Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/24

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 291-299).
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XXIV


Une comédie judiciaire. — Les épreuves d’un notaire. — Me  Loyal. — Une bonne affaire. — La Blanqhu s’amène au Palais. — Une pierre dans une mare aux grenouilles. — La clôture d’une mystification.


En rentrant à son hôtel, Me  Cordace trouva dans son courrier une lettre de son clerc, l’avisant que le Parquet de la sous-préfecture s’était présenté à l’étude pour y opérer des perquisitions, en vertu d’une commission rogatoire du Parquet de Paris, et que sa présence était réclamée à Ambrelin pour l’exécution du mandat judiciaire, auquel il avait été sursis.

Il prépara aussitôt sa valise et se fit conduire à la gare d’Orléans, où il se fit servir à déjeuner après s’être pourvu des journaux du matin.

Tout en mangeant, il déplia le Rouspettard.

La lecture des détails le rassura complètement : le scénario révélait l’idée maîtresse de mystifier et d’endormir le public.

Dans le train qui l’emportait vers Ambrelin, il parcourut les huit ou dix journaux dont il s’était pourvu.

Leurs reporters lui parurent phénoménaux. Avec eux, tous les x des situations les plus compliquées étaient résolus. Ils possédaient la triple et la quadruple vue, un acoustique universel. Le détective le plus madré était une mazette à côté d’eux.

Ils donnaient tous les détails de l’affaire, sans en oublier le vase de nuit en or massif de la Blanqhu. Ils suivaient les propriétaires de l’hôtel Fornicula dans leur fuite à travers l’Europe, en passant par la Grèce, la Turquie, la Russie, puis au Kamtchatka, dans les deux Amériques, en Chine et au Japon.

Dans toutes les affaires d’escroquerie retentissantes, où il y a une femme, les reporters ont toujours un vase de nuit, en or ou en argent, à offrir au public.

Enfin, cela amuse les bons Français, qui ne savent plus s’ils doivent rire ou pleurer.

Cette prose vaut infiniment mieux que celle de la pipelette La Pudeur, quoiqu’elle soit du même tonneau.

— Tout va bien, se dit Me  Cordace en repliant son dernier journal.

Rentré chez lui, il télégraphia au Parquet commis, qu’il se tenait à sa disposition.

Celui-ci arriva le lendemain en corps, accompagné de trois agents de la Sûreté de Paris, probablement chargés de faire disparaître ce qui aurait pu embrouiller le plan conçu par les Métalliques et le Gouvernement.

Naturellement, on ne trouva rien se rapportant à l’affaire. Mais, un Parquet, si modeste qu’il soit, doit toujours, comme les chiens dressés pour la maraude, rapporter quelque chose, ne fût-ce qu’un os ; les vieux papiers trouvés dans le galetas, la cuisine et les cabinets d’aisances, furent, pêle-mêle, placés sous scellés.

Pendant l’opération, le notaire reçut une convocation de Caméléon de Lentrecôte, l’un des trois juges commis pour instruire l’affaire, une convocation à son cabinet pour la huitaine.

Un juge d’instruction, c’est l’ombre ; trois, c’est la bouteille à l’encre.

Me  Cordace profita des quelques jours de répit qui lui étaient laissés, pour installer un maître clerc, vieux routier du notariat, auquel il confia la direction de son étude. Paris allait désormais être son champ d’action.

Ses derniers arrangements pris, il reprit le train pour la Ville-Lumière, à laquelle on fait voir tant de chandelles, pour s’entendre avec Me  Loyal, son avocat.

Les mœurs judiciaires sont assez connues pour que j’appuie sur les fumisteries, les intrigues, les tripatouillages et les coups de Jarnac qui se pratiquent au Parquet de Paris.

Me  Cordace avait dépouillé le joyeux notaire.

Il se présenta grave, solennel au cabinet de Caméléon de Lentrecôte, qui, après l’avoir interrogé, le renvoya à son collègue Farfouil, qui s’en déchargea sur son camarade Serpoint.

Après s’être consultés, les trois Gaspards l’inculpèrent et le firent incarcérer.

Le lendemain, après une promesse de remboursement des prêteurs trompés par son intermédiaire, il fut élargi.

Le surlendemain, il fut réincarcéré.

Le soir, il fut reélargi avec ordre de se tenir à la disposition de la justice (sic).

La justice (re-sic) avait saisi, à l’hôtel Fornicula, deux sacs de vieux journaux, de gravures de modes et un lapin en plâtre, ainsi qu’un catalogue du Louvre, que la pipelette La Pudeur avait autrefois dénoncé comme contraire aux bonnes mœurs.

Avec les documents saisis à Ambrelin, au domicile du notaire, cela faisait bien cent cinquante kilos de vieux papiers, plus le lapin.

Le tout fut rangé dans sept cents dossiers, cotés, paraphés, scellés, avec accompagnement de procès-verbaux charivaresques.

Pendant sept mois, Me  Cordace assista, avec le sérieux d’un notaire qui procède à une liquidation après décès, à ce déballage et réemballage nauséabonds.

Me  Loyal, qui assistait l’inculpé, en avait attrapé une migraine abrutissante.

— C’est de l’esbrouffe, c’est stupide, c’est même canaille, disait-il à son client, mais c’est encore ce que j’ai vu faire de mieux par la magistrature depuis que je la connais.

— Le fait est qu’elle ne gagne pas à être vue de près, avait sceptiquement répondu le notaire. Mais je me demande ce qui porte ces façons de Robert-Macaire à faire cette infecte besogne.

— Leurs instincts mauvais, parbleu ! leurs âpretés bourgeoises, les ambitions de l’arriviste, ce qui tente les besogneux, sans autre énergie que pour l’intrigue et la servilité : l’argent et la vie facile. La majorité de ces Escobars judiciaires sont entrés dans la carrière dans les plus exécrables conditions, sans sentiment aucun du devoir ; par conséquent, faciles à toutes les corruptions, à toutes les abdications de la conscience, atrabilaires, mauvais et inconscients par profession et par éducation du milieu où ils opèrent. Heureusement que les arguments de droit divin qui protège encore l’édifice vermoulu s’abîment chaque jour. Retour de la justice immanente, ce sont les basses passions que la magistrature sert, qui la démolissent chaque jour, dans leurs anathèmes contre les principes sur lesquels elle repose et qui ont fait sa force pendant douze siècles. Mais l’arbre est pourri jusqu’à la racine, le système condamné par tous les penseurs. La justice humaine, c’est le jury ; la magistrature officielle n’en est que la caricature, sinon la négation. Aux hommes du texte louche, bancal, il faut substituer les hommes de la conscience : le Jury.

— Si la magistrature vous entendait, cher maître, elle reprendrait peut-être conscience du sentiment de son devoir, de sa haute mission dans la société.

— Vous vous trompez étrangement ; elle me traiterait en bête féroce et me déshonorerait par arrêt, après m’avoir déshonoré par insinuation. Elle a en horreur ceux qui lui parlent de devoir, à plus forte raison ceux qui lui rappellent ses crimes, ses massacres d’innocents, ses coupes sombres exécutées par ordre, ses infâmes compromissions et toutes les choses horribles à la raison, qui l’ont rendue l’objet de l’exécration de tout ce qui pense, qui a du cœur. Le magistrat démasqué ne pense qu’à se venger, et il se venge avec la férocité lâche que lui donne l’assurance de son irresponsabilité.

Ces paroles auraient peut-être communiqué des résolutions salutaires à son client, en lui inspirant un retour sur son passé, mais Me  Cordace pensait à ce moment aux moyens d’arriver à faire accepter une transaction à trente pour cent à ses prêteurs de l’héritage Blanqhu et à ceux d’Agénor, les autres s’étant arrangés pour se rembourser sur la masse des citoyens français qui ne chante plus, mais qu’on tond toujours comme au temps de Mazarin. D’ailleurs, il s’en foutait ; il ne demandait qu’à sauver sa mise.

Il croyait que c’en était fini, après sept mois, de la mise en scène de la comédie judiciaire : il se trompait.

Sur un ordre du bloc ministériel, la revue des dossiers Blanqhu recommença.

Le notaire s’empressa de conclure avec ses prêteurs et ceux d’Agénor.

Ce fut une bonne affaire pour lui.

Néanmoins, l’instruction se continua pendant encore huit mois.

Tout le monde en avait plein le dos de l’affaire Blanqhu, le public, les Métalliques, le gouvernement et surtout l’intéressée, la géniale Aglaé dont les dossiers se gondolaient et étaient autrement suggestifs que ceux du Parquet.

Ce fut alors que se produisit le coup de théâtre qui fut cause de la première attaque d’apoplexie de Sabot XXXXe.

Un groupe politique d’affaires, à la tête duquel se trouvait le Renard de la Justice, s’étant entendu pour faire chanter la Blanqhu, avait combiné de faire recommencer l’instruction sur la nouvelle base d’accusation de faux en matière de testament.

Prévenue, Aglaé, après un conciliabule avec ses amis du Syndicat des Métalliques, se présenta inopinément, au cabinet de Caméléon de Lentrecôte, pour réclamer des juges.

Réclamer des juges, au Palais : la bonne blague ! Il y a longtemps que le dernier est mort.

Le juge d’instruction fut tellement atterré de la fugue de la femme que, trois jours auparavant, il tenait amoureusement pressée dans ses bras, qu’il en resta un moment paralysé de la langue et du cerveau.

Il fallait cependant sauver la situation.

Il le comprit bientôt en se reprenant.

— Que venez-vous donc faire ici, Madame ? Personne ne vous y a appelée, dit-il perplexe et ému.

— Me mettre à la disposition de la justice… forte de ma conscience et par respect pour la magistrature, répondit-elle belle de cynisme et d’impudence railleuse.

Si Caméléon de Lentrecôte avait été seul, il l’aurait embrassée ; il la trouvait tout simplement sublime.

Mais son secrétaire le regardait, les lèvres gouailleuses.

— Partez vite ! Dans quelques jours, il sera rendu une ordonnance de non-lieu en votre faveur, la supplia-t-il.

— Il y a huit mois qu’on me promet cette ordonnance de non-lieu, et maintenant, au lieu de cela, on veut me faire chanter. Non, je veux des juges.

— Mais où diable voulez-vous que je les prenne ; vous savez bien que c’est impossible !

— Je vais alors aller voir le Procureur général. Je veux enfin savoir qui on trompe ici.

En un autre lieu et en un autre moment, le juge d’instruction aurait répondu : Tout le monde. Il se contenta de lui présenter un fauteuil, en lui disant qu’il allait consulter son chef au Parquet.

Lorsque le Procureur général apprit la présence de la Blanqhu au Palais, il faillit se trouver mal.

Il téléphona immédiatement à Sabot XXXXe, qui, après avoir soufflé de bâcler l’affaire par une ordonnance de non-lieu, alla s’affaisser dans un fauteuil devant son bureau, en scandant :

— Sacrée garce, dans quel pétrin elle nous met !

Aglaé, rassurée, quitta le Palais, entourée de la haute considération de Caméléon de Lentrecôte et de son chef.

Qu’a-t-il manqué à ses émules pour aboutir au même résultat ? Une même entregence prostitutaire et quelques bons dossiers… des vrais.