Peveril du Pic/Chapitre 04

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 47-66).


CHAPITRE IV.

LE BANQUET.


Non, je ne vous ferai point raison ; je suis du nombre de ceux qui pensent que le bon vin n’a besoin ni d’enseigne ni de préambule pour être bienvenu. Si vous doutez de mes paroles, remplissez mon verre et voyez si je trinquerai.
Vieille Comédie.


Il y avait une gravité remarquable dans la manière dont le major Bridgenorth répondit aux remercîments que lui adressa lady Peveril pour les subsides qui lui étaient arrivés si à propos. Il parut d’abord ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion, et lorsqu’elle s’expliqua d’une manière plus positive, il protesta si sérieusement qu’il n’avait aucune part à cette œuvre obligeante qu’elle fut forcée de le croire, d’autant plus qu’étant un homme d’un caractère droit et sincère, n’affectant jamais une délicatesse de sentiment excessive, et professant la vérité presque aussi sévèrement qu’un quaker, il aurait été tout à fait contraire à ses principes de désavouer un fait véritable.

« Ma visite, il est vrai, milady, a pourtant quelque rapport à la fête de demain. » Lady Peveril se prépara à écouter ; mais, comme le major semblait éprouver quelque embarras à s’exprimer, elle fut forcée de lui demander une explication.

« Milady, lui dit-il, vous n’ignorez peut-être pas tout à fait que les consciences délicates parmi nous se font des scrupules sur certains usages adoptés si généralement parmi vous dans les fêtes, qu’on pourrait dire que vous les regardez comme articles de foi, ou que du moins vous ne souffrez leur omission qu’avec mécontentement. — J’ose espérer, maître Bridgenorth, » dit lady Peveril qui ne comprenait pas bien où tendait ce discours, « que nous, qui vous faisons les honneurs de notre maison, nous saurons éviter avec soin toute allusion, tout souvenir de notre mésintelligence passée. — Nous n’en attendions pas moins, milady, de votre candeur et de votre courtoisie, reprit Bridgenorth ; mais je m’aperçois que vous ne me comprenez pas parfaitement. En termes plus clairs, je parlerai donc de cette coutume de porter des toasts à la santé les uns des autres, coutume que nous considérons comme superflue et comme une provocation coupable à la débauche et à l’usage immodéré de boissons spiritueuses ; et nous pensons d’ailleurs que, si cette coutume tire son origine, comme quelques savants théologiens l’ont supposé, des libations que les aveugles païens faisaient en invoquant leurs idoles, on peut dire avec raison que c’est un reste de paganisme qui s’allie au culte du démon. »

Lady Peveril avait déjà songé à tous les sujets qui pourraient introduire la discorde parmi les convives qui allaient se réunir ; mais cette différence ridicule et fatale qui existait dans les mœurs des deux partis lui avait totalement échappé. Elle s’efforça, de tout son pouvoir, d’adoucir l’humeur opiniâtre du presbytérien, dont les sourcils étaient froncés comme ceux d’un homme dont l’opinion est inébranlablement fixée.

« J’avoue, mon bon voisin, lui dit-elle, que cette coutume assez frivole et assez insignifiante peut devenir préjudiciable si elle conduit à faire un usage immodéré des boissons spiritueuses, genre d’excès auquel d’ailleurs on peut fort bien se livrer sans que les toasts y soient pour quelque chose ; mais je crois que, lorsqu’elle n’amène pas de telles suites, c’est une chose sans aucune importance, c’est une manière unanime et agréable d’exprimer nos vœux pour nos amis, et notre amour respectueux pour notre souverain, sans toutefois prétendre contraindre ceux qui pensent différemment à soumettre leur opinion à la nôtre. Je ne vois pas en vérité comment je pourrais refuser à mes convives et à mes amis le privilège de porter la santé du roi ou celle de mon mari, selon l’usage de la vieille Angleterre. — Milady, reprit le major, si l’ancienneté d’un usage suffisait pour le consacrer, le papisme est sans contredit l’un de ceux qui remontent à l’époque la plus reculée de notre histoire. Heureusement pour nous, nous ne sommes plus plongés dans les ténèbres où vivaient nos pères ; par conséquent, nous devons agir conformément à la lumière qui est en nous, et non comme si nous errions encore dans l’obscurité. J’avais l’honneur d’être à la suite du lord-intendant Whitelocke, lorsqu’à la table du grand chambellan de la cour de Suède il refusa positivement de porter la santé de la reine Christine, au risque d’offenser gravement son souverain et cette princesse, et de nuire à la négociation qui était le but de son voyage. Il n’est pas à présumer qu’un homme aussi sage eût agi de cette manière s’il n’avait regardé une telle coutume comme une chose criminelle et condamnable. — Avec tout le respect possible pour Whitelocke, répondit lady Peveril, je garde mon opinion, quoique, Dieu le sait, j’aie en horreur tout ce qui est excès et débauche. Je voudrais néanmoins pouvoir faire quelques concessions à vos scrupules : tout ce que je puis promettre, c’est de ne point exciter les toasts ; mais quant aux santés du roi et de Peveril du Pic, à coup sûr elles sont permises. — Je n’oserais, milady, brûler la quatre-vingt-dix-neuvième partie d’un grain d’encens sur l’autel élevé à Satan. — Comment, monsieur, mettez-vous Satan en comparaison avec notre maître le roi Charles et le noble lord mon époux. — Pardon, milady, reprit Bridgenorth, je n’ai pas eu cette pensée : elle me conviendrait, en vérité, fort mal. Je fais les vœux les plus sincères pour la santé du roi et celle de sir Geoffrey, et je prierai pour l’un et pour l’autre ; mais je ne vois pas quel bien il résulterait pour leur santé du mal que je pourrais faire à la mienne en buvant à longs traits bouteilles pour bouteilles ? — Puisque nous ne pouvons nous accorder sur ce point, dit lady Peveril, il faut chercher quelque autre moyen pour n’offenser aucun des deux partis. Voulez-vous consentir à détourner vos yeux de nos amis lorsqu’ils porteront leurs santés ; à notre tour nous feindrons de ne pas nous apercevoir que vous n’y prenez aucune part. »

Mais cette convention n’était pas de nature à plaire davantage à Bridgenorth, qui prétendit que ce serait exactement tenir la chandelle à Belzébuth. Son caractère naturellement opiniâtre l’était encore plus dans ce moment que dans tout autre : cette disposition résultait d’un entretien qu’il venait d’avoir avec son ministre, lequel, bien que très-bon homme au fond, était d’une ténacité particulière et déraisonnable pour tout ce qui touchait aux dogmes insignifiants adoptés par sa secte. Songeant avec une crainte extrême à la prépondérance que cette dernière révolution allait donner au papisme, à la prélature et à Peveril du Pic, il redoubla de zèle et d’ardeur pour mettre son troupeau sur ses gardes et l’empêcher d’être dévoré par le loup. Il voyait avec un extrême déplaisir que le major Bridgenorth, le chef incontestable du parti presbytérien dans ce pays, eût confié sa fille unique aux soins d’une Cananéenne (c’est ainsi qu’il appelait lady Peveril) ; et il déclara positivement au major qu’il désapprouvait cet usage d’aller se réjouir dans les hauts lieux avec des gens incirconcis de cœur, et qu’il ne considérait la fête qui devait avoir lieu que comme une orgie dans la maison de Tirzah.

Cette remontrance du pasteur fit penser à Bridgenorth qu’il avait peut-être eu tort de céder si facilement à l’ardeur de sa reconnaissance, et d’entamer si promptement des relations intimes avec les habitants du château de Martindale. Mais il avait trop d’orgueil pour se reconnaître coupable devant le ministre, et ce ne fut qu’après une discussion qui se prolongea fort long-temps qu’il fut convenu entre eux de n’assister au banquet de lady Peveril qu’à la condition que nulle santé, nul toast ne serait porté en leur présence. Bridgenorth, comme délégué et représentant de son parti, s’engagea donc à résister fermement à toute sollicitation ; et de là l’embarras extrême où lady Peveril se vit tout à coup jetée. Elle se repentit alors amèrement d’une invitation faite dans les meilleures intentions, car elle prévit qu’un refus de la part des presbytériens allait réveiller tous les anciens motifs de querelle, et occasionner peut-être de nouvelles violences entre des gens qui n’avaient pas encore eu le temps de perdre le souvenir d’une guerre civile, apaisée seulement depuis quelques années. Céder à la demande des presbytériens, c’eût été offenser mortellement le parti royaliste, et particulièrement sir Geoffrey, car les cavaliers se faisaient autant un point d’honneur de porter des santés et de forcer les autres à y répondre, que les puritains se faisaient un article de foi de refuser l’un à l’autre.

Enfin lady Peveril, changeant tout à coup de discours, parla de l’enfant de Bridgenorth, l’envoya chercher, et la lui mit entre les bras. Ce stratagème réussit ; car, quelque raideur de caractère qu’eût l’ancien major parlementaire de Cromwell, la tendresse paternelle eut le dessus, et de même que le gouverneur de Tilbury[1], qui se laissa toucher, il prit l’engagement de faire accepter aux siens une espèce de compromis. C’était que le major, le pasteur, et ceux qui tenaient strictement aux dogmes de puritanisme, se réuniraient séparément dans le grand salon, tandis que la salle à manger serait occupée par les joyeux cavaliers, et que chacun se comporterait de son côté selon ses usages ou sa conscience.

Le major lui-même parut satisfait de la manière dont cette importante question fut réglée. Il s’était fait une affaire de conscience d’être opiniâtre sur ce point ; mais il se sentit heureux au fond du cœur de pouvoir échapper à la nécessité qui paraissait inévitable de faire un affront à lady Peveril en refusant son invitation. Il resta au château plus long-temps que de coutume, parla et sourit plus qu’il ne lui était ordinaire. Son premier soin, à son retour, fut d’annoncer au prédicateur presbytérien et à la congrégation la convention faite avec lady Peveril, et il en parla non comme d’un objet de délibération, mais comme d’un point définitivement résolu ; et telle était son influence parmi eux, que, bien que le prédicateur eût grande envie de prononcer la séparation des partis et de s’écrier : À vos tentes, ô Israël ! il ne le fit pas, prévoyant qu’il serait secondé par un nombre trop faible pour oser tenter de troubler l’unanimité avec laquelle la proposition du major fut adoptée.

Néanmoins, chaque parti devenant inquiet, d’après le résultat de l’ambassade de Bridgenorth, il s’éleva successivement tant de sujets de doute et de discussions délicates, que lady Peveril, la seule personne peut-être qui désirât sincèrement une réconciliation entre les deux factions, encourut, pour prix de ses bonnes intentions et de sa bienveillance, la censure de toutes deux, et eut plus d’une raison de regretter d’avoir conçu le projet louable de réunir dans une fête publique les Capulets et les Montaigus du Derbyshire.

Comme dès ce moment il fut décidé que les presbytériens et les cavaliers formeraient deux compagnies séparées, ils discutèrent encore entre eux pour savoir lequel des deux partis entrerait le premier au château de Martindale. Cette question devint un nouveau sujet de souci pour lady Peveril et le major Bridgenorth. Il était à craindre qu’en laissant les presbytériens et les cavaliers arriver par la même avenue et entrer par la même porte, quelque querelle ne s’élevât entre eux et qu’ils n’en vinssent à des extrémités fâcheuses avant d’avoir atteint la salle du festin. Lady Peveril crut avoir découvert un excellent moyen de prévenir un tel événement : c’était d’introduire les cavaliers par l’entrée principale du château et les têtes-rondes par la brèche faite aux murailles pendant le siège, et qui, depuis ce temps, avait servi de passage aux bestiaux, lorsqu’on les menait paître dans les bois. Elle s’imagina que par cet expédient on éviterait tous les dangers et toutes les discussions que le droit de préséance pouvait susciter entre les deux partis s’ils venaient à se rencontrer. On prononça ensuite sur d’autres questions d’une moindre importance, et les choses furent réglées tellement à la satisfaction du pasteur presbytérien, que, dans une longue instruction qu’il fit au sujet de la robe nuptiale, il prit la peine d’expliquer à son auditoire que cette expression de l’Écriture ne devait pas seulement s’entendre des vêtements extérieurs, mais qu’elle s’appliquait aussi à la disposition d’esprit convenable pour jouir d’une fête paisible. En conséquence, il représenta à ses frères que, quels que fussent les erreurs et l’aveuglement de ces pauvres abusés avec lesquels ils allaient être forcés en quelque sorte de boire et de manger, ils ne devaient leur témoigner aucun ressentiment, aucune malveillance, de peur de troubler la paix d’Israël et d’être une cause de désordre.

L’honnête docteur Dummerar, l’ancien recteur épiscopal de Martindale-Moultrassie, fit aux cavaliers un sermon sur le même sujet. Il desservait cette paroisse avant la révolte, et jouissait d’une haute faveur près de sir Geoffrey, non seulement à cause de ses sentiments orthodoxes et de son instruction profonde, mais plus encore pour son habileté remarquable au jeu de boule, sa conversation joviale, et ses facéties en fumant une pipe et en faisant fête à un grand pot de bière d’octobre. Ces derniers talents avaient valu au docteur l’honneur d’être placé par le vieux Century White[2] sur la liste des ministres débauchés, indignes et incapables, la honte de l’Église anglicane, et qu’il dénonçait à Dieu et aux hommes comme coupables principalement de l’odieux péché de jouer aux jeux d’adresse et de hasard, et d’aller sans scrupule dans les sociétés et les réunions de leurs paroissiens. Lorsque les partisans du roi commencèrent à perdre du terrain, le docteur Dummerar quitta son presbytère, se rendit au camp, où il remplit les fonctions d’aumônier dans le régiment de sir Geoffrey, et prouva dans plusieurs occasions que son enveloppe vigoureuse et robuste renfermait un cœur mâle et courageux. Quand tout fut perdu et que, ainsi que bien d’autres ministres royalistes, il fut dépouillé de son bénéfice, il se tira d’embarras comme il put, se cachant tantôt dans les greniers de ses anciens amis de l’université qui partageaient avec lui et avec ceux du même parti les chétives ressources que le malheur des temps ne leur avait pas ôtées, et tantôt dans les maisons des nobles opprimés qui respectaient son caractère et ses souffrances. Lorsque la restauration eut ramené Charles, le docteur Dummerar sortit de sa retraite et accourut au château de Martindale pour s’y réjouir de cet heureux événement.

Son arrivée au château en grand costume de ministre anglican, et l’accueil amical qu’il reçut de tout la noblesse du pays, n’ajoutèrent pas peu à l’alarme qui se répandait parmi ceux du parti dominant. Il est vrai que le docteur Dummerar, homme digne et respectable, n’avait pas conçu des désirs extravagants d’avancement et de promotion ; mais la probabilité qu’il serait réintégré dans la cure dont il avait été expulsé sous les prétextes les plus frivoles, effrayait le ministre presbytérien, qui ne pouvait être considéré autrement que comme un intrus. Les deux prédicateurs et leurs paroissiens avaient donc des intérêts et des sentiments totalement opposés, et il y avait là un obstacle bien plus insurmontable au projet de conciliation de lady Peveril.

Cependant, comme nous l’avons déjà fait entendre, le docteur Dummerar se conduisit dans cette occasion avec autant de modération et avec le même esprit de paix que le ministre presbytérien. Il est vrai que, dans le sermon qu’il prêcha dans la grande salle du château à plusieurs familles distinguées de cavaliers du voisinage, sans compter une foule d’enfants accourus du village pour voir le spectacle nouveau d’un ministre en soutane et en surplis, il s’étendit amplement sur l’abomination des différents crimes commis par le parti rebelle pendant ces derniers temps de malheurs, et il loua hautement le caractère pacifique et miséricordieux de la noble maîtresse du château, qui poussait la condescendance jusqu’à recevoir dans sa maison, à titre d’hôtes et d’amis, des hommes dont les principes avaient conduit évidemment au meurtre du roi, à la ruine et au massacre de ses fidèles sujets, au pillage et à la dévastation de l’Église de Dieu. Mais il tempéra cette sortie en ajoutant que, puisque la volonté du gracieux souverain qui venait de leur être rendu, et le désir de la digne lady Peveril étaient que cette race rebelle fût tolérée pendant un certain temps par les fidèles sujets du royaume, il était nécessaire qu’ils évitassent pour le moment tout sujet de discussion et de querelle avec les enfants de Sémeï ; et il termina cette exhortation à la patience en leur donnant l’assurance consolante que leurs adversaires ne pourraient pas s’abstenir long-temps de leurs œuvres de rébellion, et qu’alors le moment serait venu pour les royalistes de les extirper de la face de la terre, sans se rendre coupables ni aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes.

Ceux qui ont observé de près les révolutions remarquables de l’époque où nous avons puisé cette histoire, ont remarqué que ces deux sermons produisirent un effet totalement opposé à celui que les deux ministres se proposaient sans doute, et qu’au lieu de calmer les esprits de part et d’autre, ils les exaspérèrent au dernier point. Ce fut sous ces funestes auspices et au milieu des fâcheux pressentiments de lady Peveril que le jour de la fête arriva enfin.

Les deux partis se mirent en marche par deux chemins différents et formèrent une espèce de procession : comme si chacun eût été jaloux de son côté de faire parade de son nombre et de sa force ! Les deux factions qui s’avançaient ainsi vers Martindale-Castle offraient tant de dissemblance dans leurs costumes, leur tournure et leurs manières, qu’on eût cru voir d’un côté le cortège joyeux d’une noce, et de l’autre celui d’un enterrement.

Le parti puritain était beaucoup moins nombreux que l’autre, et pour deux raisons excellentes. La première, c’est qu’ayant eu le pouvoir pendant plusieurs années, ils ne jouissaient plus d’aucune popularité ; car jamais la faveur du peuple ne s’attache à ceux qui, possesseurs actuels de l’autorité, sont fréquemment obligés de s’en servir pour contenir les penchants désordonnés auxquels il est toujours tenté de s’abandonner. D’ailleurs, les habitants des campagnes avaient, comme ils l’ont encore, un goût très-vif pour les amusements champêtres, une disposition à la gaieté difficile à réprimer ; et ce n’était qu’avec répugnance et en murmurant qu’ils supportaient la sévérité de prédicateurs fanatiques, ainsi que le despotisme militaire des généraux de Cromwell. La seconde raison, c’est que le peuple avait montré son inconstance habituelle, et que le retour du roi, offrant le charme de la nouveauté, devait naturellement séduire les esprits. D’un autre côté, le parti des puritains était alors abandonné par un nombre considérable d’hommes prudents et prévoyants, qui y avaient été fidèlement attachés tant qu’il avait été favorisé par la fortune. Ces gens, dont la sagacité et la pénétration étaient si remarquables, se nommaient à cette époque les courtisans de la Providence, et ils se seraient crus hautement coupables envers le ciel s’ils avaient continué à soutenir un parti en faveur duquel il cessait de se déclarer.

Mais le parti puritain, quoique abandonné par l’inconstance et l’égoïsme, ne se regardait point comme vaincu : un enthousiasme solennel, un attachement profond à leurs principes sévères, une grande confiance dans la sincérité de leurs motifs, et le mâle orgueil qui les portait à tenir aussi opiniâtrement à leurs premières opinions que le voyageur de la fable tenait à son manteau au milieu de la tempête, faisaient que l’on comptait parmi les puritains beaucoup de gens qui, s’ils n’étaient pas redoutables par leur nombre, l’étaient au moins par leur caractère. Ce parti se composait principalement de la noblesse de moyenne classe et de gens qui, par leur industrie et d’heureuses spéculations de commerce, avaient acquis une certaine prépondérance ; puis enfin de ces hommes auxquels l’ambition et l’orgueil de l’aristocratie portent ombrage, et qui se montrent ordinairement le plus zélés à défendre ce qu’ils regardent comme leurs droits. Leur costume était en général dépouillé de toute ostentation ; il était même d’une simplicité affectée, qui allait jusqu’à la négligence et le rendait alors remarquable. La couleur triste de leurs manteaux ne variait que du noir absolu à ce qu’on appelle les couleurs sombres. Leurs chapeaux à haute forme et à larges bords, leurs longs sabres suspendus à leur ceinture par une simple courroie attachée autour des reins sans baudrier, sans nœud d’épée, sans boucle, et sans aucun des ornements dont les cavaliers aimaient à décorer leur fidèle et vaillante épée ; leurs cheveux coupés très-courts, de manière à faire paraître leurs oreilles d’une longueur démesurée, et, par dessus tout, la gravité de leur maintien, leurs regards sombres, annonçaient qu’ils appartenaient à cette classe d’enthousiastes qui, après avoir brisé avec audace et intrépidité l’édifice ruiné de l’ancien gouvernement, ne voyaient qu’avec un œil de défiance celui qu’on y avait substitué. Il y avait de la tristesse dans leur contenance, mais ce n’était pas celle du découragement, encore moins celle du désespoir. Ils ressemblaient à de braves vétérans après une défaite qui les arrête tout à coup dans leur carrière de gloire et fait une blessure sanglante à leur orgueil, mais sans rien ôter à leur courage.

La mélancolie habituelle que le malheur avait répandue sur les traits du major Bridgenorth convenait parfaitement au chef du parti qui s’avançait alors vers le château de Martindale. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où ils devaient se détourner pour entrer dans le bois qui entourait le château, ils éprouvèrent une sorte d’humiliation momentanée, comme s’ils eussent senti qu’ils cédaient le pas aux ennemis que souvent ils avaient vaincus. Tandis qu’ils montaient le sentier tournant qui servait de passage journalier aux bestiaux, ils aperçurent, à travers une clairière, le fossé du château à demi comblé par les débris de la muraille abattue pour faire la brèche, et la brèche elle-même pratiquée à l’angle d’une des grandes tours carrées qui flanquaient le château. Une moitié de cette tour avait été abattue par l’effet du canon ; l’autre moitié, encore debout, mais dans un état de délabrement complet, semblait chanceler et près de s’écrouler. Un sourire de sombre satisfaction brilla sur le visage des puritains à cette vue, qui leur rappela leurs succès passés.

Holdfast Cleg, meunier de Derby, qui lui-même avait déployé beaucoup d’activité à ce siège, montra du doigt la brèche à M. Solsgrace, et lui dit avec un sourire amer : « Je ne pensais guère, quand ma propre main aidait à placer le canon qu’Olivier pointa contre cette tour, que nous serions obligés de grimper un jour comme des renards pour franchir ces mêmes murailles que nous avons conquises avec nos arcs et à la pointe de nos lances. Il me semblait que ces mécréants avaient dû apprendre ce qu’ils gagnent à fermer leurs portes et à dresser leurs cornes contre nous. — Patience, mon frère, répondit Solsgrace, patience ! que le trouble ne pénètre point dans ton âme. Nous n’entrons pas d’une manière déshonorante en ce haut lieu, puisque nous y entrons par la porte que le Seigneur a ouverte à ses élus. »

Les paroles du pasteur furent comme une étincelle mise à une traînée de poudre. Les sombres physionomies des presbytériens s’animèrent subitement : ces paroles leur parurent une prophétie d’heureux augure, une lumière du ciel envoyée tout exprès pour leur faire connaître leur situation ; leurs voix s’élevèrent d’un commun accord, et ils entonnèrent un des chants de triomphe par lesquels les Israélites célébraient les victoires qui leur avaient été accordées sur les païens de la terre promise.

Que Dieu se lève, et les méchants
À Son aspect prendront la fuite !
L’effroi les entraînera vite,

Lâches et vils troupeaux de toutes parts errants.


Comme au souffle du vent disparaît la fumée,
Comme la cire fond devant l’éclat du feu ;

Ainsi disparaît devant Dieu

Des méchants dispersés la race consumée.

Vingt mille anges, voilà les troupes du Seigneur ;

Anges brillants et tous pleins de vaillance :

Comme du Sinaï, témoin de sa splendeur,

Au milieu d’eux éclate sa puissance.


Tu vins, Seigneur, et tu soumis,

De ton bras invincible et qui lance l’orage.

Tous ces superbes ennemis

Qui retenaient ton peuple en un dur esclavage.

Ce chant triomphal et religieux parvint jusqu’à l’oreille des joyeux cavaliers qui, accompagnés de toute la pompe que pouvaient leur permettre leurs longues infortunes et leur pauvreté, s’avançaient vers le même but, quoique par une route différente, et faisaient retentir la grande avenue des éclats de leur bruyante gaieté. Ces deux bandes de convives offraient le contraste le plus frappant ; car, pendant toute cette période de dissensions civiles, les mœurs et les coutumes des deux factions les avaient distinguées aussi parfaitement l’une de l’autre qu’auraient pu le faire deux uniformes différents. Si le puritain avait dans son costume une simplicité affectée, et dans ses manières une précision poussée jusqu’au ridicule, le cavalier portait l’amour de la parure jusqu’à une recherche non moins bizarre, et son mépris pour la contrainte et l’hypocrisie jusqu’à une licence souvent éhontée. Des hommes de tout âge, vêtus avec plus ou moins de richesse et d’élégance, s’avançaient en foule vers le gothique manoir, et tous à l’envie donnaient des signes manifestes de cette heureuse gaieté qui les avait constamment soutenus pendant ce qu’ils appelaient le mauvais temps de l’usurpation de Cromwell ; et cette gaieté était alors tellement excitée, qu’il n’y en avait aucun parmi eux qui ne fût presque hors des limites de la saine raison. Les plumes flottaient au gré du vent, les galons d’or brillaient, les lances étincelaient, les coursiers caracolaient, et de temps à autre un pistolet de poche ou d’arçon se faisait entendre, tiré par quelque membre de la bande joyeuse qui trouvait que son talent naturel pour faire du bruit ne répondait pas encore suffisamment à la dignité de la circonstance. Une troupe d’enfants (car, nous l’avons dit plus haut, la populace s’était prononcée, comme toujours, pour le parti le plus fort) les suivait en poussant les cris de : « À bas le Croupion ! malédiction sur Olivier ! » Des instruments de musique de toutes les espèces connues alors jouaient tous à fois et sans s’inquiéter de s’accorder l’un avec l’autre ; la noblesse partageant l’enthousiasme général, s’humanisait jusqu’à fraterniser avec la partie roturière de la troupe ; la joie commune s’augmentait encore de l’idée que les éclats en arrivaient jusqu’à leurs voisins, les têtes-rondes déchues et humiliées.

Lorsque le chant sonore et solennel du psaume répété par tous les échos des rochers et des voûtes en ruine vint frapper l’oreille des cavaliers, comme pour leur prouver combien ils étaient dans l’erreur s’ils avaient espéré trouver leurs adversaires mornes et abattus, ils y répondirent d’abord par des éclats de rire qu’ils rendirent aussi bruyants que la force de leurs poumons le leur permit, afin de faire comprendre aux psalmodistes tout le mépris de leurs auditeurs : mais ce fut là un effort infructueux que leur inspira le haineux esprit de parti. Dans un état d’incertitude et de souffrance, on éprouve un penchant naturel à tout ce qui inspire la mélancolie plutôt qu’à ce qui provoque la gaieté ; et lorsqu’en pareille circonstance le hasard vous place entre le spectacle de la tristesse et celui de la joie, il est rare que le premier ne soit pas préféré au second. Si alors un cortège funèbre et celui d’une noce venaient à se rencontrer, les manifestations de la joie seraient certainement beaucoup moins d’accord avec la disposition de votre âme que celles de la tristesse. Tels n’étaient pas au reste les sentiments qui animaient alors les cavaliers. Le chant religieux qui retentissait à leurs oreilles leur était trop bien connu ; trop souvent il avait préludé à leur défaite, pour qu’ils pussent, même au milieu de leur triomphe, l’entendre sans émotion. Il se fit tout à coup parmi les royalistes un moment de silence, dont bientôt ils parurent honteux et qu’interrompit brusquement le vieux et robuste chevalier sir Jasper Canbourne, homme d’une bravoure si universellement reconnue qu’il pouvait avouer des émotions que ceux dont la valeur n’eût pas été aussi incontestable n’auraient pu laisser voir sans imprudence.

« Diable ! » s’écria le vieux chevalier, « puissé-je ne jamais boire de bordeaux, si ce n’est pas là le même air sur lequel ces coquins à longues oreilles nous attaquèrent à Wiggan-Lane, et nous renversèrent comme le vent abat de fragiles roseaux. Sur ma foi, voisins, pour dire la vérité et faire honte au diable, cet air-là ne me revient qu’à demi. — Si je pensais que ces vauriens de têtes-rondes le fîssent entendre pour nous narguer, ajouta Dick Wildblood[3] de la vallée, je leur renfoncerais leur psalmodie dans la gorge avec ce gourdin. » Cette menace, appuyée de l’approbation de Roger Raine, l’ivrogne cabaretier qui tenait dans le village l’auberge des Armes de Peveril, aurait pu conduire à un combat général ; mais sir Jasper calma les esprits.

« Point de tapage, Dick, » dit le vieux chevalier au jeune franklin[4] ; « nous n’en voulons point, jeune homme, pour trois raisons : la première, parce que ce serait manquer à lady Peveril ; la seconde, parce que ce serait un attentat à la paix du roi ; la troisième, Dick, parce que si nous tombions sur ces misérables chanteurs de psaumes, tu pourrais fort bien t’en trouver plus mal que tu ne penses, mon garçon, ainsi que cela t’est déjà arrivé. — Qui, moi ? sir Jasper, s’écria Dick ; voudriez-vous faire croire que j’ai été étrillé par ces coquins ? Dieu me damne si cela m’est jamais arrivé, excepté dans ce maudit défilé où nous n’avions pas plus de front, de flanc et d’arrière-garde que si nous avions été des harengs entassés dans une tonne. — Ce fut pour cette raison, j’imagine, reprit sir Jasper, et pour remédier à cet inconvénient, que vous prîtes le parti de vous enfermer et de vous cacher, hommes et chevaux, dans les buissons que je battis avec mon bâton de commandant, ce qui vous obligea à en sortir ; et qu’au lieu de charger de front, vous tournâtes sur la droite, en courant aussi vite que vos jambes vous le permirent. »

Ce souvenir excita des éclats de rire aux dépens de Dick, qui était connu pour avoir plus de jactance que de courage, ou du moins qui en était soupçonné fortement. Le ressentiment, qui déjà s’éveillait parmi les royalistes fut heureusement calmé par la raillerie du chevalier ; et la cessation subite du chant qu’ils avaient été disposés à interpréter comme une insulte préméditée acheva de le faire disparaître complètement.

Le motif de l’interruption subite du chant religieux était l’arrivée des puritains près de la large brèche que jadis avaient faite dans les murs du château leurs canons victorieux. Les décombres et les bâtiments en ruine que traversait un sentier étroit et sinueux, semblable à ceux que les pas des voyageurs curieux tracent de loin à loin parmi les ruines de l’antiquité, semblaient avoir été disposés ainsi pour contraster fortement avec les tours grisâtres et massives que le temps ou les désastres de la guerre avaient respectées ; et cette vue était bien propre à leur rappeler les conquêtes qu’ils avaient faites sur leurs ennemis, et les chaînes dont ils avaient chargé les nobles et les princes.

Mais des sentiments plus convenables au motif de leur visite au château de Martindale s’éveillèrent dans le sein des plus rigides de ces sectaires, lorsque la maîtresse du château, encore dans tout l’éclat de la beauté et de la jeunesse, parut sur le haut de la brèche, accompagnée des diverses femmes de sa suite, pour recevoir ses hôtes avec les honneurs et la courtoisie que son invitation leur donnait droit d’attendre. Elle avait quitté les vêtements noirs que depuis plusieurs années elle portait constamment ; elle était parée avec toute la splendeur convenable à son rang et à sa naissance. Pour des joyaux, elle n’en portait point ; mais ses longs cheveux noirs étaient ornés d’une guirlande de feuilles de chêne entremêlées de lis. Le chêne était l’emblème du salut que le roi avait trouvé dans cet arbre[5], et le lis celui de son heureuse restauration. Ce qui rendait la présence de lady Peveril plus agréable encore pour ceux qui la voyaient en ce moment, c’était la vue de deux enfants qu’elle tenait par la main, et dont l’un était connu de tous les puritains pour être la fille de leur chef, le major Bridgenorth, enfant qui avait été rendue à la vie et à la santé par les soins presque maternels de lady Peveril.

Si sa présence et celle de ces deux enfants exercèrent leur salutaire influence sur les gens d’un rang inférieur, on doit croire que le pauvre major en fut presque accablé. La rigidité de ses principes et de son caractère ne lui permettait pas de fléchir le genou et de baiser la main qui soutenait la petite orpheline ; mais l’expression affectueuse de son salut, le tremblement de sa voix, l’éclat de ses yeux, parlaient à celle à qui il s’adressait d’une manière plus éloquente que n’aurait pu le faire la salutation la plus humble d’un Persan. Quelques paroles de douceur et de politesse exprimant le plaisir qu’elle éprouvait à revoir ses amis et ses voisins, quelques questions adressées avec le ton de l’intérêt aux principaux individus de cette compagnie touchant leur famille et leurs affaires, achevèrent son triomphe sur les pensées amères et les souvenirs dangereux qui veillaient encore dans le sein des puritains, et disposèrent chacun à se livrer aux plaisirs de cette réunion. Solsgrace lui-même, bien qu’il pensât que son caractère de pasteur et ses devoirs l’obligeaient à surveiller la femme amalécite et à déjouer ses ruses coupables, ne put échapper au charme contagieux : il fut si touché des paroles de paix et de bienveillance de lady Peveril, que sur-le-champ il entonna le psaume :

Jour heureux ! ô mon âme, chante
Cet instant marqué par le ciel
Où l’on voit sous la même tente

Fleurir les fils d’Agar et les fils d’Israël.

Lady Peveril accepta cette espèce de salutation comme un retour de politesse et de courtoisie, et conduisit elle-même cette partie de ses convives dans l’appartement où un banquet aussi copieux que recherché était préparé pour eux ; elle eut même la patience d’y rester pendant que maître Nehemiah Solsgrace prononça un bénédicité d’une longueur démesurée, comme introduction au dîner. Sa présence fut jusqu’à un certain point un obstacle au zèle du digne ministre, dont l’allocution fut beaucoup plus diffuse, plus obscure et plus embarrassée que de coutume ; car il sentit qu’il ne pouvait terminer sa prière, comme il avait coutume de le faire, par une supplique au ciel pour que le pays fût délivré du papisme, de la prélature et de Peveril du Pic ; oraison qui lui était devenue si habituelle, qu’après de vains efforts pour conclure par une autre formule, il fut enfin obligé de prononcer à haute voix les premiers mots de ce qu’il répétait chaque jour, et de murmurer le reste de manière qu’il fût inintelligible même pour ceux qui étaient le plus près de lui.

Le silence du ministre fut suivi de ce tumulte qui annonce l’assaut livré par une compagnie affamée à une table bien servie. Lady Peveril saisit cette occasion pour sortir de l’appartement et aller recevoir l’autre partie de ses convives. Elle sentait qu’il était grandement temps de s’occuper d’eux, et elle craignait que les royalistes ne fussent disposés à mal interpréter la préférence qu’elle avait jugé à propos de donner aux puritains dès leur arrivée au château.

Ces craintes n’étaient pas tout-à-fait sans fondement. En vain l’intendant avait-il arboré sur l’une des grandes tours qui flanquaient l’entrée principale du château l’étendard royal avec cette devise orgueilleuse : Tandem triumphans ! tandis que sur l’autre tour on voyait flotter la bannière de Peveril du Pic, sous laquelle la plupart de ceux qui s’avançaient alors avaient combattu pendant tous les désastres de la guerre civile ; en vain répétait-il à haute voix et avec emphase : « Soyez les bienvenus, nobles cavaliers, soyez les bienvenus, généreux gentilshommes ! » un murmure sourd circulait parmi eux, et il était facile de voir qu’ils trouvaient inconvenant que ces paroles de bienvenue ne fussent pas prononcées par la femme de leur ancien colonel plutôt que par un serviteur. Sir Jasper Cranbourne, qui avait autant de bon sens que d’esprit et de courage, et qui connaissait les motifs de sa belle cousine, à laquelle lui-même avait donné des conseils concernant cette réception, vit que la situation des esprits était telle, qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour conduire les convives royalistes dans la salle du banquet, où la bonne chère et le bon vin ne pouvaient manquer de faire une heureuse diversion à tous ces sujets d’aigreur et de mécontentement.

Le stratagème du vieux soldat eut un plein succès. Il s’empara du grand fauteuil de chêne occupé ordinairement par l’intendant, lorsqu’il recevait ceux qui avaient des comptes à lui rendre ; et le docteur Dummerar ayant prononcé en latin un bénédicité qui, par sa brièveté, ne fut pas jugé le moins bon de tous ceux qu’on avait entendus, sir Jasper exhorta les convives à aiguiser leur appétit en vidant à la santé de Sa Majesté une rasade aussi pleine que leur coupe pouvait le permettre. En moins d’un instant la salle retentit du choc des verres et des flacons. Un moment après, tous les convives étaient debout, immobiles comme des statues, le bras tendu, le verre à la main et le regard fixé sur sir Jasper. Le vieux chevalier, d’une voix claire et sonore comme sa trompette de guerre, porta avec emphase la santé du monarque, et ses paroles furent répétées en chœur par toute l’assemblée, jalouse de rendre hommage à son souverain. Un autre silence, pendant lequel chacun vida son verre avec un zèle édifiant, suivit ce toast ; puis une acclamation générale retentit d’une manière si bruyante, que non seulement les voûtes de la vieille salle tremblèrent en la répétant, mais qu’on vit même les guirlandes de chêne, les rameaux et les fleurs dont elle était décorée s’agiter comme si un vent violent eût soufflé dessus. Ce cérémonial accompli, l’attaque de la bonne chère dont la table était surchargée fut commencée immédiatement par les convives, excités à la fois et par la gaieté générale et par la musique ; car ils étaient suivis de tous les ménestrels du pays qui, de même que le clergé épiscopal, avaient été réduits au silence pendant tout le règne des prétendus saints et de la république.

L’occupation mutuelle de bien manger et de bien boire, l’échange de santés entre d’anciens voisins, qui avaient été compagnons d’armes dans le moment de la résistance, compagnons de souffrance dans celui de l’infortune et de l’humiliation, et maintenant compagnons de bonheur et de joie, chassèrent bientôt de leur mémoire le futile motif de mécontentement qui, dans l’opinion de quelques-uns, avait obscurci un moment la sérénité de ce jour de fête ; de manière que, lorsque lady Peveril entra dans la salle, accompagnée de ses enfants et suivie de ses femmes, elle fut accueillie par des acclamations dues à la maîtresse du banquet, à la dame du château, et à l’épouse du noble chevalier qui avait conduit au champ d’honneur la plupart d’entre eux avec une intrépidité et une valeur persévérante, dignes d’un meilleur succès.

Le discours qu’elle leur adressa fut court et noble, mais prononcé avec un tel accent de sensibilité, qu’il alla droit au cœur de chacun. Elle s’excusa de son apparition tardive en leur rappelant qu’il se trouvait en ce même moment au château de Martindale des hommes qui, d’ennemis qu’ils étaient jadis, se trouvaient transformés en amis, grâce aux heureux événements survenus depuis peu ; mais en qui ce dernier caractère n’avait pas encore eu le temps de se fortifier assez pour qu’elle pût sans imprudence négliger à leur égard le moindre point du cérémonial. Néanmoins, ceux auxquels elle s’adressait maintenant étaient les meilleurs, les plus chers, les plus fidèles amis de son mari ; c’était à eux et à leur valeur que Peveril devait les succès qui leur avaient valu ainsi qu’à lui tant de renommée pendant tous ces temps de malheurs ; c’était à leur courage en particulier qu’elle devait la conservation des jours de leur chef, de son époux, alors même qu’une défaite était inévitable. Quelques mots de félicitation sur l’heureux rétablissement de l’autorité royale terminèrent le discours qu’elle avait osé prononcer ; et, saluant avec grâce tous les convives qui l’entouraient, elle porta une coupe à ses lèvres, comme pour célébrer leur bienvenue chez elle.

Il restait encore à cette époque, surtout parmi les vieux cavaliers, quelque étincelle de cet esprit qui inspirait Froissart lorsqu’il déclarait qu’un chevalier sentait son courage redoubler quand il était animé par les regards et les paroles d’une femme belle et vertueuse. Ce ne fut que sous le règne qui commençait à l’époque dont il est question, que la licence sans bornes du siècle, introduisant partout la débauche, dégrada le caractère des femmes et les avilit au point de ne plus les faire regarder que comme des instruments de plaisir. Le débordement des mœurs ôta à la société l’un de ses plus grands charmes ; car dès lors il n’y régna plus cet enthousiasme généreux pour le beau sexe, ce noble sentiment, véritable aiguillon qui excite à la gloire et aux belles actions, et qui est supérieur à toute autre impulsion, excepté celle de la religion et du patriotisme. Les voûtes de l’antique salle de Martindale retentirent d’acclamations plus bruyantes et plus éclatantes encore que celles dont elles avaient déjà tremblé ; et les noms de Peveril du Pic et de sa dame furent proclamés au milieu des souhaits de prospérité que les convives firent entendre en agitant en l’air leurs toques et leurs chapeaux.

Ce fut sous de si favorables auspices que lady Peveril s’éclipsa de la salle et laissa le champ libre aux démonstrations de la joie. La bruyante allégresse des cavaliers est facile à concevoir, puisqu’elle avait les accompagnements ordinaires du chant, des bons mots, des toasts et instruments, auxiliaires aimables qui, presque dans tous les temps et dans tous les pays du monde, ont toujours été le cortège des festins et des fêtes. Quant à la gaieté des puritains, elle était d’un tout autre caractère et beaucoup moins étourdissante : on n’entendait parmi eux ni chansons, ni joyeuses plaisanteries, ni musique, ni toasts ; et, pourtant, ils ne paraissaient pas moins jouir à leur façon des douceurs terrestres vers lesquelles la fragilité humaine porte l’homme extérieur. Le vieux Whitaker prétendit même que, bien qu’ils fussent beaucoup moins nombreux que les cavaliers, ils consommèrent presque autant de vin d’Espagne et de Bordeaux que la joyeuse compagnie qui était à quelques pas d’eux. Mais ceux qui connaissaient les préjugés de l’intendant contre les puritains inclinaient à penser que, pour obtenir un tel résultat, il avait porté la somme de ses libations personnelles (article important) au compte général des libations presbytériennes.

Sans adopter une opinion aussi scandaleuse et aussi partiale, nous dirons seulement que, dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, le peu d’indulgence que les puritains accordaient à leurs penchants, la sévérité de leurs mœurs, contribuèrent à aiguillonner puissamment le sentiment du plaisir, et que ceux qui faisaient de l’abstinence, ou au moins de la modération un principe religieux, jouirent d’autant mieux des douceurs de cette réunion, que rarement il s’en présentait à eux de semblables. S’ils ne se portèrent pas réellement des santés les uns aux autres, ils prouvèrent au moins, par leurs regards, leurs signes et le mouvement de leurs verres, qu’ils éprouvaient tous en commun le même plaisir, et qu’ils le trouvaient rehaussé par la certitude de le partager avec leurs voisins et leurs amis. La religion, comme le principal objet de leurs pensées, devint aussi celui de leur conversation, et, partagés bientôt en plusieurs groupes, ils discutèrent divers points de doctrine et de métaphysique, pesèrent le mérite de différents prédicateurs, comparèrent les articles de foi de différentes sectes, et citèrent l’Écriture à l’appui de celle qu’ils favorisaient.

Ces débats donnèrent lieu à quelques contestations qui auraient peut-être été plus loin que la bienséance ne le permettait, sans l’intervention prudente du major Bridgenorth. Il étouffa également à sa naissance une querelle qui s’élevait entre Gaffer Hodgeson de Charnelycot et le révérend M. Solsgrace, sur la question délicate de savoir s’il était permis à chacun de prêcher comme s’il était ministre ; et le major ne jugea ni prudent ni convenable de céder au désir manifeste de quelques-uns des plus chauds enthousiastes de l’assemblée, qui étaient fort disposés à donner aux assistants une idée du talent particulier qu’ils avaient reçu du ciel pour improviser des exhortations et des prières.

Ces absurdités, nées de l’hypocrisie ou de l’enthousiasme, appartenaient au temps ; et, bien que le major dût y être soumis comme les autres, il eut assez de bon sens pour reconnaître qu’elles ne convenaient ni au lieu ni à la circonstance.

Ce fut encore par son influence que la compagnie se retira de bonne heure ; et il y avait déjà long-temps qu’ils avaient quitté le château, que les cavaliers n’avaient point encore donné le dernier essor à leur joviale folie. Cette retraite causa la plus vive satisfaction à lady Peveril ; elle redoutait les conséquences fâcheuses qui auraient peut-être eu lieu, si les deux compagnies, se retirant au même moment, étaient venues à se rencontrer.

Il était près de minuit lorsque la plus grande partie des cavaliers, c’est-à-dire ceux qui furent en état de partir sans le secours de personne, reprirent le chemin du village de Martindale-Moultrassie, à la clarté d’une pleine lune propre à favoriser leur retraite et à prévenir toute espèce d’accident. Leurs cris de joie et le refrain qu’ils chantaient tous en chœur :

Le roi reprendra sa couronne,


furent entendus avec un plaisir réel par lady Peveril, qui se félicitait de ce que la fête s’était terminée sans aucun événement fâcheux. Les réjouissances n’étaient cependant pas encore tout à fait finies, car les cavaliers, dont les têtes étaient échauffées, ayant rencontré dans la rue quelques villageois encore éveillés, et réunis autour d’un feu qu’ils avaient allumé, se mêlèrent parmi eux, envoyèrent chercher aux Armes de Peveril, chez Roger Raine, l’honnête cabaretier dont on a déjà parlé, deux barils de vieille bière, et leur prêtèrent leur puissante assistance pour les boire à la santé du roi et du loyal général Monk. Les éclats de leur joie troublèrent long-temps le petit village, et y jetèrent même l’alarme pendant un moment ; mais il n’est point d’enthousiasme capable de résister toujours aux influences de la nuit et aux effets de libations copieuses. Le tumulte des joyeux royalistes fit enfin place au silence ; la lune et le hibou restèrent souverains paisibles de ces lieux, où le seul monument qui s’élevât avec orgueil au-dessus des autres habitations était la tour gothique de l’église, dont le sommet blanchâtre dominant un groupe de chênes noueux n’était visité que par l’oiseau nocturne et les rayons argentés de la lune.



  1. Voir le drame de Shéridan, intitulé le Critique. a. m.
  2. Il dénonça cent prêtres, d’où lui vint le surnom de Century. a. m.
  3. Mot qui veut dire sang sauvage. a. m.
  4. Nom que les Normands donnaient aux anciens barons ou thanes saxons d’Angleterre, comme on le voit dans Ivanhoe. Cette noblesse agricole fait valoir elle-même ses terres. a. m.
  5. Charles II, poursuivi par les républicains, s’était réfugié et tenu caché sur un chêne : ce qui le sauva. a. m.