doute de quelque intrigue relative à cette comtesse de Derby. Je te le dis, il est nécessaire que mon maître soit informé de cela sur-le-champ. »

À ces mots et en dépit des prières de Lance-Outram, qui continuait à l’implorer en faveur de mistress Deborah, l’intendant piqua son cheval, alla joindre le corps principal, et raconta au chevalier et à la comtesse ce qu’il venait d’apprendre du garde forestier, ajoutant que, pour son compte, il soupçonnait maître Bridgenorth de Moultrassie-House de vouloir établir un système d’espionnage au château, soit dans la vue de satisfaire la vengeance dont il avait menacé la comtesse de Derby pour avoir fait périr son beau-frère, soit pour quelque autre dessein caché, mais très-probablement sinistre.

Cette nouvelle porta au plus haut point le ressentiment du chevalier du Pic. D’après les préventions de son parti, il supposait que la faction opposée ne demandait pas mieux que d’employer la ruse et l’intrigue, au défaut de la force, pour parvenir à son but ; et il en conclut, sans plus de réflexion, que son voisin, dont il avait toujours respecté et même quelquefois redouté la prudence, entretenait, dans quelque vues perfides, une correspondance clandestine avec quelqu’un de sa maison. Si cette intrigue était dirigée contre la noble comtesse, c’était une preuve de trahison et de présomption tout à la fois, et s’il ne fallait voir dans tout cela que ce que Lance-Outram y avait vu, c’est-à-dire une intrigue honteuse avec une femme attachée de si près à lady Peveril, c’était, selon lui, un acte d’impertinence manifeste, un manque grossier de respect ; et l’une ou l’autre de ces deux suppositions était de nature à allumer la colère de sir Geoffrey.

Whitaker avait à peine regagné son poste à l’arrière-garde, que de nouveau il revint à toute bride annoncer à son maître qu’ils étaient poursuivis par un corps de dix cavaliers au moins. — En avant, vers Hartley-Wick, s’écria le chevalier ; au galop ! Là, avec le secours de Dieu, nous attendrons les coquins. Comtesse de Derby, un seul mot : adieu ! Partez en avant avec Whitaker et un autre de mes gens, et laissez-moi le soin d’empêcher qu’on ne vous poursuivre de plus près. — Je resterai avec vous, dit la comtesse, et je les attendrai de pied ferme. Vous me connaissez d’ancienne date : le bruit et le danger ne m’effraient pas. — Il faut fuir, madame, reprit le chevalier : pour l’amour de votre jeune fils et du reste de la famille de mon noble ami, fuyez, je vous en supplie. Il n’y aura point ici de combat digne de vos regards ; une affaire avec ces misérables ne sera tout au plus qu’un jeu d’enfant. »

Elle ne consentit qu’à regret à poursuivre sa route, et bientôt ils arrivèrent au bas d’Hartley-Nick, défilé rocailleux et escarpé dont le chemin ou plutôt le sentier était bordé d’un côté par un bois taillis, et de l’autre par le lit d’une rivière qui descendait de la montagne.

Après avoir fait de tendres adieux à sir Geoffrey, et l’avoir chargé d’aimables souvenirs pour son petit page futur et sa mère, la comtesse monta le défilé au grand trot, suivie de son escorte, et en peu d’instants on les perdit de vue. À peine avait-elle disparu que ceux qui étaient à sa poursuite atteignirent sir Geoffrey, qui avait disposé sa petite troupe de manière à occuper trois points de la route.

Le parti ennemi était commandé, comme sir Geoffrey l’avait prévu, par le major Bridgenorth. À côté de lui était un homme vêtu de noir et portant sur le bras une plaque d’argent ; il était suivi de huit ou dix habitants du village de Martindale-Moultrassie, dont deux ou trois étaient officiers de justice ; sir Geoffrey connaissait personnellement les autres pour être des partisans déclarés du gouvernement déchu.

Comme ils galopaient très-vite, sir Geoffrey leur cria de faire halte ; mais ils n’en continuèrent pas moins d’avancer : alors il ordonna à ses gens de braquer sur eux leurs pistolets et leurs carabines, et, après que sa troupe eut pris cette attitude menaçante, il répéta d’une voix de tonnerre : « Halte, ou nous faisons feu ! »

Cette fois ils s’arrêtèrent, et le major Bridgenorth s’avança comme pour entrer en pourparler.

« Eh quoi ! vous ici ? voisin, » dit sir Geoffrey, comme s’il ne faisait que de le reconnaître ; « qu’est-ce qui vous fait donc galoper si vite ce matin ? Ne craignez-vous pas de faire mal à votre cheval, ou de gâter vos éperons ? — Sir Geoffrey, dit le major, je n’ai pas le temps de plaisanter, je suis ici pour les affaires du roi. — Êtes-vous sûr que ce ne soit pas pour celles du vieux Noll ? voisin. Vous étiez ordinairement son meilleur messager, » dit le chevalier avec un sourire qui excita une bruyante hilarité parmi les gens de sa suite.

« Montrez-lui votre warrant, dit Bridgenorth à l’homme habillé de noir, qui était un poursuivant d’armes ; et prenant cette pièce des mains de l’officier, il la remit à Geoffrey : J’espère du moins que vous aurez égard à ceci. — Le même égard que vous y auriez eu vous-même il y a un mois, » répondit le chevalier en déchirant le warrant en mille morceaux. « Eh bien ! que diable avez-vous donc à me regarder ainsi ? Croyez-vous avoir le monopole de la rébellion ? Pensez-vous que nous n’ayons pas à notre tour le droit de montrer de la désobéissance ? — Laissez-nous passer, sir Geoffrey, dit Bridgenorth, ou vous me forcerez à faire ce dont je pourrais être fâché plus tard. Je suis dans cette affaire le vengeur du sang de l’un des saints du Seigneur, et je poursuivrai ma proie tant que le ciel me laissera un bras pour me frayer un passage. — Vous ne pourriez vous en frayer un ici qu’à votre péril, s’écria sir Geoffrey. Je suis sur mon terrain ; j’ai été assez harassé pendant vingt ans par vos prétendus saints. Je vous le déclare, maître Bridgenorth ; maître Bridgenorth, je vous le dis, ce ne sera jamais impunément que vous violerez la paix de ma maison, que vous poursuivrez mes amis sur mon territoire, et que vous corromprez mes domestiques comme vous l’avez fait. Je vous estime et vous respecte cependant, à cause de certains procédés généreux que je ne veux ni oublier ni nier, et il vous sera difficile de me forcer à tirer l’épée ou le pistolet contre vous ; mais si vous faites un seul mouvement hostile, si vous avancez d’un seul pas, je m’emparerai de votre personne sur le champ ; et quant à ces marauds, qui viennent poursuivre une noble lady sur mes terres, ordonnez-leur de se retirer, ou j’en enverrai quelques-uns au diable avant le temps. — Faites-nous place à vos propres risques, » dit le major Bridgenorth, en portant la main sur son pistolet. Sir Geoffrey se précipita sur lui, le saisit au collet, et donnant un coup d’éperon à Black-Hastings, il serra la bride de manière que le cheval fit une courbette, et que tout le poids de son poitrail retomba sur la monture de Bridgenorth. Un soldat bien expérimenté se serait, dans une pareille situation, débarrassé de son adversaire par le moyen d’une balle bien ajustée ; mais quoique le major eût servi quelque temps dans l’armée du parlement, l’espèce de courage dont il était doué convenait mieux pour la vie civile que pour les exploits militaires : et non-seulement il était inférieur à Peveril comme homme vigoureux et comme écuyer, mais il était encore totalement dépourvu de cet esprit d’audace et de résolution qui poussait toujours sir Geoffrey à se précipiter sans réflexion au milieu du danger. Aux prises tous les deux, ils luttaient l’un contre l’autre d’une manière qui s’accordait peu avec les relations d’amitié et de voisinage qu’ils entretenaient depuis si long-temps. Bridgenorth, beaucoup moins fort, beaucoup moins habile, fut bientôt renversé violemment de son cheval. Tandis que sir Geoffrey sautait à bas du sien, le parti de Bridgenorth et celui du chevalier accoururent, l’un pour secourir son chef, l’autre pour défendre le sien. Les sabres furent tirés hors du fourreau, les pistolets mis au poing ; mais sir Geoffrey, de la voix éclatante d’un héraut d’armes, ordonna aux deux partis de se séparer et de rester tranquilles.

Le poursuivant d’armes profita de cet instant, et trouva sans peine un prétexte pour ne pas persister dans l’accomplissement d’une mission qui lui paraissait si dangereuse. « Le warrant était détruit, disait-il ; c’était à ceux qui l’avaient déchiré à en répondre devant le conseil ; quant à lui, il n’en était plus porteur : il ne pouvait prendre sur lui d’aller plus loin. — Voilà qui est bien parler et en homme pacifique ! dit sir Geoffrey ; Whitaker, je te charge de le faire rafraîchir au château : sa bête est hors d’état d’aller plus loin. Allons, voisin, relevez-vous ; j’espère que vous ne vous êtes pas blessé dans cette folle équipée ; je n’aurais pas mis la main sur vous si vous n’aviez saisi votre pistolet.

En parlant ainsi, il aida le major à se relever, tandis que le poursuivant d’armes se retirait, ainsi que les officiers de police, lesquels n’étaient pas sans présumer intérieurement que, quoique sir Geoffrey se fût opposé directement à l’exécution de la loi, ce délit serait probablement déféré à des juges qui se montreraient favorables : d’où ils concluaient qu’il était bien moins dans leur intérêt de lui résister que de lui céder. Mais le reste de la troupe, qui se composait des amis de Bridgenorth et qui professaient les mêmes principes, ne céda pas un pouce de terrain malgré sa défaite ; et l’on put juger, d’après leurs regards sombres et leur contenance, qu’ils étaient fermement déterminés à régler leur conduite sur celle de leur chef, quelle qu’elle pût être.

Mais il était évident que Bridgenorth n’avait aucune envie de reprendre les hostilités. Il retira assez brusquement sa main de celle de Peveril, mais ce ne fut pas pour tirer son épée. Au contraire, il remonta sur son cheval d’un air morne et abattu, et, faisant signe aux gens de sa suite, il reprit le chemin par lequel il était venu.

Comme il s’éloignait, sir Geoffrey le regarda pendant quelques instants : « Voilà un homme, dit-il, qui eût toujours été droit et honnête, s’il ne s’était pas fait presbytérien. Mais il n’y a pas de franchise chez ces gens-là ; ils ne sauraient pardonner une chute sur l’herbe ; ils gardent de la rancune, et c’est ce que je déteste autant qu’un manteau noir et un bonnet de Genève à longues oreilles s’élevant de chaque côté de la tête comme deux cheminées aux extrémités d’une maison couverte de chaume. Ils sont en outre aussi rusés que le diable. C’est pourquoi, Lance-Outram, vous allez prendre deux hommes avec vous, et suivre ces presbytériens, de peur qu’ils ne nous tournent sur le flanc, et qu’ils ne se remettent sur les traces de la comtesse. — J’aimerais autant qu’ils fussent sur la piste de la biche blanche de milady, » répondit le garde forestier dans le style de sa profession. Il se hâta ensuite d’exécuter les ordres de son maître en suivant le major à une certaine distance, et en observant sa marche du haut des collines qui dominaient le pays. Mais il fut bientôt évident que l’ennemi ne projetait aucune manœuvre, et se dirigeait tranquillement vers le village. Lorsque sir Geoffrey en eut acquis la certitude, il congédia la plus grande partie de sa suite et se hâta d’aller rejoindre la comtesse.

Il nous suffira d’ajouter qu’il exécuta son projet d’escorter la comtesse jusqu’à Vale-Royal sans rencontrer aucun autre obstacle en chemin. Le seigneur de ce domaine se chargea de conduire sur-le-champ à Liverpool cette femme courageuse, et il la vit s’embarquer heureusement pour les états héréditaires de son fils, où il n’y avait aucun doute qu’elle ne vécût paisiblement jusqu’à ce qu’on eût obtenu quelque compromis relativement à l’accusation portée contre elle, d’avoir violé l’amnistie accordée par le roi en faisant périr Christian.

Mais il s’écoula un assez long-temps avant qu’une affaire si délicate pût être arrangée. Clarendon, alors à la tête du gouvernement de Charles II, considérait cet acte de violence, inspiré par des motifs qui trouvent, jusqu’à un certain point, leur excuse dans le cœur humain, comme de nature à troubler de nouveau l’Angleterre en excitant les doutes et les craintes de ceux qui avaient à redouter les conséquences de ce qu’on appelle, de notre temps, une réaction. D’une autre part, les hauts services de cette famille distinguée, le mérite de la comtesse, le souvenir de son intrépide mari, et les usages particuliers de la juridiction de son île de Man, qui plaçaient ce cas hors des règles ordinaires, plaidaient en sa faveur. Bref, la mort de Christian ne fut punie enfin que d’une forte amende montant à plusieurs milliers de livres, qui furent levées avec beaucoup de difficulté sur les domaines ravagés du jeune comte de Derby.



  1. Jack la lantern phrase proverbiale pur exprimer feu follet. a. m.