Peveril du Pic/Chapitre 05

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 66-82).


CHAPITRE V.

LA REINE DE MAN.


Lorsque, bravant les assauts et la mine, ils arborèrent la bannière de leur chef légitime, ce fut à la voix d’une femme, qui, merveille de son sexe, sut inspirer de l’ardeur aux derniers de ses serfs et les rendre dignes de défendre son castel.
William S. Roze.


Le matin du jour qui suivit la fête, lady Peveril, fatiguée des occupations de la veille et des craintes qu’elle avait eues, garda son appartement deux ou trois heures plus tard que son activité et l’usage où l’on était alors de se lever de bonne heure ne lui en avaient donné l’habitude. Pendant ce temps, mistress Ellesmère, personne qui jouissait d’une grande confiance dans la famille, et qui s’arrogeait beaucoup d’autorité en l’absence de sa maîtresse, donna ordre à Deborah, gouvernante des enfants, de les conduire sur-le-champ dans le parc pour qu’ils y prissent l’air, et de ne laisser entrer personne dans la chambre dorée qui était ordinairement le théâtre de leurs jeux. Deborah, qui se révoltait souvent et quelquefois avec succès contre le pouvoir délégué à mistress Ellesmère, décida intérieurement qu’il allait pleuvoir et que la chambre dorée était un lieu beaucoup plus convenable pour faire prendre de l’exercice aux enfants, que l’herbe humide du parc après la rosée du matin.

Mais l’esprit d’une femme est quelquefois aussi inconséquent que celui d’une assemblée populaire, et sur-le-champ, après avoir décidé que la matinée serait pluvieuse, et qu’il valait mieux que les enfants restassent dans la chambre dorée, mistress Deborah forma le projet, tant soit peu contradictoire, de se rendre au jardin, qu’elle regardait, nonobstant la prétendue humidité, comme un endroit très convenable pour sa promenade du matin. Il est vrai que, pendant la gaieté sans contrainte de la soirée précédente, elle avait dansé jusqu’à minuit avec Lance Outram, le garde forestier. Mais de savoir si son aspect imprévu, lorsqu’elle le vit passer sous la fenêtre dans son costume de chasse, portant une plume à son chapeau et un arc sur l’épaule, détermina l’opinion de mistress Deborah relativement au temps, c’est ce qui nous serait difficile, et nous n’avons pas assez de témérité pour oser le deviner. Il nous suffira de dire qu’aussitôt que mistress Ellesmère eut le dos tourné, Deborah conduisit les enfants dans la chambre dorée, non sans la recommandation sévère faite à Julien (il faut rendre cette justice à Deborah) de prendre bien soin de sa petite femme, mistress Alice ; et, satisfaite de cette précaution, elle se glissa dans le parc par une porte vitrée qui faisait presque face à la grande brèche.

La chambre dorée, où, par suite de cet arrangement, les enfants furent laissés seuls occupés de leurs jeux, et sans autre sauvegarde que la présence du petit Julien, était un vaste appartement dont les murs étaient tapissés de cuir d’Espagne couvert de dorures, et on y voyait représentés avec un talent totalement perdu de nos jours, des joutes et des combats entre les Sarrasins de Grenade et les Espagnols, gouvernés alors par Ferdinand-le-Catholique et la reine Isabelle. L’événement représenté sur ces tapisseries était le siège mémorable qui avait mis fin au reste de pouvoir que les Maures avaient encore en Espagne.

Julien parcourait l’appartement pour amuser sa petite compagne et s’amuser lui-même, imitant avec un roseau l’attitude menaçante des Zegris et des Abencerrages, qui étaient représentés dans le combat lançant, à la manière orientale, le djerid ou javelot ; et de temps en temps il s’asseyait près d’elle, lui souriait et la caressait doucement, quand l’enfant, naturellement vive, quoique timide, paraissait fatiguée de rester spectatrice oisive des jeux de son petit compagnon. Julien, préoccupé de ses divertissements enfantins, avait les regards fixés sur la tapisserie, lorsque tout-à-coup il vit un des panneaux glisser et s’entr’ouvrir de manière à lui laisser voir une belle main, dont les doigts appuyés sur le bord du panneau, paraissaient le pousser pour le faire reculer davantage. L’étonnement et un peu d’effroi saisirent le petit Julien ; car les contes de sa gouvernante lui avaient donné une grande terreur du monde invisible.

Cependant, naturellement hardi et courageux, le petit champion se plaça devant sa sœur d’adoption, brandissant l’arme qu’il tenait à la main, comme pour la défendre, et d’un air aussi déterminé que s’il eût été lui-même un Abencerrage de Grenade.

Le panneau qui fixait alors toute son attention continuait à glisser, et découvrait plus distinctement à ses yeux la personne à qui la main appartenait. Enfin il aperçut à travers la sombre ouverture la forme d’une femme en habits de deuil. Elle n’était plus jeune, mais ses traits offraient les traces d’une grande beauté, et le caractère principal de sa physionomie et de son maintien avait quelque chose de la dignité royale. L’étrangère, après s’être arrêtée un moment sur le seuil de la porte qu’elle venait d’ouvrir d’une manière si imprévue, et avoir regardé avec surprise les enfants que probablement elle n’avait pas observés d’abord, s’avança dans l’appartement, et un ressort secret qu’elle toucha fit refermer le panneau si subitement, que Julien douta presque qu’il eût été ouvert, et commença à croire que tout ce qu’il voyait n’était qu’une illusion.

La majestueuse dame s’avança vers lui, et lui dit : « N’êtes-vous pas le petit Peveril ? — Oui, » répondit l’enfant, cédant au sentiment précoce de cet honneur chevaleresque, qui défend de désavouer son nom, quelque danger qu’il y ait à le faire connaître.

« Alors, » reprit la fière étrangère, « allez à l’appartement de votre mère, et dites-lui qu’elle vienne à l’instant me parler. — Je n’irai pas, répondit le petit Julien. — Comment ? reprit la dame, « si jeune et déjà si désobéissant ! mais vous ne faites que vous conformer à l’esprit du temps. Pourquoi, mon bel enfant, ne voulez-vous pas faire ce que je vous demande, puisque je vous en prie ? — J’irais bien, madame, répondit l’enfant, mais…. » et il se tut, reculant à mesure que la dame avançait, et tenant toujours par la main Alice Bridgenorth, qui, trop jeune pour comprendre ce dialogue, se serrait en tremblant contre Julien.

L’étrangère vit son embarras, sourit et lui demanda de nouveau : « De quoi êtes-vous effrayé, mon brave garçon, et pourquoi n’iriez-vous pas chercher votre mère, comme je vous le demande ? — Parce que, » répondit Julien d’un ton ferme, « si je vous obéis, Alice restera seule avec vous. — Vous êtes un vaillant petit chevalier, dit la dame, et vous ne démentirez pas le sang de votre race ; elle n’a jamais laissé le faible sans protection. »

L’enfant ne la comprit pas, et continua à regarder d’un œil craintif et inquiet tantôt celle qui lui parlait, tantôt sa petite compagne, dont les regards enfantins se portaient aussi sur l’étrangère et sur son jeune protecteur. Enfin la terreur que Julien, malgré ses courageux efforts, ne pouvait cacher entièrement, la gagna si fort, qu’elle se jeta dans ses bras, s’attacha à lui et accrut à un tel point l’effroi qu’il éprouvait déjà, que bientôt il ne put s’empêcher de joindre ses cris aux cris perçants que poussait Alice.

Il est certain qu’il y avait dans le ton et les manières de cette étrangère quelque chose qui pouvait justifier sinon la terreur, au moins la crainte, vu surtout la singularité mystérieuse de son apparition. Son costume n’avait rien de remarquable ; c’était celui que les femmes de la petite noblesse portaient alors pour monter à cheval ; mais ses cheveux noirs étaient fort longs, et plusieurs mèches échappées de dessous son chaperon flottaient sur son cou et ses épaules. Ses yeux étaient excessivement noirs, vifs et perçants, et le caractère de ses traits indiquait une origine étrangère. Il y avait un léger accent dans son langage, bien qu’elle parlât un anglais très-pur. Son ton et ses gestes étaient ceux d’une femme habituée à commander et à être obéie. Ce fut cette idée principalement qui suggéra sans doute à Julien l’excuse qu’il allégua plus tard pour s’être laissé effrayer, assurant qu’il avait pris l’étrangère pour une reine enchantée.

Tandis que l’inconnue et les deux enfants s’observaient ainsi réciproquement, deux personnes entrèrent presque en même temps, mais par deux portes différentes, et la précipitation avec laquelle elles arrivèrent dans l’appartement prouvait qu’elles avaient été alarmées par les cris des enfants.

La première était le major Bridgenorth, qui avait reconnu la voix de sa fille à l’instant où il entrait dans la grande salle voisine de la chambre dorée. Son intention était d’attendre dans le salon de réception que lady Peveril parût, afin de la remercier et de lui donner lui-même l’assurance que la fête de la veille s’était passée de la manière la plus agréable à tous égards pour ses amis, et sans aucune des suites alarmantes que l’on avait pu redouter de la rencontre des deux partis. Mais lorsqu’on se rappelle les craintes douloureuses qui l’avaient tourmenté pendant si long-temps pour la santé et même la vie de son enfant, craintes trop bien justifiées par le triste sort de ceux qu’il avait déjà perdus, on ne trouvera pas étonnant que les cris d’Alice lui eussent fait violer les règles de forme et d’étiquette en pénétrant dans l’intérieur de la maison et dans un appartement qui jusque-là lui avait été interdit.

Il se précipita donc dans la chambre dorée par une petite porte pratiquée dans un étroit passage qui servait de communication entre la grande salle et cet appartement, et saisissant l’enfant dans ses bras, il s’efforça par ses caresses d’apaiser ses cris, qui n’en devinrent que plus perçants lorsqu’elle se vit dans les bras d’un homme dont la voix et l’extérieur lui étaient totalement étrangers, car elle ne l’avait entrevu qu’un instant.

Les cris redoublés d’Alice furent secondés par ceux de Julien, qui à l’aspect d’un homme ne songea plus à employer d’autre moyen de défense que celui d’appeler au secours de toute la force de ses poumons.

Alarmée de son côté par ces cris, lady Peveril, dont l’appartement communiquait avec la chambre dorée par une petite porte secrète attenant à son cabinet de toilette, parut à son tour sur la scène. Dès qu’elle se montra, la petite Alice, s’échappant des bras de son père, courut vers sa protectrice, et lorsqu’elle eut une fois saisi le pan de sa robe, non seulement elle se tut, mais elle tourna vers l’étrangère ses grands yeux bleus, qui étaient encore brillants de larmes, et la regarda avec un air de surprise plutôt que d’effroi. Quant à Julien, redressant sa baguette, dont il ne s’était point séparé durant toute cette alarme, il se rangea à côté de sa mère, comme s’il eût été prêt à la défendre dans le cas où la présence de l’inconnue l’exposerait à quelque danger.

Dans le fait, quelqu’un de plus âgé que lui aurait été étonné et inquiet de l’air interdit et confus avec lequel lady Peveril considérait l’étrangère qui la visitait d’une manière si inattendue. On eût dit qu’elle cherchait à reconnaître dans ses traits encore beaux, quoique altérés, une personne qu’elle avait connue dans des circonstances bien différentes.

L’inconnue parut comprendre le motif de son embarras et de son incertitude, car elle lui dit avec un accent pénétrant qui semblait partir du cœur.

« Le temps et le malheur m’ont bien changée, c’est ce que tous les miroirs me disent ; je croyais pourtant que Marguerite Stanley ne pouvait manquer de reconnaître Charlotte de la Trémouille. »

Il était peu dans le caractère et les habitudes de lady Peveril de s’abandonner à une émotion soudaine ; mais dans ce moment elle ne put résister à celle qu’elle éprouvait, et tombant sur ses genoux dans une sorte d’exaltation mêlée de joie et de douleur, elle embrassa ceux de l’étrangère, et s’écria d’une voix entrecoupée :

« Ma bonne, ma noble bienfaitrice ! la comtesse de Derby ! la souveraine de l’île de Man ! comment ai-je pu méconnaître un seul instant votre voix et vos traits ? Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! »

La comtesse releva la parente de son mari avec toute la grâce d’une femme accoutumée dès sa naissance à recevoir des hommages et à accorder sa protection. Elle baisa le front de lady Peveril et lui passa la main sur le visage d’une manière caressante.

« Vous êtes changée aussi, ma belle cousine, lui dit-elle, mais ce changement vous sied : la timide et jolie fille a fait place à la femme gracieuse et pleine de dignité. Mais ma mémoire, qui était bonne autrefois, me trompe étrangement, si je vois en monsieur sir Geoffrey Peveril. — Non, madame, ce n’est qu’un aimable et bon voisin, répondit lady Peveril ; sir Geoffrey est à la cour. — C’est ce que j’avais entendu dire, reprit la comtesse de Derby, lorsque j’arrivai hier au soir. — Comment, reprit lady Peveril, êtes-vous entrée au château de Martindale, dans la maison de Marguerite Stanley, où vous avez tant de droits de commander, sans lui faire annoncer votre présence ? — Oh ! je sais que vous êtes une sujette respectueuse, Marguerite, reprit la comtesse, bien que ce caractère soit rare aujourd’hui ; mais vous savez que notre bon plaisir est de voyager incognito, » ajouta-t-elle en souriant, « et en apprenant que vous donniez l’hospitalité à une nombreuse compagnie, nous n’avons pas voulu vous troubler par notre royale présence. — Mais où, et comment êtes-vous logée ? madame, dit lady Peveril, et pourquoi avez-vous gardé le secret sur une visite qui aurait singulièrement augmenté le bonheur des fidèles serviteurs qui se réjouissaient ici hier ? — Ellesmère, votre Ellesmère aujourd’hui, car autrefois elle était la mienne, a pris soin de me faire préparer un logement ; elle remplissait jadis, comme vous savez, les fonctions de quartier-maître, et sur une échelle plus étendue. Il faut que vous l’excusiez : c’est d’après mes ordres positifs qu’elle m’a logée dans la partie la plus secrète de votre château (la comtesse montra du doigt le panneau mobile) ; elle a exécuté mes volontés en cela, et sans doute aussi en vous invitant à vous rendre près de moi. — Je ne l’ai pas vu encore, répondit lady Peveril, et j’ignorais absolument une visite si agréable et si surprenante. — Et moi, dit la comtesse, j’ai été également surprise de ne trouver que ces deux beaux enfants dans cet appartement où je croyais vous avoir entendue marcher. Notre Ellesmère est devenue négligente, votre indulgence l’a gâtée ; elle a oublié la discipline qu’elle avait apprise sous mes ordres. — Je l’ai vue prendre le chemin du parc » dit lady Peveril après un moment de réflexion ; « sans doute pour chercher la gouvernante des enfants, afin de les éloigner d’ici. — Ces enfants sont à vous ? Marguerite, dit la comtesse ; la Providence a béni votre union. — Voici mon fils, » reprit lady Peveril en montrant Julien, qui prêtait une oreille avide à tous ces discours : « quant à cette petite fille, en vérité, je puis dire aussi qu’elle est à moi. »

Le major Bridgenorth, qui pendant cet entretien avait repris sa fille dans ses bras et la caressait, la mit à terre lorsqu’il entendit ces paroles, soupira profondément, et s’avança vers une fenêtre. Il savait fort bien que les règles ordinaires de la politesse voulaient qu’il se retirât, ou au moins qu’il offrît de le faire ; mais il avait en aversion toutes les cérémonies et les formules de l’étiquette, et il prenait un intérêt si vif au sujet sur lequel il était probable que la conversation allait tomber, qu’il crut pouvoir se dispenser d’obéir aux convenances. Les deux dames parurent à peine s’apercevoir de sa présence. La comtesse prit alors un siège, et fit signe à lady Peveril de s’asseoir sur un tabouret qui était à côté d’elle.

« Nous avons à parler des vieux temps, lui dit-elle ; quoique les rebelles aient cessé de se faire entendre, et ne soient plus là pour vous chasser de chez vous, et vous forcer à vous réfugier dans mes bras. — J’ai un fusil, madame, s’écria le petit Julien ; et le garde forestier m’a promis de m’apprendre à en tirer l’année prochaine. — Eh bien ! je vous prendrai à mon service comme soldat, répondit la comtesse. — Les femmes n’ont pas de soldats, répondit le petit garçon en fixant sur elle un regard assuré.

« Vraiment ! dit-elle, il a pour notre faible sexe tout le mépris du sien ; mépris qui naît avec ces titres insolents et despotiques et qui se montre dès qu’ils ont à peine quitté la jaquette. Est-ce qu’Ellesmère ne vous a jamais parlé de Latham-House et de Charlotte de Derby, mon petit seigneur ? — Mille et mille fois, » répondit l’enfant en rougissant ! « elle m’a raconté aussi comment la reine de l’île de Man l’a défendue pendant six semaines contre trois mille têtes-rondes, commandées par Rogue Harrison, le boucher. — C’est ta mère qui a défendu Latham-House, et non pas moi, mon petit soldat, reprit la comtesse ; mais si tu avais été là, tu aurais été le meilleur capitaine des trois. — Ne dites pas cela, madame, interrompit l’enfant ; maman ne toucherait pas un fusil pour tout l’univers. — Vous dites vrai, Julien, répondit sa mère ; j’étais en effet à Latham-House, mais je ne formais qu’une partie bien inutile de la garnison. — Vous oubliez, dit la comtesse, que vous gardiez les malades de notre ambulance, et que vous faisiez de la charpie pour leurs blessures. — Mais papa n’arriva-t-il pas à votre secours ? demanda l’enfant. — Oui, répondit la comtesse, votre papa vint enfin, et le prince Rupert aussi ; mais ce ne fut, je crois, qu’après s’être fait longtemps désirer. Vous souvenez-nous, Marguerite, de cette matinée où ces coquins de têtes-rondes, qui nous tenaient assiégés depuis si long-temps, se retirèrent sans prendre le temps de plier bagage, dès qu’ils virent flotter sur le haut de la montagne l’étendard du prince ? Rappelez-vous que vous preniez chaque chef portant un casque à panache pour Peveril du Pic, qui avait été, trois mois auparavant, votre partenaire à un bal masqué chez la reine. Ne rougissez pas de ce souvenir, Marguerite : c’était un amour innocent et pur que celui-là ; et quoique le son des trompettes guerrières fût la seule musique qui vous accompagnât dans la vieille chapelle que les boulets ennemis avaient presque entièrement ruinée, quoique le prince Rupert, en vous donnant la main pour vous conduire à l’autel, portât sa bandoulière et eût des pistolets à sa ceinture, j’ose me flatter que tous ces signes belliqueux n’ont pas été d’un funeste augure pour votre bonheur conjugal. — Le ciel m’a traitée avec faveur, en me donnant un si bon mari, répondit lady Peveril. — Et en vous le conservant, » ajouta la comtesse avec un profond soupir ; « tandis que le mien… hélas ! il a scellé de son sang son dévouement pour son roi. Oh ! s’il avait assez vécu pour voir ce jour ! — Que le ciel ne l’a-t-il permis ! dit lady Peveril. Combien ce brave et noble comte se fût réjoui de la fin inespérée de notre captivité ! »

La comtesse regarda lady Peveril d’un air de surprise.

« Tu n’as donc pas entendu parler, cousine, de la situation actuelle de notre maison ? Oh ! combien mon noble époux aurait été surpris s’il avait pu apprendre que ce même monarque pour qui il a sacrifié sa vie sur l’échafaud, à Bolton-le-Moore, marquerait les premiers moments de son règne par la destruction totale de notre fortune, presque épuisée déjà pour sa cause, et persécuterait la veuve d’un fidèle partisan ! — Vous m’étonnez, madame ; il est impossible que vous, la femme de ce brave, de ce fidèle comte, mort assassiné ; vous, la comtesse de Derby et la souveraine de l’île de Man ; vous, qui avez montré le caractère d’un guerrier et une énergie mâle, là où tant d’autres femmes n’auraient montré que la faiblesse de leur sexe ; il est impossible, dis-je, que vous ne recueilliez que des malheurs de ce même événement qui a satisfait, qui a comblé les espérances de tous les fidèles sujets du roi : cela ne saurait être ! — Je vois que tu es aussi peu avancée qu’autrefois dans la connaissance du monde, ma belle cousine, répondit la comtesse. Cette restauration, qui est an motif de sécurité pour tant d’autres, est une source de dangers pour moi ; ce changement, si favorable pour les royalistes qui n’ont pu être plus dévoués que moi, j’ose le dire, est cause que je suis ici en fugitive, réduite à me cacher, et à vous demander retraite et assistance. — À moi ! s’écria lady Peveril ; à moi, dont l’enfance dut protection à votre bonté ! à moi, la femme de Peveril, compagnon d’armes de votre noble époux ! Vous avez droit de commander ici, madame ; mais, hélas ! serait-il vrai que vous eussiez besoin des faibles secours que je puis vous donner ? Pardon, mais une telle pensée est comme une de ces visions de mauvais augure que le sommeil offre à l’imagination, et je vous écoute avec l’espérance d’être soulagée de son impression pénible, et de sortir de ce rêve fatigant. — C’est véritablement un rêve, une vision, dit la comtesse de Derby ; cependant il n’est pas besoin de devin pour en trouver le sens ; l’explication en a été donnée depuis long-temps : gardez-vous de placer votre confiance dans les princes. Mais je puis faire cesser votre surprise. Ce gentilhomme, votre ami, est sans doute honnête ? »

Lady Peveril savait que les cavaliers, à l’exemple de toutes les autres factions, s’attribuaient la dénomination exclusive de parti honnête ; et elle éprouvait en ce moment quelque difficulté à expliquer à la comtesse que cet ami n’était pas précisément honnête dans le sens qu’elle entendait donner à ce mot.

« Nous ferions mieux de nous retirer, madame, » dit-elle, en se levant comme pour suivre la comtesse. Mais celle-ci resta sur son siège.

« Ce n’est qu’une question d’habitude, dit-elle, les principes de ce gentilhomme ne sont d’aucune importance pour moi, car ce que j’ai à vous dire est connu de tout le monde. Vous avez dû savoir et vous vous souvenez sans doute, car Marguerite Stanley ne saurait être indifférente à mon destin, qu’après le meurtre de mon époux à Bolton, je relevai l’étendard qu’il n’avait laissé tomber qu’en mourant, et que je l’arborai de ma propre main dans notre souveraineté de Man. — Je l’ai appris, madame, répliqua lady Peveril ; et j’ai su aussi que vous aviez fait un courageux défi au gouvernement rebelle, dans le temps même que les autres parties de la Grande-Bretagne s’étaient inclinées devant sa puissance. Mon époux, sir Geoffrey, avait formé le projet d’aller à votre secours avec plusieurs de ses vassaux, lorsque nous sûmes que l’île s’était rendue au parti du parlement, et que, vous, madame, vous aviez été mise en prison. — Mais vous ne savez pas, reprit la comtesse, comment ce désastre fondit sur moi. Marguerite, j’aurais défendu cette île contre ces coquins jusqu’à ce que la mer qui l’entoure se fût éloignée d’elle ; j’aurais disputé à ces hypocrites, à ces rebelles, le domaine héréditaire de mon époux jusqu’à ce que les écueils qui l’entourent fussent devenus des ancrages sûrs, jusqu’à ce que les rochers se fussent fondus aux rayons du soleil, jusqu’à ce qu’il ne fût pas resté pierre sur pierre de mes châteaux et de mes forteresses. Le petit royaume de Man ne leur aurait été cédé que lorsqu’il n’aurait plus resté un bras pour porter un bouclier ou un sabre, un doigt pour faire partir la détente d’un fusil. Mais la trahison fit ce que la force n’aurait pu faire ; la trahison parvint à accomplir ce que Blake et Lawson avec leurs châteaux flottants avaient regardé comme une entreprise trop hasardeuse ; un vil rebelle, un serpent nourri dans notre sein nous livra à nos ennemis : ce misérable se nommait Christian. »

Le major Bridgenorth tressaillit à ce nom, et se retourna vers celle qui venait de le prononcer ; mais au même instant une réflexion parut le rappeler à lui, et il détourna son visage. La comtesse poursuivit sans avoir remarqué ce mouvement, qui n’échappa point à lady Peveril, et lui causa d’autant plus de surprise qu’elle connaissait l’esprit indifférent et apathique du major. Ce signe d’un intérêt prononcé l’étonna donc beaucoup. Elle aurait bien voulu engager de nouveau la comtesse à passer dans un autre appartement, mais celle-ci continuait à parler avec trop de véhémence pour se laisser interrompre.

« Ce Christian, dit-elle, avait mangé le pain et bu le vin de mon époux, de son souverain, depuis son enfance, car ses aïeux avaient toujours été de fidèles serviteurs de la maison de Man et le Derby. Lui-même avait combattu bravement à côté de son maître, et il jouissait de toute sa confiance. Lorsque le comte tomba martyr des rebelles, j’en reçus un dernier message dans lequel il me recommanda vivement, entre autres instructions, de continuer à avoir confiance en la fidélité de Christian. Je lui obéis, bien que jamais je n’eusse aimé cet homme. Il était flegmatique, froid, totalement dépourvu de ce feu sacré qui inspire les nobles actions, et soupçonné fortement de pencher vers les subtilités métaphysiques du calvinisme. Cependant il était brave, prudent, il possédait une profonde expérience ; et, comme l’événement le prouva, il n’avait que trop de crédit parmi les insulaires. Quand ce peuple rude et sauvage se vit sans espérance de secours, et pressé par un blocus qui avait introduit dans l’île la famine et les maladies, il commença à se départir de la fidélité qu’il avait gardée jusque-là. — Quoi ! interrompit lady Peveril, ont-ils pu oublier ce qu’ils devaient à la veuve de leur bienfaiteur, à celle qui, de concert avec le généreux Derby, avait amélioré leur condition ? — Ne les blâmez pas, reprit la comtesse ; ces insulaires presque sauvages ne pouvaient agir que d’après leur naturel sans culture : un nouveau malheur leur fait oublier les bienfaits anciens. Habitant de misérables huttes, accoutumés à des mœurs et à des idées parfaitement en harmonie avec ces déplorables demeures, ils devaient être incapables d’apprécier la gloire qui s’attache à la constance et au courage dans l’infortune. Mais, que Christian se soit mis à la tête de leur révolte, lui né gentilhomme et élevé par les soins mêmes du comte de Derby, de ce héros assassiné ; lui nourri dans tous les sentiments nobles et chevaleresques, qu’il ait oublié nos bienfaits, qu’il ait oublié ces tendres relations qui attachent l’homme à l’homme bien plus fortement que la réciprocité des obligations ; qu’il soit devenu le chef des scélérats qui enfoncèrent les portes de mon appartement, et m’enfermèrent, ainsi que mes enfants, dans l’un de mes châteaux ; qu’il ait usurpé le pouvoir, et qu’il soit devenu le tyran dominateur de l’île : que tout cela enfin ait été fait par William Christian, mon vassal, mon serviteur, mon ami, c’est un acte d’ingratitude et de perfidie dont même ce siècle de trahison offre à peine un exemple ! — Et vous êtes devenue prisonnière dans votre propre royaume ? dit lady Peveril. — Pendant plus de sept années j’ai souffert une étroite captivité, reprit la comtesse. Il est vrai qu’on m’offrit la liberté et même quelques moyens d’existence, si je voulais consentir à abandonner l’île, et donner ma parole que je ne chercherais point à réintégrer mon fils dans les droits de son père. Mais ils ne connaissaient ni la noble maison dont je tire mon origine, ni la maison royale de Stanley que mon influence a soutenue ; ils connaissaient peu Charlotte de la Trémouille, ceux qui pensaient qu’elle pût s’abaisser à un si honteux compromis. J’aurais préféré mourir de faim dans le plus sombre cachot de Ruschin Castle, plutôt que de consentir à diminuer de l’épaisseur d’un cheveu les droits de mon fils sur les domaines de son père. — Quoi ! la fermeté de votre conduite dans un moment où tout espoir semblait perdu, ne les engagea point à être généreux et à vous rendre la liberté sans condition ! — Ils me connaissent mieux que toi, flatteuse, répondit la comtesse. Une fois en liberté, j’aurais bien su trouver les moyens de troubler leur usurpation, et Christian aurait plutôt tiré une lionne de sa cage de fer pour combattre avec elle, qu’il ne m’eût laissé la plus légère possibilité de recommencer la lutte avec lui. Mais le temps me gardait en réserve la liberté et la vengeance ; j’avais encore des amis et des partisans dans l’île, bien qu’ils eussent été forcés de céder à l’orage. J’en avais même parmi les insulaires, et la plupart d’entre eux avaient reconnu qu’ils s’étaient trompés dans les espérances qu’ils avaient fondées sur un changement de domination. Leurs nouveaux maîtres les avaient chargés d’impôts ; leurs privilèges, leurs immunités étaient abolis sous prétexte que leur condition devait être égale à celle des autres sujets de la soi-disant république. Quand on reçut la nouvelle de la révolution qui s’opérait dans la Grande-Bretagne, ils me firent connaître secrètement leurs sentiments ; et une insurrection aussi subite et aussi infaillible dans ses résultats que celle qui m’avait faite captive, me rendit la liberté et me remit en possession de la souveraineté de Man, comme régente pour mon fils, le jeune comte de Derby. Vous pensez bien qu’une fois rétablie dans ma puissance, je n’ai pas tardé à tirer vengeance de ce traître Christian. — Comment, madame, » dit lady Peveril qui, bien que connaissant le caractère hautain et ambitieux de la comtesse, imaginait à peine les extrémités auxquelles il était capable de la pousser, « auriez-vous fait emprisonner Christian ? — Oui vraiment, et dans une prison sûre, dont nul sujet félon ne saurait s’échapper, » répondit la comtesse.

Bridgenorth, qui s’était insensiblement rapproché, et qui semblait écouter avec une émotion pénible, ne fut plus maître de la dissimuler davantage ; il rompit le silence, et s’écria d’un ton sévère :

« Milady, j’espère que vous n’avez pas osé… »

La comtesse l’interrompit à son tour :

« Je ne sais qui vous êtes, vous qui avez la hardiesse de m’interroger, et vous ne me connaissez pas, puisque vous avez la présomption de me parler de ce que j’ose ou n’ose pas faire. Mais puisque vous semblez vous intéresser au destin de ce Christian, vous allez le connaître : je ne fus pas plus tôt remise en possession de mon autorité légitime, que j’ordonnai au principal magistrat[1] de l’île de traduire le traître devant une haute cour de justice, selon toutes les formalités prescrites par les anciennes lois de ce pays. La cour fut tenue en plein air, à la face du soleil, les juges siégeant sur la terrasse de Zonwald-Hill, où jadis les druides et les scaldes rendaient leurs jugements. Le criminel fut entendu dans sa défense, qui se borna seulement à ces allégations spécieuses de considération publique dont la trahison au front hideux cherche toujours à se colorer. Il fut convaincu de son crime, et condamné comme traître. — Mais j’ose espérer que ce jugement n’est pas encore exécuté, » interrompit lady Peveril, non sans frissonner involontairement.

« Vous êtes folle, Marguerite, » reprit la comtesse avec aigreur ; « croyez-vous que je fusse femme à différer cet acte de justice jusqu’à ce que la nouvelle cour d’Angleterre eût résolu d’intervenir dans cette affaire ? Non, ma chère ; de la cour de justice il passa au lieu de l’exécution, sans autre délai que celui qui pouvait être utile au salut de son âme. Il fut fusillé dans la cour du château de Peel. »

À ces mots, Bridgenorth joignit les mains et poussa un gémissement douloureux.

« Puisque vous vous intéressez à ce criminel, » ajouta la comtesse en s’adressant à Bridgenorth, « je dois vous dire, pour lui rendre justice, qu’il reçut la mort avec une fermeté et un courage dignes de toute sa vie, qui, à l’exception de cet acte d’ingratitude et de trahison, avait été constamment noble et irréprochable ; mais qu’importe ? L’hypocrite est un saint, et le traître un homme d’honneur, jusqu’à ce que l’occasion, qui est la pierre de touche infaillible, prouve que le métal est vil. — Femme, cela est faux ! cela est faux ! » s’écria Bridgenorth, qui ne pouvait plus contenir son indignation

« Que signifie cette conduite, maître Bridgenorth » dit lady Peveril très-surprise. « Que vous est ce Christian, major, pour que vous insultiez la comtesse de Derby sous mon propre toit ? — Ne me parlez ni de comtesse, ni d’égards cérémonieux, reprit Bridgenorth ; la douleur et la colère ne me laissent pas la possibilité de me conformer à de vaines convenances pour flatter la vanité de grands enfants. Ô Christian ! digne, bien digne du nom que tu portais[2] ! mon ami, mon frère, le frère de ma bien-aimée Alice ! Le seul ami de mon foyer désolé ! As-tu donc été assassiné par cette furie impitoyable qui, sans toi, aurait avec justice payé de son propre sang celui des saints qu’elle et son mari barbare ont répandu comme de l’eau ! Oui, femme cruelle et meurtrière, » continua-t-il en s’adressant à la comtesse, « celui que tu as égorgé dans ta soif de vengeance a sacrifié pendant bien des années le repos de sa conscience à l’intérêt de ta famille, et il ne l’abandonna que lorsque ton zèle frénétique pour la royauté eut causé la ruine presque totale de la petite population au milieu de laquelle il était né. Même en te faisant captive, il te rendit service ; il agit comme pourraient faire les amis d’un fou furieux que l’on enchaîne pour son propre salut ; et je puis attester que, sans la barrière qu’il sut opposer à la fureur des communes d’Angleterre, sans les vives sollicitations qu’il fit en ta faveur, tu aurais subi le châtiment de tes cruautés, de même que la femme impie d’Achab. — Maître Bridgenorth, dit lady Peveril, je puis pardonner quelque chose à la douleur que doivent vous causer de si tristes nouvelles ; mais il est aussi inutile qu’inconvenant de pousser plus loin l’aigreur de vos discours. Si l’excès de votre chagrin vous fait oublier tous les égards, je vous prie de vous rappeler que la comtesse est chez moi, qu’elle est ma parente, et qu’elle a droit à la protection que je puis lui accorder. Je vous supplie, au nom de la simple politesse, de vouloir bien vous retirer ; c’est, je crois, ce que vous avez de mieux à faire dans une circonstance aussi pénible. — Non ! qu’il reste, » dit la comtesse, en le regardant avec un air de fierté mêlé d’une expression de triomphe ; « je ne voudrais pas qu’il en fût autrement, je ne voudrais pas que ma vengeance se bornât à l’insuffisante satisfaction que m’a donnée la mort de Christian. Les éclats bruyants et grossiers de la douleur de cet homme me prouvent que la punition que j’ai infligée n’atteindra pas seulement le coupable qui l’a subie. Je voudrais savoir que ma vengeance a déchiré autant de cœurs rebelles qu’il y a eu de cœurs loyaux et fidèles affligés par la mort du prince de Derby, mon époux ! — Si c’est votre bon plaisir, milady, interrompit lady Peveril, nous passerons chez moi, et nous abandonnerons cet appartement au major Bridgenorth, puisqu’il ne connaît pas assez les lois de la politesse pour se retirera ma demande. Adieu, monsieur Bridgenorth, nous nous reverrons plus tard, et j’espère vous trouver en meilleure disposition. — Pardon, madame, » dit le major, qui parcourait l’appartement à grands pas, et qui, s’arrêtant subitement, releva la tête comme un homme qui vient de prendre une ferme résolution. « À vous je n’ai rien à dire que dans les termes les plus respectueux, mais à cette femme je dois parler comme magistrat. Elle a avoué un meurtre en ma présence ; et ce meurtre est celui de mon beau-frère. Comme homme et comme magistrat, je ne puis permettre qu’elle sorte d’ici que sous une escorte propre à l’empêcher de fuir. Elle a déjà dit qu’elle était fugitive et qu’elle cherchait à se cacher jusqu’à ce qu’elle eût trouvé l’occasion de passer en pays étranger. Charlotte, comtesse de Derby, je t’arrête comme coupable du crime dont tu viens de te vanter. — Je ne me soumets point à votre arrêt, » répondit la comtesse avec calme. « Je suis née pour donner de tels ordres, et non pour les recevoir. Qu’ont de commun vos lois anglaises avec les actes de mon gouvernement dans le royaume héréditaire de mon fils ? Ne suis-je pas reine de Man aussi bien que comtesse de Derby ? Souveraine feudataire, il est vrai, mais indépendante tant que je rends foi et hommage. Quel droit pouvez-vous exercer sur moi ? — Celui qui est donné par le précepte de l’Écriture, répondit Bridgenorth. «  Quiconque répand le sang de l’homme, l’homme répandra le sien. » Ne croyez pas que les privilèges barbares de la féodalité vous mettent à l’abri du châtiment que vous avez encouru par le meurtre d’un Anglais, commis pour des motifs qui ne peuvent être valables d’après l’acte d’amnistie. — Major Bridgenorth, dit lady Peveril, si par les voies de la douceur je ne puis vous faire renoncer au projet que vous venez de former, je vous déclare que je ne permettrai pas qu’on exerce la moindre violence contre cette honorable dame dans l’enceinte même du château de mon mari. — Vous ne sauriez m’empêcher de remplir mon devoir, madame, » reprit Bridgenorth, dont l’opiniâtreté naturelle venait alors à l’appui de sa douleur et de son désir de vengeance. « Je suis magistrat, et j’agis en vertu de l’autorité qui m’appartient. — C’est ce que j’ignore, monsieur Bridgenorth, reprit lady Peveril. Je sais que vous étiez magistrat sous le pouvoir usurpateur ; mais jusqu’à ce que j’apprenne que vous avez été nommé par le roi, je refuserai de vous obéir et de reconnaître en vous un magistrat. — Je ne combattrai point cette vaine objection, madame, répliqua le major ; quand bien même je ne serais point magistrat, tout homme a le droit d’arrêter pour cause de meurtre commis au mépris de l’amnistie proclamée par le roi ; et ce droit, j’en userai. — De quelle amnistie, de quelle proclamation parlez-vous ? » demanda la comtesse d’un air indigné. « Charles Stuart peut, si cela lui plaît, et comme cela lui plaît à ce qu’il paraît, s’entourer de ceux dont les mains sont encore teintes du sang de son père et souillées du pillage de ses fidèles sujets ; il peut leur pardonner, si bon lui semble, et compter leurs forfaits pour des services. Quel rapport tout cela a-t-il avec le crime de ce Christian contre moi et les miens ? Né et élevé dans l’île de Man, il a violé les lois sous lesquelles il vivait ; et pour cette violation il a été puni de mort, après un jugement solennel et conforme à ces mêmes lois. Il me semble, Marguerite, que nous avons assez entendu ce magistrat impertinent et insensé. Je vous suis dans votre appartement. »

Mais le major Bridgenorth se plaça entre elles et la porte, de manière à prouver qu’il était déterminé à leur barrer le passage. Lady Peveril, qui pensait qu’elle lui avait montré en cette occasion plus d’égards et d’indulgence que probablement son mari ne l’approuverait, éleva la voix et appela son intendant. Whitaker, qui avait entendu parler haut, et qui avait distingué une voix de femme qui ne lui était point inconnue, était depuis quelques minutes immobile dans l’antichambre et en proie à tous les tourments de la curiosité. À la voix de sa maîtresse il entra sur-le-champ.

« Que trois de mes gens prennent les armes à l’instant même, dit-elle ; qu’ils se rendent dans l’antichambre, et qu’ils y attendent mes ordres. »



  1. Doomster, dit le texte : juge criminel. a. m.
  2. Christian veut dire chrétien. a. m.