Peveril du Pic/Chapitre 06

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 82-95).


CHAPITRE VI.

LE RETOUR DU CHEVALIER.


Vous n’aurez d’autre prison que ma chambre, et d’autre geôlier que moi.
Le Capitaine.


L’ordre que lady Peveril venait de donner à ses domestiques de prendre les armes était si peu d’accord avec la douceur habituelle de son caractère et de ses manières que le major en fut surpris. « Que voulez-vous dire ? madame, demanda-t-il ; je me croyais sous le toit de l’amitié. — Et vous y êtes aussi, monsieur Bridgenorth, » répondit lady Peveril avec son calme ordinaire ; « mais ce toit ne doit pas être profané par la violence d’un ami contre son ami. — Fort bien, madame, » reprit Bridgenorth en se tournant vers la porte de l’appartement. « Le digne docteur Solsgrace nous a déjà prédit que nous reverrions le temps où les grandes maisons et les noms des orgueilleux de la terre serviraient encore à protéger les crimes de ceux qui habitent les unes et qui portent les autres. Je ne l’ai pas cru d’abord ; mais je vois aujourd’hui qu’il était plus sage que moi. Ne pensez pas cependant que je me soumette lâchement. Le sang de mon frère, de l’ami de mon cœur, ne criera pas long-temps du fond du tombeau :


« Que ta vengeance est lente, ô Seigneur. »


S’il reste une étincelle de justice dans la malheureuse Angleterre, cette femme orgueilleuse et moi, nous nous verrons bientôt dans un lieu où nul ami, nulle partialité ne pourra la protéger. »

En parlant ainsi, il se disposait à quitter l’appartement, quand lady Peveril lui dit :

« Vous ne sortirez pas d’ici, maître Bridgenorth, que vous ne m’ayez donné votre parole de renoncer à tout projet hostile contre la liberté de la noble comtesse. — Je signerais mon déshonneur dans les termes les plus formels, milady, plutôt que d’accepter de telles conditions. Si quelqu’un ose m’opposer de la résistance, que son sang retombe sur sa tête ! » Comme le major achevait ces mots, Whitaker ouvrit la porte, et prouva qu’avec toute l’ardeur et l’activité d’un ancien soldat, qui n’était pas fâché de voir les choses reprendre une tournure belliqueuse, il s’était fait accompagner de quatre vigoureux gaillards portant la livrée du chevalier du Pic, et armés jusqu’aux dents, de sabres, de carabines et de pistolets.

« Je verrai, dit le major, si quelqu’un de ces hommes sera assez audacieux pour tenter de m’arrêter, moi Anglais, né libre et magistrat, lorsque je remplis le devoir de ma charge. »

À ces mots, il s’avança sur Whitaker et ceux de sa suite, en portant la main sur la garde de son épée.

« De grâce, ne soyez pas si imprudent, monsieur Bridgenorth, s’écria lady Peveril ; arrêtez-le, Whitaker, désarmez-le ; mais gardez-vous de lui faire aucun mal ! »

Ses ordres furent exécutés. Bridgenorth, quoique homme de courage et de résolution, ne poussait pas la témérité au point d’engager une lutte avec des adversaires que le nombre rendait vraiment redoutables. Il tira son épée à moitié hors du fourreau, et fit assez de résistance pour appeler la violence contre lui. Mais il remit son arme, et déclara qu’en se soumettant à la force à laquelle un seul homme était incapable de résister, il rendait les auteurs de son arrestation et ceux qui en avaient donné l’ordre responsables d’un acte aussi contraire aux lois.

« Ne vous mettez point l’esprit en peine pour le warrant qui manque à votre arrestation, monsieur Bridgenorth, dit le vieux Whitaker ; vous avez agi plus d’une fois d’une manière plus illégale encore. L’ordre de milady vaut bien un warrant comme tous ceux du vieux Noll. Vous les avez fait exécuter assez long-temps, maître Bridgenorth. Vous m’avez fait emprisonner pour avoir bu à la santé du roi ; et alors vous n’auriez pas donné un farthing[1] de toutes les lois de l’Angleterre, maître Bridgenorth. — Point de propos impertinents, Whitaker, dit lady Peveril ; et vous, monsieur Bridgenorth, ne vous inquiétez pas si vous êtes retenu prisonnier pendant quelques heures. Votre captivité cessera dès que la comtesse de Derby n’aura plus rien à craindre de vos poursuites. Il me serait facile de lui donner une escorte qui défierait toutes les forces que vous pourriez rassembler ; mais je veux éviter, le ciel le sait, de réveiller les anciennes dissensions civiles. Encore une fois, major, revenez à des sentiments plus modérés ; reprenez votre épée, et consentez à oublier la personne que vous avez vue au château de Martindale. — Jamais ! répondit Bridgenorth ; le crime de cette femme cruelle sera de tous les crimes de ce monde le dernier que j’oublierai. Mon dernier vœu en quittant la vie sera de voir son forfait puni par la justice. — Si tels sont vos sentiments, dit lady Peveril, quoiqu’ils tiennent bien plus du désir de la vengeance que de l’amour de la justice, je dois m’occuper de pourvoir à la sûreté de mon amie en m’assurant de votre personne. On aura soin de vous fournir dans cet appartement tout ce qui pourra vous être nécessaire et agréable, et j’enverrai un messager à Moultrassie-House, pour épargner à vos gens l’inquiétude que votre absence ne manquerait pas de leur causer. Dans quelques heures peut-être, ou dans deux jours au plus, je viendrai moi-même mettre fin à votre réclusion, et vous demander pardon d’avoir employé contre vous les moyens de rigueur auxquels votre opiniâtreté me force maintenant de recourir. »

Le major ne répondit rien, si ce n’est qu’il était en son pouvoir et qu’il devait se soumettre à ses volontés. Alors il se dirigea vers la fenêtre, comme pour se débarrasser de la présence des deux dames.

La comtesse et lady Peveril sortirent de l’appartement en se donnant le bras, et la dernière donna ses ordres à Whitaker concernant la manière dont elle voulait que le major fût gardé et traité, lui expliquant en même temps que la sûreté de la comtesse de Derby exigeait qu’il fût surveillé de très-près.

Toutes les injonctions relatives à la garde stricte du prisonnier, comme de placer des sentinelles, de les relever d’heure en heure, etc., Whitaker les reçut avec joie ; et il jura, sur sa tête, que la détention durerait aussi long-temps que les circonstances la rendraient nécessaire. Mais le vieil intendant parut beaucoup moins disposé à la docilité lorsqu’il s’agit de régler la manière dont le major serait couché et nourri ; et il lui sembla que lady Peveril s’occupait avec un soin trop scrupuleux des besoins de son prisonnier. « Je garantis, dit-il, que ce coquin de tête-ronde a mangé hier une assez grosse part de bœuf gras pour en être rassasié pendant un mois : un jeûne de quelques jours ne ferait pas de mal à sa santé. Quant à la boisson, je lui donnerai en abondance de l’eau fraîche ; je lui en donnerai assez, je vous assure, pour rafraîchir son sang, qui est très-échauffé, je gage, par les liqueurs fortes dont il s’est abreuvé hier. Pour son lit, voilà un beau parquet, bien sec et beaucoup plus sain que la paille humide sur laquelle j’ai couché pendant que j’étais en prison.

« Whitaker, » dit lady Peveril, d’un ton impératif, « je vous ordonne de pourvoir au coucher et à la nourriture du major Bridgenorth, exactement comme je vous l’ai déjà signifié, et de vous conduire envers lui avec tous les égards et toute la politesse que j’exige. — Vos ordres, milady, seront exécutés ponctuellement ; mais, comme un vieux et fidèle serviteur, j’use du privilège de vous parler avec franchise. »

Après cet entretien avec l’intendant, les deux dames se retirèrent dans un appartement réservé particulièrement à la maîtresse de la maison. Cet appartement communiquait d’un côté avec la chambre à coucher, et de l’autre, avec un salon donnant sur le jardin. Il y avait aussi une petite porte, par laquelle, après avoir monté quelques marches, on arrivait au balcon dont nous avons déjà parlé, et qui donnait sur la cuisine. Ce même passage conduisait par une autre porte à la tribune principale de la chapelle, de manière que toutes les affaires spirituelles et temporelles du château se trouvaient presque en même temps sous l’inspection de l’œil qui devait tout surveiller avec attention.

Cette pièce, qu’on nommait la chambre tapissée, fut fermée soigneusement ; et, lorsque les deux dames furent assises, la comtesse, prenant la main de lady Peveril, lui dit en souriant :

« J’ai vu aujourd’hui deux choses qui m’auraient surprise extrêmement si quelque chose pouvait maintenant me surprendre. La première, c’est que cet insensé de tête-ronde ait osé montrer tant d’insolence dans la maison de Peveril du Pic. Si votre mari, toujours sans doute le vaillant et honorable cavalier que j’ai connu, se fût trouvé chez lui, il aurait jeté ce drôle par la fenêtre. Mais ce qui m’a plus étonnée encore, Marguerite, c’est votre fermeté. Je ne vous aurais jamais crue capable de prendre des mesures si décisives, après avoir montré tant de patience et de condescendance envers cet homme. Tandis qu’il parlait de magistrature et de warrant, vous aviez l’air si interdit, que je croyais déjà sentir sur mon épaule la griffe du sergent de la paroisse, me saisissant pour me traîner en prison comme une vagabonde. — Nous devons quelques égards à M. Bridgenorth, ma chère dame, répondit lady Peveril : il nous a servis chaudement dans ces derniers temps d’épreuves ; mais jamais ni lui ni d’autres n’insulteront la comtesse de Derby dans la maison de Marguerite Stanley. — Tu es devenue une héroïne dans toute la force du terme, Marguerite. — Deux sièges et des alarmes sans nombre peuvent m’avoir donné quelque présence d’esprit ; quant à mon courage, il ne vaut guère mieux qu’autrefois. — Présence d’esprit est courage ! La véritable intrépidité réelle ne consiste pas à être insensible au danger, mais à le braver et à le surmonter avec promptitude ; et peut-être aurons-nous besoin bientôt de toute celle que nous possédons, » ajouta la comtesse avec une légère émotion, « car il me semble que j’entends le trépignement des chevaux sur le pavé de la cour. »

Au même instant, le petit Julien, transporté de joie et hors d’haleine, entra précipitamment dans la chambre en s’écriant que son papa était de retour avec Lamington et Sam-Brewer, et qu’il lui avait permis de monter sur Black-Hastings pour le conduire à l’écurie. Aussitôt après on entendit le bruit des lourdes bottes du brave chevalier, qui, tout empressé de revoir sa femme, montait les marches de l’escalier deux à deux. Il entra brusquement dans la chambre. Tout son extérieur en désordre prouvait la célérité avec laquelle il avait voyagé ; et, sans voir personne que sa femme, il la saisit avec transport dans ses bras, et l’embrassa une douzaine de fois. Ce ne fut qu’avec quelque difficulté que lady Peveril se dégagea des bras de sir Geoffrey, pour le prier, en rougissant et d’un ton de doux reproche, de faire attention à celle qui se trouvait avec elle dans l’appartement.

« C’est une personne, » dit la comtesse en s’avançant vers lui, « qui est heureuse de voir que sir Geoffrey, quoique devenu courtisan et favori, n’en apprécie pas moins le trésor qu’elle a contribué quelque peu à lui faire obtenir. Vous ne pouvez avoir oublié la levée du siège de Latham-House ? — La noble comtesse de Derby ! » s’écria sir Geoffrey, ôtant avec un profond respect son chapeau orné de plumes et baisant la main qu’elle lui présentait ; je suis aussi enchanté, milady, de voir Votre Seigneurie dans ma pauvre maison, que je le serais d’apprendre que l’on a découvert une veine de plomb dans ma mine de Brown-Tor. Je suis venu en toute hâte, dans l’espérance de vous servir d’escorte dans ce pays ; et je craignais que vous ne fussiez tombée en de mauvaises mains, ayant appris qu’un coquin est chargé d’un warrant décerné contre vous par le conseil. — Quand avez-vous appris cette nouvelle ? de qui la tenez-vous ? — De Cholmondley de Vale-Royal, répondit sir Geoffrey. Il est parti afin de prendre des mesures de sûreté pour votre passage dans le Cheshire ; et je me suis engagé à vous y conduire. Le prince Rupert, Ormont et d’autres amis ne doutent pas que l’affaire ne s’arrange au moyen d’une amende ; mais on dit que le chancelier, Harry-Bennet et quelques autres des conseillers d’outre-mer, sont furieux de ce qu’ils appellent une violation de l’amnistie proclamée par le roi. Que le diable les emporte ! ils nous ont laissés supporter tous les coups, et maintenant ils s’irritent de ce que nous voulons enfin régler nos comptes avec ceux qui nous ont causé de si vives anxiétés. — Quel châtiment parlent-ils de m’infliger ? demanda la comtesse. — Je ne sais trop, répondit sir Geoffrey ; comme je vous le disais, quelques amis de notre bon pays de Cheshire, et d’autres encore, essaient de le faire réduire à une amende ; mais certaines gens ne parlent de rien moins que de la Tour de Londres, et d’une longue détention. — J’ai déjà souffert un assez long emprisonnement pour l’amour du roi Charles, dit la comtesse, et je n’ai nullement envie d’en subir un nouveau pour satisfaire à son bon plaisir. D’ailleurs, si l’on m’interdit la régence des états de mon fils, j’ignore si je n’ai pas à craindre encore quelque usurpation. Je vous serai donc obligée, cousin, d’imaginer quelque moyen pour me faire conduire en sûreté à Vale-Royal, où je sais que je trouverai bonne escorte pour me rendre à Liverpool. — Vous pouvez compter que je vous servirai de guide et de protecteur, noble lady, répondit Peveril, quand bien même vous seriez arrivée ici à minuit, avec la tête de ce coquin dans votre tablier, comme Judith dans les saints Apocryphes, que je me réjouis d’entendre lire de nouveau chaque jour dans nos églises. — La noblesse est-elle nombreuse à la cour ? demanda la comtesse. — Oui, madame ; et, selon le dicton adopté parmi les mineurs du pays quand ils commencent à fouiller, elle y est pour la grâce de Dieu, et pour ce qu’elle y peut trouver. — Les vieux cavaliers y sont-ils bien accueillis ? poursuivit la comtesse. — Ma foi, milady, le roi a des manières si gracieuses, qu’il fait fleurir l’espérance dans le cœur de tout homme auquel il parle, quoiqu’à dire vrai nous ayons vu jusqu’à présent bien peu de ces fleurs rapporter des fruits. — J’espère, mon cousin, que vous n’avez pas à vous plaindre de l’ingratitude ? reprit la comtesse. Personne ne l’aurait moins méritée que vous. »

Sir Geoffrey, en homme prudent, n’était pas fort disposé à avouer qu’il avait conçu des espérances, et qu’elles s’étaient trouvées déçues ; mais il avait aussi trop de franchise pour dissimuler tout à fait son désappointement.

« Qui, moi ? madame, dit-il ; hélas ! que pouvait attendre du souverain un pauvre campagnard comme moi, si ce n’est le plaisir de le revoir à Wite-Hall en paisible possession de son trône ? Sa Majesté m’a reçu de la manière la plus gracieuse ; elle m’a parlé de la journée de Worcester, et même de mon cheval Black-Hastings, bien qu’elle eût oublié son nom et le mien aussi, je crois, et qu’elle ne s’en fût jamais souvenue peut-être, si le prince Rupert ne le lui eût soufflé à l’oreille. J’ai revu là quelques anciens amis, tels que Sa Grâce le duc d’Ormont, sir Marmaduke Langdale, sir Philippe Musgrave et quelques autres ; nous avons fait même une ou deux parties joyeuses à la manière du vieux temps. — J’aurais cru que tant de dangers courus, tant de blessures reçues, tant de pertes de fortune méritaient quelque chose de mieux que des paroles doucereuses, dit la comtesse. — Plusieurs de mes amis ont eu aussi la même pensée, répondit Peveril. Quelques-uns avaient l’idée que la perte de tant d’acres de belle et bonne terre valaient bien au moins la récompense de quelques honneurs ; il y en avait même qui pensaient que mon origine, qui remonte jusqu’à Guillaume-le-Conquérant (pardonnez-moi, milady, si je me vante ainsi en votre présence), méritait un rang et un titre, tout aussi bien que certains grands personnages qui ont été comblés de dignités. Mais savez-vous ce que dit à ce sujet le spirituel duc de Buckingham, dont le grand-père était un pauvre chevalier du comté de Leicester, d’une famille qui valait tout au plus la mienne ? Il dit que si tous ceux qui, comme moi, ont bien mérité du roi dans les derniers temps étaient appelés à la pairie, il faudrait que la chambre des pairs tînt ses séances dans la plaine de Salisbury. — Et cette mauvaise plaisanterie passa pour une bonne raison, dit la comtesse : cela se peut bien au reste dans un temps où les meilleurs arguments passent pour des jeux de mots. Mais voici quelqu’un avec qui je veux faire connaissance. »

C’était le petit Julien qui rentrait dans l’appartement, tenant la petite Alice par la main, comme s’il eût voulu qu’elle rendît témoignage de la vérité de ce qu’il venait raconter à son père sur le courage dont il avait fait preuve en reconduisant seul Black-Hastings à l’écurie, tandis que Saunders, marchant à côté du cheval, n’avait pas mis une seule fois la main sur les rênes, et que Brewer, qui était derrière lui, le tenait à peine par le bras. Sir Geoffrey embrassa tendrement le petit garçon, et la comtesse, l’ayant appelé à elle, le baisa au front, et examina tous ses traits d’un œil observateur et curieux.

« C’est un véritable Peveril, dit-elle, marqué de la touche des Stanley. Cousin, j’ai une demande à vous faire. Lorsque mes affaires seront arrangées, et que je serai paisiblement rétablie dans mon île, il faut que vous me donniez pendant quelque temps ce petit Julien, pour qu’il soit élevé chez moi comme page et comme compagnon du petit Derby. J’espère que le ciel permettra qu’ils soient amis comme leurs pères l’ont été ; et puisse Dieu leur faire voir des temps plus heureux ! — De tout mon cœur, madame, et je vous remercie de votre proposition, répondit le chevalier. Nous avons vu la décadence de plusieurs nobles maisons ; et il y en a un bien plus grand nombre encore où les règles de la discipline pour l’éducation de la jeune noblesse sont si entièrement négligées, que j’ai souvent craint d’être obligé de garder le petit Gil chez moi ; et comme malheureusement j’ai reçu moi-même trop peu d’instruction pour pouvoir lui enseigner grand’chose, il aurait couru risque de n’être jamais qu’un chevalier chasseur au faucon. Mais dans la maison de Votre Seigneurie, et près du noble comte votre fils, il trouvera de meilleures directions encore que celles que je pouvais désirer pour lui. — Il n’y aura entre eux aucune distinction, cousin, ajouta la comtesse ; le fils de Marguerite Stanley sera l’objet de mes soins comme mon propre fils, puisque vous voulez bien le confier à mon amitié. Vous pâlissez, Marguerite, et je vois des larmes dans vos yeux. Point de tendresse mal entendue, point de faiblesse, ma chère : ce que je vous demande est plus dans l’intérêt de votre fils que tout ce que vous avez pu souhaiter jusqu’à présent ; car la maison de mon père, le duc de la Trémouille, était la plus célèbre école de chevalerie de toute la France. L’âme de sa fille n’a pas dégénéré de ces nobles sentiments, et je n’ai souffert aucun relâchement dans les principes qui préparent les jeunes gens à être l’honneur de leur race. Vous ne pouvez promettre les mêmes avantages à votre Julien si vous l’élevez dans la maison paternelle. — Je sens tout le prix de cette faveur, milady, répondit lady Peveril, et je dois consentir à la proposition dont Votre Seigneurie nous honore, proposition qui d’ailleurs a déjà obtenu l’approbation de sir Geoffrey ; mais Julien est un fils unique, et… — Fils unique, interrompit la comtesse, mais non enfant unique. Vous accorderiez trop de privilèges à ce sexe, qui en a déjà tant, si vous souffriez que Julien s’emparât seul de toute votre affection, et n’en laissât pas un peu pour cette jolie petite fille. »

En parlant ainsi, elle quitta Julien, et, prenant Alice sur ses genoux, elle commença à la caresser. Malgré le caractère mâle de la comtesse, il y avait quelque chose de si doux dans le son de sa voix et l’expression de son visage, que l’enfant lui sourit aussitôt et répondit à ses embrassements. Cette méprise embarrassait extrêmement lady Peveril. Connaissant l’impétuosité naturelle de son mari, son dévouement à la mémoire du feu comte de Derby, et son respect pour sa veuve, elle s’effrayait des conséquences que pouvait avoir le récit de la conduite de Bridgenorth pendant cette matinée, et elle désirait vivement qu’il ne l’apprît que par elle et après y avoir été préparé. Mais l’erreur de la comtesse amena un éclaircissement beaucoup plus précipité qu’elle ne l’aurait voulu.

« Cette jolie petite fille, madame, n’est pas à nous, répondit sir Geoffrey, et je voudrais qu’elle nous appartînt. Elle est l’enfant d’un de nos proches voisins, bon et brave homme, quoique, dans ces derniers temps, il ait été détourné de sa fidélité à son souverain par un damné presbytérien, qu’il appelle ministre, et que j’espère renverser bientôt de son perchoir, en l’avertissant de prendre garde à lui. Ce drôle a été assez long-temps le coq de la basse-cour ; il y a des verges maintenant pour secouer la poussière de son manteau de Genève ; c’est ce que je puis assurer à ces faces blêmes de presbytériens. Mais cette enfant, milady, est la fille de Bridgenorth, le voisin Bridgenorlh de Moultrassie-House. — Bridgenorlh ! s’écria la comtesse ; je croyais connaître tous les noms des familles honorables du Derbyshire. Je n’ai pas souvenir de celui de Bridgenorth. Mais attendez, n’y a-t-il pas dans le comité des séquestres un homme de ce nom ? Évidemment ce ne peut être lui. »

Peveril, non sans éprouver une sorte de honte, répondit : « C’est précisément l’homme dont vous parlez, milady, et vous pouvez concevoir la répugnance avec laquelle je me suis déterminé à recevoir des services d’un individu de cette espèce. Mais si je n’avais pas agi comme je l’ai fait, j’ignore si j’aurais trouvé un asile pour Marguerite. »

Tandis qu’il parlait ainsi, la comtesse posa doucement l’enfant sur le tapis, bien que la petite parût désirer vivement de rester sur les genoux de la comtesse, ce que la souveraine de Man aurait certainement vu avec plaisir si l’enfant eût tiré son origine de parents patriciens et royalistes.

« Je ne vous blâme pas, dit-elle, personne ne sait jusqu’où la tentation peut nous abaisser. Cependant je croyais que Peveril du Pic eût préféré habiter au fond des cavernes plutôt que d’avoir quelque obligation à un régicide. — Mon voisin, madame, reprit le chevalier, sans être irréprochable, n’est pas aussi méchant que vous pouvez le croire ; il est presbytérien, je l’avoue, mais non indépendant. — C’est une espèce provenant toujours du même monstre, dit la comtesse. Ceux-là excitaient la même et sonnaient du cor, tandis que les autres chassaient ; ils enchaînaient, ils garrottaient la victime que les indépendants égorgeaient ensuite. De ces deux sectes, je préfère encore les indépendants. Du moins ils agissent à visage découvert ; ils sont audacieux, sans pitié. Ils tiennent beaucoup plus du tigre que du crocodile. Je ne doute plus alors que ce ne soit ce digne gentilhomme qui ce matin a osé prendre sur lui de… »

Elle s’arrêta subitement, car elle avait remarqué sur le visage de lady Peveril quelques signes de mécontentement et d’embarras.

« Je suis bien malheureuse ! dit la comtesse ; j’ai laissé échapper, je ne sais comment, quelque chose qui vous blesse, Marguerite ; le mystère est une chose dangereuse, et entre nous il ne devrait pas y en avoir. — Il n’y en a pas non plus, madame, » répondit lady Peveril avec un peu de vivacité ; « je n’attendais qu’une occasion pour apprendre à mon mari ce qui est arrivé. M. Bridgenorth était malheureusement ici, sir Geoffrey, lorsque lady Derby y est arrivée, et il a cru de son devoir de parler de…

— De parler de quoi ? » s’écria le chevalier en fronçant les sourcils ; « Vous avez toujours été trop bonne, Marguerite, et vous avez permis à ces gens-là d’usurper des droits… — Je veux dire seulement, reprit lady Peveril, que comme la personne… celui dont milady racontait l’histoire, était le frère de sa femme, il a menacé milady… mais je ne puis croire que ce fût sérieusement.

— Il l’a menacée ! Menacer lady Derby dans ma propre maison ! la veuve de mon ami, la noble Charlotte de Latham-House ! Par le ciel ! ce presbytérien aux oreilles longues m’en rendra raison ! Comment mes gens ne l’ont-ils pas fait sauter par la fenêtre ? — Hélas, sir Geoffrey, vous oubliez tout ce que nous lui devons, dit lady Peveril. — Ce que nous lui devons ? » continua le chevalier encore plus indigné, car il s’imagina que sa femme faisait allusion aux obligations pécuniaires ; « si je lui dois quelque argent, n’a-t-il pas toutes les sûretés possibles, et a-t-il pour cela le droit de venir commander ici et de jouer le rôle de magistrat au château de Martindale ? Où est-il ? qu’avez-vous fait de lui ? Je veux, je dois lui parler. — De la modération, sir Geoffrey, » dit la comtesse qui commençait à entrevoir le motif des craintes de sa parente ; « soyez assuré que je n’ai pas eu besoin de votre valeur chevaleresque pour me défendre contre ce discourtois faitour[2], comme l’auteur de la Mort d’Arthur n’aurait pas manqué de le nommer. Je vous garantis que ma cousine en a fait promptement justice ; et je suis si enchantée de devoir ma délivrance à son seul courage, que je vous ordonne, comme à un loyal chevalier, de n’intervenir en aucune manière dans l’aventure qui appartient à un autre. »

Lady Peveril, qui connaissait le caractère impatient et irritable de son mari, et qui le voyait disposé à se livrer à la colère, raconta alors de la manière la plus simple et la plus claire la conduite de M. Bridgenorth et ce qui y avait donné lieu.

« Je suis réellement fâché de cela, dit le chevalier ; je croyais qu’il avait plus de bon sens et que l’heureux changement des circonstances aurait produit sur lui quelque bon effet. Mais vous auriez dû me dire cela dès mon arrivée : mon honneur ne me permet pas de le garder prisonnier ici comme si j’avais quelque chose à redouter de ses tentatives contre la noble comtesse, tandis qu’elle sera sous mon toit, ou même à vingt milles de distance de mon château. »

En achevant ces mots, il salua la comtesse et se rendit à la chambre dorée, laissant lady Peveril fort inquiète de la manière dont allait se passer un pareil tête-à-tête entre un homme aussi emporté que son mari, et un personnage aussi opiniâtre que Bridgenorth. Ses craintes cependant furent inutiles, car il était écrit que l’entrevue n’aurait pas lieu.

Quand sir Geoffrey eut congédié Whitaker et les gardes, il entra dans la chambre dorée, où il s’attendait à trouver son captif ; mais celui-ci s’était évadé, et il n’était pas difficile de savoir comment. Dans le premier trouble du moment, lady Peveril et Whitaker, les seules personnes qui eussent connaissance du panneau glissant, l’avaient totalement oublié. Il était probable qu’il n’avait pas été refermé exactement, et qu’il était resté une ouverture suffisante pour indiquer son existence à Bridgenorth, qui, étant parvenu à le faire glisser, avait pénétré dans l’appartement secret avec lequel il communiquait, et avait de là gagné la poterne du château, par un autre passage secret pratiqué dans l’épaisseur des murs : ce qui est assez commun dans les anciens manoirs, dont les barons étaient exposés à tant de revers de fortune, qu’ordinairement ils avaient soin de se ménager des lieux de retraite où ils pussent se réfugier dans les moments de danger, et de s’assurer les moyens de sortir furtivement de leurs forteresses. Il était évident que Bridgenorth avait découvert ce passage et en avait profité ; car les portes secrètes qui conduisaient à la poterne étaient encore ouvertes, ainsi que le panneau mobile de la chambre dorée.

Sir Geoffrey revint dans l’appartement des dames avec l’air d’un homme inquiet. Tant qu’il avait cru Bridgenorth en son pouvoir, il n’avait rien redouté : car il se sentait supérieur à lui, autant par la force physique que par cette sorte de courage qui pousse un homme à se précipiter sans hésitation au milieu du danger ; mais une fois le major éloigné, il commença à le craindre davantage. Il avait été habitué pendant tant d’années à considérer comme redoutables le pouvoir et l’influence de Bridgenorth ; et même alors, malgré le changement survenu dans les affaires publiques, il regardait encore son voisin comme un ami si puissant ou un ennemi si dangereux, qu’il s’alarma pour la sûreté de la comtesse plus qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même. Quant à elle, remarquant sa mine soucieuse, elle lui demanda s’il pensait que son séjour au château pût lui occasionner quelque embarras et l’exposer à quelque danger.

« L’embarras serait bienvenu et accepté avec joie, répondit sir Geoffrey ; le danger encore plus volontiers, puisque la cause en serait si belle. Mon projet était de prier Votre Seigneurie d’honorer Martindale de votre présence pendant quelques jours, ce qui aurait facilement été tenu secret jusqu’à ce que les recherches sur votre personne eussent été terminées. Si j’avais pu voir ce drôle de presbytérien, je l’aurais certainement forcé à agir avec prudence ; mais le voilà libre et hors de mon atteinte, et, ce qu’il y a de pire, il connaît le secret de la chambre du prêtre. »

Sir Geoffrey s’arrêta et parut embarrassé.

« Vous ne pouvez donc ni me cacher ni me protéger ? dit la comtesse. — Pardonnez-moi, ma chère et honorée lady, répondit le chevalier ; mais permettez-moi de continuer. La vérité est que cet homme a un grand nombre d’amis parmi les presbytériens de ce pays ; qu’ils sont beaucoup plus nombreux que je ne le voudrais, et que si le drôle, porteur du warrant décerné contre vous, tombe entre ses mains, il est probable qu’il ramènera ici avec une force suffisante pour essayer de le mettre à exécution ; et je doute que nous ayons le temps de rassembler assez d’amis pour pouvoir leur résister avec avantage. — Et d’ailleurs, dit la comtesse, je ne voudrais pas qu’aucun de mes amis prît les armes pour s’opposer à l’exécution d’un warrant du roi. — N’ayez point d’inquiétude à cet égard, milady. S’il plaît à Sa Majesté de lancer des mandats d’arrêt contre ses meilleurs amis, elle doit s’attendre qu’ils y résisteront. Mais ce qu’il y a de mieux à faire, selon moi, dans cette conjoncture embarrassante, quoiqu’une telle proposition soit peu conforme aux règles de l’hospitalité, c’est que vous montiez à cheval sur-le-champ, si vous n’êtes pas trop fatiguée. Moi et quelques braves gens nous vous conduirons en sûreté à Vale-Royal, quand même le shériff nous barrerait le chemin avec un posse-comitatus[3]. »

La comtesse de Derby accepta la proposition. Elle avait parfaitement dormi, assurait-elle, la nuit précédente dans la chambre secrète où Ellesmère l’avait conduite ; elle était prête à se mettre en chemin ou à prendre la fuite, car elle ne savait lequel de ces deux termes était le plus convenable.

Lady Peveril pleura sur la nécessité qui forçait l’amie et la protectrice de sa jeunesse à fuir de sa maison avec autant de précipitation, et dans le moment où les nuages de l’adversité paraissaient s’amonceler sur sa tête ; mais elle n’apercevait aucun autre moyen de salut. D’ailleurs, malgré la force de son attachement pour lady Derby, elle ne pouvait voir ce prompt départ avec beaucoup de répugnance, quand elle considérait les inconvénients et même les dangers que sa présence, dans la conjoncture actuelle, pouvait attirer sur un homme d’un caractère aussi entreprenant et aussi ardent que sir Geoffrey.

Tandis que lady Peveril faisait tous les préparatifs que permettaient le temps et les circonstances pour le voyage de la comtesse, son mari, dont l’ardeur était toujours excitée à l’approche d’une action, donnait ordre à Whitaker de rassembler quelques braves gens, déterminés et armés de pied en cap.

« Prends mes deux laquais, dit-il, Outram-Saunders, le palefrenier, Roger-Raine et son fils ; mais recommande à Roger de ne pas boire. Tu viendras aussi, de même que le jeune Dick de Dale, avec son domestique et une couple ou deux de ses gens. Nous serons assez nombreux, je pense, pour leur tenir tête au besoin. Tous ces gaillards-là sauront frapper ferme sans demander pourquoi ; leurs bras sont toujours plus prêts à agir que leur langue à parler, et leur bouche est plutôt faite pour boire que pour jaser. »

Whitaker, en recevant ces ordres et en apprenant tout ce que la circonstance avait de critique, demanda s’il ne ferait pas bien d’avertir sir Jasper Cranbourne.

« Ne lui en dis pas un mot, sur ta tête, répondit le chevalier ; il peut résulter de tout ceci une mise hors la loi, comme ils disent, et je ne veux mettre en péril d’autres biens que les miens. Sir Jasper a eu assez de tourments pendant bien des années : le reste de sa vie s’écoulera en paix, s’il ne dépend que de moi.



  1. Un liard. a. m.
  2. Terme de mépris, emprunté à l’ancien dialecte normand. a. m.
  3. Avec la force armée. a. m.