Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/25

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 301-307).
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XXV


Prospérité publique. — Les affaires marchent. — Les masques. — Le Grand Chabannais. — Chabannais républicain. — Couronnement du régime de l’Assiette au beurre.


Les Blanqhu étaient oubliés. Il ne restait que Mme de Sainte-Ernestine et M. Tagnaux, agent d’affaires, rue Saint-Lazare, qu’on rencontrait chaque soir dans les brasseries à femmes, en quête de coucheuses égrillardes, pas cher ; car Agénor était devenu pingre comme Harpagon.

Les affaires marchaient.

La dette publique de la France était de quarante milliards. Ceux qui l’avaient corsée, se dépêchaient de la porter à cinquante milliards avant la débâcle. On s’accommoderait ensuite avec n’importe qui, disposé à passer l’éponge sur leur passé.

C’est de la haute politique ; il n’y a que les très hautes intelligences qui peuvent la comprendre.

Ceux qui en sont la dupe ne la comprennent même pas du tout ; c’est pourquoi on s’en fout généralement en France.

La Caisse des Reports Hypothécaires Universels avait fait faillite. Ce fut une bonne affaire pour le Syndicat métallique ; la propriété immobilière tomba de trente pour cent.

Chaudron, qui avait endossé le paquet moyennant quelques centaines de mille francs, profita du départ du premier paquebot pour aller relever la colonie d’Azara.

Ce fut une perte pour la France.

Il aurait bien voulu emmener Me  Cordace, qui venait de vendre son étude et dont la société le charmait, mais l’ex-notaire soignait son élection à la députation à Corbins-les-Cornus. Il se devait à beaucoup de hautes et petites bourgeoises, envers lesquelles il avait des obligations infinies. Il avait ses pantoufles chez Aglaé, sa robe de chambre chez Mme Picardon, il déjeunait chez Mme Escafion, il dînait chez Mme Toutenlair, couchait avec les quatre et beaucoup d’autres. Il ne voyait pas bien ce qu’il pouvait gagner au change avec Mme Chaudron, mère de quatorze fils dont son mari était le treizième de père.

Il y a des situations qu’on ne brise pas à moins d’être un parfait réactionnaire.

Ce qui marchait surtout, c’était le chabannais de la Sainte-Ernestine.

Un simili du père La Pudeur en était le protecteur officiel. Cela lui faisait de belles rentes : dans les milieux parlementaires d’affaires, l’argent n’a pas d’odeur.

Aglaé, sortie du monde dans lequel elle s’était introduite en contrebande, savait que, malgré ses millions, la porte lui en était fermée pour toujours. Mais elle avait judicieusement pensé qu’elle pouvait se faire une grande situation dans la haute bourgeoisie, en s’appuyant sur les Métalliques, en en adoptant les mœurs et en s’associant à leurs opérations.

Ses instincts de femme d’affaires s’étaient développés jusqu’au point où elles excluent le truquage et où l’esprit a acquis la conception des grandes opérations, turpides ou autrement… Les affaires sont les affaires.

Son cœur ne s’était pas racorni au contact du métal, bien loin de là ; il s’était au contraire agrandi de toutes ses aspirations de luxe, de plaisir et de volupté qu’elle pouvait maintenant satisfaire ; c’était une sorte de Dubarry enorgueillie d’être la maîtresse des Métalliques, rois de la France.

Elle était viveuse et jouisseuse jusqu’au bout des ongles ; mais blasée, corrompue, il lui fallait des amours pimentées et des plaisirs raffinés.

La prostitution était trop dans son sang pour l’abandonner jamais, et sa lubricité cérébrale lui faisait trouver un charme infini à provoquer celle de toutes les femmes avec lesquelles elle se trouvait en rapport d’amitié, d’affaires ou comme protectrice. L’abandon du corps aux baisers et aux caresses du nombre lui paraissait le suprême idéal féminin. La révélation de nouvelles turpitudes lubriques de ses amants ou qui lui étaient révélées par ses amies, l’empaumait jusqu’au délire.

Le dilettantisme des suprêmes luxures lui avait seul inspiré la création de son chabannais.

Elle ne connaissait rien de la volupté rayonnante, exubérante, gaie et franche, qui élargit la vision et le sentiment de l’existence, jusqu’au point où elle se fond avec l’idéal paradisiaque, par laquelle les viveurs du grand monde se relèvent du blasement et échappent aux vices de l’oisiveté ; elle n’en comprenait que les fureurs, les pratiques fauves et les corruptions.

Les mignardises et les éclairs de feu sombre qui animaient félinement les yeux des grandes et petites bourgeoises auxquelles elle racontait les prouesses et, aussi, les animalités de ses amants, lui révélaient les hypocrisies de leur chair et de leur cœur, bientôt déclarées, lorsqu’elle les mettait en communication avec le sigisbée ou le protecteur métallique.

Les vices et les vertus de la femme de la bourgeoisie se confondent au point qu’il est impossible au psychologue le plus observateur de les distinguer les uns des autres. Il y a du vice dans sa vertu et de la vertu dans ses vices, d’où la bizarrerie de son tempérament, de ses goûts, les âcretés de son caractère et les impressions de ses passions. Ce qui lui plaît le mieux dans l’amour, c’est de se montrer nue. Mais quand, exacerbée, les fureurs voluptueuses l’électrisent, elle se révèle par une science érotique que rien n’arrête jusqu’aux dernières pâmoisons.

Elle est trop théâtrale pour être estimée, trop jalouse pour être longtemps aimée.

Les hommes qui fréquentaient son chabannais, l’étonnaient souvent par leur science turpide, la bestialité de leurs désirs et la rogue de leur crapulisme.

Toutes les hypocrisies, les coquineries et les bassesses profondes des âmes bourgeoises y venaient s’y démasquer, en leur sanie de vices, pour reprendre haleine : les vieillards en sybarites des basses luxures, les virils en une libidinosité gluante, les jeunes en leur lubricité atavique.

Les respectabilités dont l’honorabilité est faite de cent gredineries journalières, haussées au dehors par la décoration, l’affiliation aux œuvres de Bonnes Mœurs, de la Morale Française, du Relèvement des femmes perdues, etc., venaient s’y abattre, à plat ventre, rauquant, satyres affolés de l’immonde, sur des vaches, vaches eux-mêmes.

Les cyniques s’y révélaient dans leur impudique jargon, dans leur crapulisme. Parmi eux, se comptaient des membres de la philanthropie officielle ou privée qui étaient montés dans les chambrettes, les galetas et les mansardes, pour y polluer les secourues, l’aumône à la main, et des moralistes que l’Académie avait couronnés.

Les blasés et les impuissances séniles y faisaient travailler les femmes, jouissant des yeux, le cerveau plein d’images obscènes.

Le chabannais faisait de l’or des ordures sociales, peinturées au soleil des couleurs de toutes les vertus.

Tout cela grouillait dans la société, industrieux des pirateries macabres, austère : faux ménages, faux bonshommes, faux apôtres, sans foi, sans Dieu.

Les affaires marchaient, roulées par des torrents de boue.

Aglaé Matichon-Blanqhu de Sainte-Ernestine était heureuse. Elle était reine du vice. Son cœur se dilatait dans les encensements à son or et à sa putanité.

Les Métalliques préparaient l’avènement d’un Sabot XXXXIe : celui du grand Picardon.

La débâcle s’annonçait.

Tout ce qui portait un nom suspectable dans la politique, le fonctionnarisme, la magistrature, le clergé soumis et l’armée, possédait une lettre, au chiffre rouge ou bleu, des prétendants, leur garantissant l’avenir.

L’Étranger couronnait de fleurs les bœufs gras destinés à l’abattoir.

Le carnaval de la République battait son plein.

Le grand Paris-Éros, qui vit de soleil, de fleurs, de bruit, de lumières et d’orgies, se foutait du pour et du contre, du tiers et du quart.

Après lui, la fin du monde.