Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/23

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 281-290).
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XXIII


Où on se comprend et se reprend, sans explication. — Une femme géniale qui se révèle. — Les persuasions de la peau. — Il fait bon de vivre. — Un dîner politique. — Le désir d’une femme se satisfait toujours.


— À nous deux, maintenant, mon cher Cordace. Déballons vite ce que nous avons sur le cœur, qu’il n’en soit plus question, fit la Blanqhu aussitôt que Picardon eut refranchi la grille d’entrée de l’hôtel. Tu m’en veux, hein ?

Elle avait repris le ton et les manières de buveuse de champagne des restaurants de nuit. La peau lui brûlait de se recoller à celle de son amant de cœur.

— Il y a de quoi ! Après tous les lapins que tu m’as posés… m’en faire courir un jusqu’au Gran-Chaco, expliqua le notaire, intérieurement charmé de retrouver son Aglaé bonne fille.

— Où tu n’es pas allé, fumiste.

— Mais où j’aurais pu aller, si je n’avais pas appris à temps la débâcle de ton système.

— Plains-toi, on te fait un pont d’or ; la fortune et les honneurs t’attendent.

— Peut-être, mais il y a cette affaire de l’instruction. C’est moi qui écope.

— Bah ! une pinte de vinaigre à boire, tout cela tournera en os de boudin. J’ai mes assurances.

— Tu es assurée contre les dents de ces requins ; tu devrais bien me donner l’adresse de la Compagnie ?

— J’ai pris mon assurance solidaire pour deux.

— Tu devrais bien dire pour trois, car ton mari en est, je crois. Mais où perche-t-il, cet incomparable Agénor ?

— Nous faisons ménage à part : te voilà maintenant à ton aise avec moi. Je l’ai collé rue Saint-Lazare, avec une agence d’affaires sur le dos, qui lui donne assez de tintouin pour qu’il ne vienne plus nous assommer de ses rengaines. Quand il m’aura déniché et racheté toutes les signatures protestées des magistrats et des politiqueurs qui roulent sur la place de Paris, dans les bureaux des hommes d’affaires et chez les usuriers, il pourra se reposer ici ou ailleurs.

— Et c’est toi qui rachètes ces créances dont je ne donnerais pas quatre sous ?

— Il faut bien payer la corde de ceux qu’on veut étrangler. Mais ce sera dans les prix doux : je me fie à Agénor pour cela.

— C’est tout à fait dans ses moyens.

— J’ai aussi créé la Caisse des Reports Hypothécaires Universels, où j’ai casé mon revenant de beau-frère comme directeur. Cela va faire marcher les affaires.

— Les affaires des Métalliques : Escafignon, Robidilliard et Cie. Cela va devenir épique.

— Je tiendrai bientôt tout ce monde-là sous ma coupe.

— Tu es renversante.

— Ce n’est pas tout. Je suis en train de monter un chabannais comme on n’en a pas idée en France. Un chabannais de famille, où on trouvera des femmes, les plus appétissantes, à gogo, et du champagne à l’œil. Tu vas voir y abouler tous les apôtres de la morale et les guignols de la République. Ce sera crevant. Vais-je assez les abrutir, ces cocos-là !

— Mais à ce compte-là, tout ton argent va filer !

— Au contraire, il va accoucher de petits comme des lapins. D’ailleurs, tu ne vas pas t’imaginer que je me suis donné tant de peine à amasser le magot pour l’enterrer dans une cave. Les affaires, vois-tu, c’est comme le champagne, ça grise délicieusement. J’ai ça dans les veines. C’est Agénor qui m’a révélé ma vocation ; j’ai vite marché seule. Que dis-tu de mon parc ? Délicieux, hein ! pour courir la biche par les nuits chaudes ? Toutes les folies et à l’abri de toute indiscrétion. On va s’en donner de la liberté, de l’égalité et de la fraternité !

— Tu es toujours aussi rosse et aussi chauffeuse.

— Tu verras ça cette nuit.

— Tu sais que j’ai déjeuné avec ton beau-frère, ton Bernabé Bastringos du testament.

— Il t’a tout raconté ?

— Oui, c’est à se tordre, une vraie histoire de brigand.

— Je l’avais tuyauté, pour préparer notre réconciliation.

— Je te reconnais bien là : tu es le plus adorable chameau que j’aie encore rencontré.

— Un chameau qui porte la tour d’ivoire républicaine sur le dos.

— Tu deviens lyrique. Tu lis donc ?

— La politique et la morale : il n’y a rien de tel pour se faire à la grande canaille.

— Tu sais aussi qu’on doit perquisitionner chez moi.

— Tu n’as pas fait la bêtise d’y laisser traîner tes affaires ?

— Tout a été brûlé : on n’y trouvera que les dossiers de mes clients, mes vieilles chaussettes et mes faux-cols.

— Je me fie à toi : tu n’es pas non plus le dernier des roublards. Puisque tu sais tout, inutile de revenir sur le passé, que pour nous entendre sur l’avenir. Nous allons reprendre nos joyeuses habitudes. Je te donne mes nuits du dimanche et du jeudi, et tous les jours quand tu voudras. Pour les autres nuits, je les dois au succès de mes opérations.

— Tu es géniale ; un général ne s’y prendrait pas mieux pour préparer le sort d’une grande bataille.

— Hein ! que ta petite Aglaé n’est pas une bête. Viens voir ma chambre avant qu’on nous serve : une bonbonnière où il fait doux de faire dodo.

La Blanqhu était cramoisie de désirs ; Me Cordace avait bien déjeuné et l’aiguillon de la chair, dont parle saint Paul, le tourmentait.

Quand ils revinrent au salon, Aglaé était vêtue d’une robe de chambre : un fouillis de dentelles, sans chemise.

Le dîner était digne d’une petite maîtresse de la Régence. Il se passa en joyeuses beuveries, en folies voluptueuses et en conversations d’une rosserie charmante.

Le soir, les deux amants se promenèrent dans le parc. La nuit était tiède, les parfums végétaux, distillés dans l’air, enivraient, Me Cordace, caressant sous le fouillis de dentelles dont elle était revêtue la croupe veloutée de sa maîtresse, pensait qu’il fait bon de vivre dans la joie du cœur et le j’m’enfoutisme de l’âme.

Quand l’Aurore aux doigts de rose ouvrit les portes de l’Orient, les deux amoureux étaient vannés.

Quand ils se réveillèrent, un soleil éblouissant dorait l’hôtel et le parc.

Me Cordace pensa au dîner de Picardon.

— Je crois, chérie, qu’il est temps de nous lever. Le temps de déjeuner et de passer à mon hôtel m’habiller, je crois que j’arrivai juste à l’heure pour m’exécuter envers notre ami, dit-il à Aglaé rêvant les yeux grands ouverts, la tête reposant sur l’oreiller garni de dentelle.

— Mme Picardon va te chauffer. Observe-toi pour ne pas faire d’impair et garde-toi à carreau. Tu connais combien elle est roublarde, expliqua sa maîtresse en s’accoudant sur son bras nu, galbé pour le modelage.

— Je m’attends à tout, c’est assez te dire que je suis prévenu contre tout.

— Chauffe-la à ton tour : on ne peut pas savoir.

— Je ferai de mon mieux. Mais après toi, tu sais, ce sera du réchauffé.

— On ne peut pas savoir. Mme Picardon a du talent.

— Enfin, nous verrons. Je saurai de quel bois on se chauffe là-bas.

Le déjeuner fut encore du bon temps.

Il était 3 heures, lorsque le notaire quitta l’hôtel de Neuilly.

Le dîner des Picardon était politique, c’est-à-dire que toutes les vertus en étaient exclues.

Le notaire fut reçu par Mme Picardon de la façon la plus charmante. Il y eut entre elle et lui un serrement de main très collant.

La femme de l’avocat-député n’était ni moins appétissante ni moins suggestive que la Blanqhu ; c’était deux fleurs du même terreau. Ce qui manquait à Mme Picardon pour la rendre aussi désirable que sa rivale, c’était le jeu de la physionomie, l’attraction du fluide prépondérateur de la passion. C’était une femme toute de calcul qui ne s’animait réellement que dans les bras des monstres de la volupté. Autrement, au lit, c’était une causeuse.

Me Cordace avait, par la marquise de la Fessejoyeuse, la réputation d’être organisé pour toutes les luttes de l’amour. Il y a longtemps que Mme Picardon le désirait.

Comme femmes, il n’y avait à table qu’elle et un ex-procureur impérial, devenu sénateur, une très vieille femme à tête de vieille garde. Encore celle-ci portait-elle des culottes. Elle n’avait donc aucune crainte de se voir disputer le joyeux notaire.

Tous les députés invités étaient ministrables. Leurs capacités réelles auraient pu tenir dans un dé à coudre, mais leurs appétits se cubaient à la tonne. Tous disposés aux pires besognes, on pouvait compter sur eux pour les derniers cambriolages. À part l’ex-procureur impérial, crocodilien de nature, ils pouvaient passer pour des hommes… des forêts vierges d’Afrique. Ils se flattaient d’avoir mangé du curé. Cela se sentait à leur odeur.

Il y avait trois juifs, trois protestants et trois chrétiens qui ne protestaient plus ; en tout, neuf coquins.

C’étaient les futurs membres d’un grand ministère.

Quelques-uns pouvaient porter la croix sur la poitrine : tous l’avaient sur le dos. Gens charmants, en somme, qui auraient très bien fait à la potence.

Ils parlèrent de Chapeau vi et de Sabot XXXXe en pronostiqueurs de pressions météréoliques et de cyclones des profondes vidanges.

Chacun trouvait bête comme choux ce que les autres disaient, mais chacun s’entendait parler avec admiration.

Le notaire fut interrogé sur ses opinions.

Il déclara se ranger à celles de la majorité des convives.

Il fut trouvé bon pour le service de la bande. C’était un pur, un frère.

Me Cordace s’en foutait.

Puis, on parla des Métalliques ; des gens à piller. Mais le morceau fut trouvé trop gros, trop coriace. On convint qu’il valait mieux s’accorder avec eux.

On se rabattit sur de plus minces personnages.

Les couvents furent trouvés d’une proie plus facile. On ferait son petit 93, et on se partagerait leurs dépouilles au nom des éternels principes des détrousseurs de grandes routes. Si le pape réclamait, on l’enverrait se faire f… ! Beaucoup d’éloquence du reste, un charabia de Cour des Miracles.

Mme Picardon en avait mal à la tête, mais Me Cordace lui servait de lénitif ; leurs genoux se touchaient.

Au départ des sempiternels raseurs parlementaires, que l’avocat-député accompagna pour se rendre à un meeting d’apaches politiquailleurs, où il devait prendre la parole, sur le coup de minuit, sa femme retint le notaire pour lui tenir société.

Les autres pensèrent que Mme Picardon voulait embobiner le notaire à la politique de son mari.

Quand ils furent partis, celle-ci pressant la main de son compagnon avec tendresse, lui dit :

— Savez-vous, Monsieur Cordace, que je vous aime bien.

— Je vous remercie infiniment des bons sentiments que vous me manifestez, chère Madame ; les miens, à votre égard, je vous assure, ne sont pas moins chaleureux.

— Bien vrai que vous m’aimez ?

— Assez même pour oublier le respect que je vous dois.

— Prouvez-le-moi, si vous êtes un galant homme.

— Ici ?

— Dans ma chambre.

— Mais Picardon ?

— Il en a jusqu’au matin : il a affaire ailleurs.

— Dans ce cas, je n’ai rien à vous refuser.

Il était, certes, dans les intentions de la chauffeuse salonnesque d’endoctriner le notaire pour l’amener à travailler à la restitution des papiers enlevés à son mari, mais quand elle fut au lit, dans les bras de Me Cordace, elle oublia le ciel et la terre pour se fondre dans l’amour où on ne pense plus.