Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/22

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-280).
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La Liberté éclairant la France.


XXII


Un déjeuner de conversation. — L’odyssée de Chaudron dans le Nouveau-Monde. — La femme aux treize maris. — Un treizième de père. — La sirène de Neuilly. — Picardon empaumé. — Me Cordace for ever !


Comme il avait été entendu la veille, les deux ex-copains de l’étude Caramèche se retrouvèrent midi sonnant au Café de la Paix.

Après un apéritif lestement enlevé, ils prirent la direction de l’avenue de l’Opéra, après avoir opté pour le restaurant Bignon.

— Je parie que tu grilles de savoir ce qu’Aglaé m’a dit pour toi, dit Chaudron au notaire, lorsqu’ils furent attablés en cabinet particulier.

— Je ne suis pas pressé, je la vois cet après-midi.

— Vas-y gaiement, car il paraît que tu lui manques ferme ; elle a besoin de tes conseils.

— Pour me rouler encore… Cela m’est égal. Ce qui m’intéresse pour le moment, c’est ton histoire, comment vous vous êtes liés pour la confection du faux testament Matichon.

— Je comprends ; tu as deviné le truc d’après ce que je t’ai dit hier. Mais je t’assure que j’y suis pour bien peu de chose.

— Conte-moi cela, ce sera plus clair.

— Il faut que je te dise d’abord qu’après ma fugue de chez le père Rafflard, et l’enlèvement d’Alice que tu connais, je me suis réfugié à Buenos-Ayres. Tant que les monacos du vieux ont duré, cela a assez bien marché, on a fait la fête avec les fils du pays. Mais lorsque la galette a été boulottée, il a fallu trimer, faire cent métiers plus épatants les uns que les autres. On se fait à cette vie-là, et je l’aurais probablement continuée, si je n’étais tombé malade. Cela a été dur et j’en ai failli claquer. Heureusement que j’avais Alice pour me soigner ; elle a été d’un dévouement de caniche. Une fois guéri, nous nous trouvâmes couchés à la belle étoile. J’appris alors qu’une compagnie de colonisation embauchait des colons pour fonder un grand établissement, presque une ville, aux confins du Gran-Chaco, sur le bord du Pilcomayo, auquel on donna, par anticipation, le nom de Félix Azara.

Je me présentai ; je fus admis.

Nous partîmes trois cents : hommes, femmes et enfants, conduits par une compagnie de réguliers, qui devaient nous protéger contre les Indiens et nous servir là-bas de défenseurs.

Cela n’a pas duré longtemps. À peine nos cabanes montées et la brousse brûlée, les Indiens sont venus nous chasser comme des lapins. Nos réguliers ont été les premiers à prendre la poudre d’escampette, suivis par les pauvres diables de colons, sans armes pour se défendre.

J’étais resté avec Alice et une douzaine de camarades enfermés dans le blockhaus militaire où se trouvaient une vingtaine de fusils avec un lot de munitions assez respectable. Nous nous y fortifiâmes et, vingt jours après, les Indiens se dispersèrent, après avoir perdu un bon nombre des leurs. Ce fut à notre tour de les traquer. Un mois après, à dix lieues à la ronde, sur ce qui avait été la fondation d’Azara, on n’aurait plus trouvé un seul de ces reptiles du désert.

Tous mes compagnons étaient d’habiles tireurs, peu disposés à se laisser tondre le cuir. Alice s’était comportée en Amazone.

Il paraît que, de mon côté, je ne m’étais pas mal conduit, car lorsque revenus à notre blockhaus, après avoir résolu de nous introniser en conquérants dans la contrée, mes camarades me proclamèrent leur chef.

L’association marchait à merveille, nous faisions périodiquement de longues courses chez les Indiens, qui nous produisaient du butin. Nous nous étions partagé le pays sur une surface de vingt lieues carrées, construisant des ranchos de-ci delà, en cultivant quelques coins pour l’usage de la communauté et parquant le bétail et les chevaux, que nous enlevions, dans les prairies, au bord du fleuve.

Nous possédions d’abondance tout ce qui fait le bonheur des sauvages. Malheureusement nous manquions de femmes ; Alice était la seule représentante du beau sexe dans l’association.

Tu vois d’ici : treize mâles brûlants, débordant de sève, vivant de la vie sauvage du désert, autour d’une femme dans toute sa formation, rendue elle-même ardente par la vie de plein air que nous menions.

Je compris la situation, qui aurait pu mal tourner pour mes droits et pour ma peau, et je plaçai Alice dans la communauté, ce qu’elle accepta avec plus d’abnégation que je ne l’aurais cru. C’est ainsi que j’ai quatorze fils dont je suis le treizième de père.

J’avais totalement oublié la France, qui nous le rendait bien, car je n’en avais jamais reçu la moindre nouvelle, lorsqu’un jour un gaucho qui m’avait cherché partout à Buenos-Ayres, à Santa-Fé, à Tucuman et à Corrientes, où il avait appris mon départ pour le Gran-Chaco, me remit une lettre de la sœur d’Alice me demandant des renseignements sur son oncle Matichon, avec deux billets de mille francs pour aider aux recherches.

Les renseignements étaient tout frais : le vieux Matichon, qui s’était joint à la colonne de colons, avait été tué, quelques jours avant la destruction totale d’Azara, dans une excursion contre les Indiens.

C’est tout ce que je pus apprendre à Aglaé.

Mais il paraît que cela lui suffit, car quelque temps après, mon gaucho, courtier d’une maison de recherches de Buenos-Ayres, m’apporta un pli volumineux contenant le libellé d’un testament de l’oncle Matichon, décoré du titre de commandeur, avec prière de le traduire ou de le faire traduire en espagnol, et d’y apposer tous les cachets que je croirais utiles, le tout placé sous l’invocation de cinq billets de mille francs.

Dame ! je ne pouvais être que reconnaissant de si bons souvenirs et je manœuvrai de mon mieux.

— Quelle rouerie !

— Dis plutôt que c’est une femme de génie. En comptes-tu beaucoup en France, qui oseraient tenter un pareil coup ?

— Heureusement. Mais l’exemple est donné et nous en allons voir de toutes les couleurs ; car quand les femmes s’en mêlent, cela devient phénoménal.

— Il faut bien que les capitaux prennent l’air ; il y a assez longtemps qu’ils se cachent. Au reste, c’est de la justice immanente, l’argent ainsi gagné provient souvent de sources aussi canailles.

— Continue, tu philosopheras après.

— Oh ! le reste n’est pas long. Un Allemand, sculpteur, me fit deux cachets sur bois. Je devins Bernabé Bastringos, procureur official, et lui, don Requiem. La traduction faite, signée, paraphée et illustrée de nos vignettes officielles, je renvoyai le tout à Aglaé en me mettant à sa disposition. Après quelques lettres envoyées pour embobiner les gogos, ce fut tout. Mais le plus curieux, c’est qu’un mois après, je reçus la visite d’un émissaire d’un nommé Picardon, qui m’offrit des cent et des mille pour le mettre au courant de la rouerie de ma belle-sœur.

Je refusai d’abord, mais il faut que l’argent soit un bien grand magnétiseur, car je finis par céder. Il est vrai que je ne lâchais que petit à petit mon rouleau, contre espèces sonnantes, bien entendu.

Je me serais peut-être arrêté là ; Alice m’en priait chaque jour. Mais Aglaé, qui m’avait promis la forte somme pour me tirer d’affaire dans l’Argentine, me laissait sans nouvelles. Enfin, quoi ! j’ai commis une canaillerie ; j’ai mangé le morceau et j’ai livré à Picardon l’original qui avait servi à la fabrication en espagnol du fameux testament, ainsi que des lettres de ma belle-sœur.

— Ça, c’est rosse, ne put s’empêcher de faire remarquer Me Cordace.

— Que veux-tu, on ne se refait pas, répondit Chaudron en se versant un verre de vin.

— Et pourquoi es-tu revenu en France ?

— J’y suis revenu un peu sur la suggestion de Picardon qui m’avait promis de me faire une situation, et beaucoup par amitié pour Alice qui avait plein le dos du Gran-Chaco et de ses douze maris supplémentaires. Quand je suis arrivé en France, ma belle-sœur était avec ses millions en Italie, où elle s’ennuyait à mort, la pauvre femme. C’est par Picardon, qui avait besoin de moi pour la faire chanter, en partageant le magot avec elle, que j’ai su qu’elle était rentrée en France, où elle s’était murée à Neuilly, dans un hôtel particulier qui ressemble à un couvent ou à une folie de l’ancien régime.

— Elle a toutes les audaces.

— Les femmes de son calibre ont un talisman, tu sais lequel, qui vaut toutes les baguettes magiques. C’est le Sésame, ouvre-toi ! aux pierrots et aux robespierrots. Aux menaces de Picardon, Aglaé avait deviné ma trahison, aussi tu comprends de quelle manière elle nous a reçus, ma femme et moi, lorsque nous nous sommes présentés chez elle, où, sous le nom de Mme de Sainte-Ernestine, elle pose pour la canonisation. Mais Aglaé est une femme supérieure en tout, et, avec elle, les explications ne sont pas longues. Il fut entendu que nous nous liguerions pour jouer Picardon. L’occasion de raser le bonhomme ne s’est pas longtemps fait attendre. Aglaé ayant l’air de céder à ses menaces, nous prévint qu’elle lui avait donné rendez-vous un certain soir, pour lui compter deux millions contre remise de papiers qui pouvaient la compromettre. Alice qui est un dragon de vertu, aussi bien qu’un gendarme à poigne, l’attendait à l’entrée du parc de l’hôtel de sa sœur. Aussitôt qu’il eut franchi la porte d’entrée, une femme, masquée par un vieux sycomore, tomba dessus à bras raccourcis, et après lui avoir distribué une maîtresse volée, lui enleva son portefeuille, lequel, outre les papiers qu’il devait remettre à ma belle-sœur, en contenait d’autres, aussi compromettants pour lui que pour certain de ses acolytes politiques. Son coup fait, ma femme prit la porte et s’éclipsa.

J’avais accompagné le roublard dans sa voiture jusqu’à la porte des Ternes. Je devais lui servir d’appui pour décider ma belle-sœur dans le cas où elle reviendrait sur sa promesse, et peut-être aussi le gaillard m’avait-il pris comme garde du corps. Mais en passant devant l’octroi, je m’évanouis subitement et je fus transporté au poste, où j’attendis que Picardon eût continué sa route seul, pour revenir à moi, de façon qu’il n’a pu deviner d’où lui venait le coup qui l’a privé de ses moyens d’action. Je possède toujours sa confiance, car il croit maintenant que je vais travailler pour rechiper ses papiers à Aglaé pour le compte de laquelle il est persuadé, et cela n’était pas difficile à deviner, que le guet-apens avait été préparé. J’ai su après que la sœur de ma femme l’avait embobiné au point de le retenir et qu’il avait couché avec elle.

Tout cela et l’intimité qui s’en est suivie, c’est de la diplomatie. Picardon cherche sa revanche, et Aglaé à abrutir son ennemi qui, paraît-il, est un hystérique achevé.

— Elle est cocasse, ton histoire de brigand.

— N’est-ce pas que c’est renversant ? On n’en trouve pas d’aussi corsée dans les livres. Maintenant, je suis peut-être l’homme de la situation. Picardon, les Métalliques qui sont au mieux avec ma belle-sœur, quoiqu’elle les ait roulés dans les grands prix, et un monsieur Portas, qui me paraît travailler pour d’autres cocos du même acabit, me croient sincèrement dévoué à leurs intérêts, tandis qu’en réalité je suis corps et âme à Aglaé. Dans ce micmac, je me fais du lard et des rentes ; je ne demande qu’une chose, c’est que cela dure.

— Sacré Bernard ! Quel chançard tu me fais !

— Dis donc, quand on a quatorze gaillards dont on n’est qu’un treizième père, et qu’on élève comme si on l’était entier, cela demande bien que la Providence y mette le pouce.

— Parfaitement ! Je ne crains qu’une chose, c’est que cela ne casse trop vite pour toi.

— Quoi qu’il arrive, je tiens le bon bout et je prends mes précautions pour être gardé à carreau. En attendant, il y a plaisir à voir tous ces lapins-là jouer du tambour sous la direction de ma belle-sœur, qui joue admirablement de la mécanique. En voilà une qui a du tempérament ! Ce n’est pas treize pères qu’aura son enfant, si elle en a jamais un, mais cent au moins.

Me Cordace, en regardant sa montre, remarqua que l’heure de son rendez-vous avec Picardon approchait. Il s’empressa de solder l’addition et quitta Chaudron en lui promettant de se rendre au dîner de famille, auquel l’étrange directeur d’une caisse, plus étrange encore, l’avait invité pour renouveler connaissance avec sa femme.

Picardon attendait le notaire. Le temps de héler un sapin et ils roulèrent vers Neuilly.

Ils restèrent quelque temps silencieux.

L’avocat-député qui visait à la présidence du Conseil, avait une tête de crustacé, nous l’avons déjà dit, aussi était-il difficile de lire ses impressions sur son visage, d’un glabre des moins sympathiques. Mais aux regards qu’il jetait à la dérobée sur son compagnon, on devinait qu’il cherchait dans son esprit une voie détournée pour nouer une conversation qui lui tenait à cœur.

Il parut avoir trouvé le joint.

Sa figure prit un air mielleux, qui lui fit du coup une face de tête de jeu de massacre.

— Vous allez renouer, sans doute, avec Mme Blanqhu. Je vous préviens que la liste de ses amants s’est considérablement augmentée dans ces derniers temps, car c’est une diablesse de plaisir et de luxure, dit-il au notaire qui l’attendait venir.

— Elle est même obscène, dirait le père La Pudeur, répondit Me Cordace en prenant le ton de la blague.

— Pas si La Pudeur que cela, je connais l’apôtre.

— À son âge, on peut être gelé.

— Dites abîmé. Mais on se trompe sur son compte ; c’est un aveugle des ponts qui y voit très clair, un simulateur de vertu qui veut faire oublier ses rosseries. Il y a cependant de la démence dans son cas : à une soirée chez le président Boulenzingue, ne s’est-il pas mis à divaguer en forcené, en criant qu’il fallait poursuivre, pour outrage aux bonnes mœurs, les banquiers qui font un trou dans la lune ? Il doit avoir la pensée sale, l’imagination obscène, comme les habitués des voyeurs des lupanars et des chabannais. Il se peut aussi que son cerveau présente des lésions caractéristiques, des renversements de marmite, que l’image des drôlesses, qu’il a pu connaître, s’y soit imprimée à l’envers, peut-être sens dessus dessous. Ce sera un curieux spécimen à étudier pour la Faculté lorsqu’il sera mort. J’ai connu un halluciné de son espèce, il était président de l’œuvre des Bonnes Mœurs qu’il avait créée, il croyait que toutes les femmes marchaient sur leur tête, prenant leur visage pour leur derrière ; aussi était-il un embrasseur intrépide. On a dû l’enfermer à Charenton. Là, une autre lubie : il s’est cru éléphant capable de soutenir une cave renversée sur ses défenses, puis crocodile, puis mouton, puis aigle. La vérité est qu’il était devenu gâteux.

— Voilà un modèle à ne pas copier, ni à mettre sous les yeux de la jeunesse.

— Malheureusement quand une infirmité sociale se révèle, il se trouve toujours des esprits malades, des dégénérés cérébraux pour en faire leur fétiche. Il s’est formé, sous son invocation, une académie d’intellectuels renversés qui arpentent constamment les boulevards, en prenant la dimension des maisons sur la largeur des trottoirs, mesurant les angles au mètre cube, combinant les binômes de Newton avec la lune et cherchant le soleil dans le tout-à-l’égout. En fait de femmes, ils ne connaissent que leurs grand’mères.

— On ne s’ennuie pas en votre société, Monsieur Picardon.

— J’aime assez à rire quand j’en ai le temps ; ce qui ne m’arrive pas souvent. En fait de gaieté, il n’y a rien de tel que les femmes, quoiqu’elles soient bien rosses.

— Pour cela nous sommes complètement d’accord ; leurs sourires même sont un stimulant.

— Alors vous n’en voulez plus à la Blanqhu du tour qu’elle vous a joué ?

— Non, sincèrement. Mais dorénavant je me garderai à pique.

— Tâchez donc de lui subtiliser certains papiers qu’elle m’a fait enlever par une drôlesse dont je n’ai vu que les pattes… des battoirs de lessive ; je vous en saurai une reconnaissance infinie. Je vous conterai l’affaire demain dans mon cabinet, après le dîner que je vous prie d’accepter chez moi. J’ai promis à Madame Picardon de vous y amener, vous ne pouvez pas refuser.

— Ce sera un plaisir pour moi de lui offrir mes hommages, vous pouvez compter sur moi.

Le sapin s’était arrêté. Les deux compagnons en descendirent devant une façade grillée masquant un parc, visible aux grands arbres qui la surplombaient.

Lorsque la porte s’ouvrit devant eux, le notaire remarqua un parc assez spacieux, dessiné à l’anglaise, parfaitement clôturé de murs.

— Il doit faire bon vivre ici, se dit-il, se sentant pénétré de joyeuses idées de folie que cette solitude champêtre venait d’éveiller en lui.

Les deux visiteurs suivirent une belle allée bordée de vieux marronniers, contournèrent une pièce d’eau et se trouvèrent devant le bâtiment principal, un hôtel princier à large perron en marbre, surmonté de deux étages balconnés, avec belvédère.

Le perron donnait immédiatement accès au grand salon : une merveille.

C’est là que Picardon et Me Cordace furent reçus par Aglaé, devenue Mme de Sainte-Ernestine.

Le notaire fut étonné des changements survenus dans toute sa personne. Magicienne de l’art éminemment féminin, elle semblait une des grandes dames du siècle d’Henri II, dont deux tableaux, appendus aux panneaux du fond du salon, représentaient les types gracieux et sévères.

Elle était drapée dans une robe noire, qui laissait à nu ses épaules galbeuses au teint laiteux. Sa tête, coiffée à la Marie Stuart, donnait à son visage un air de candeur et de jeunesse des plus sympathiques : sa poitrine, belle toujours, battait violemment sur son corsage.

Le notaire se sentit repris en ses frénétiques désirs de belles chairs et d’amours savantes.

Elle l’accueillit, rieuse, la main tendue.

— Eh bien ! maître Cordace, il y a quelque chose de changé dans la situation, hein !

Ce que la sirène n’avait pu changer était son langage et son ton : l’éducation ne s’improvise pas.

— Je le regrette, surtout pour moi, répondit évasivement le notaire en lui pressant les doigts.

— Pourquoi ?… Il n’y a rien de changé ici pour les amis.

— Je désire sincèrement de tout cœur que l’affaire s’arrange au mieux du repos de tous. Ce n’est pas gai, cette complication du testament !

— Il n’y a pas de complication, il n’y a que des récriminations ; le testament existe toujours dans sa teneur et ses effets. N’est-ce pas, Monsieur Picardon ?

— Avec quelques modifications, répondit l’avocat-député en souriant.

— Tout cela, c’est des mots. Qui attaque le testament ?

— Oh ! il est inattaquable : c’est la queue d’une comète qui file.

— Je vois que nous nous entendons. Il faut maintenant en boire le vin : il sera bon.

Cette inconscience, qui confinait au génie, frappa le notaire d’admiration. À ses yeux, l’ex-cocotte prenait les dimensions d’une déesse.

— Maintenant que je vous ai raccordés, je vous quitte. Vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire, fit Picardon qui avait ses motifs pour laisser Me Cordace renouer ses relations intimes avec son attrayante ennemie.

— Vous ne nous restez pas à dîner ? demanda celle-ci, sans grand empressement.

— J’ai affaire : il faut absolument que je sois à la Chambre avant 5 heures.

Il paraît qu’il y a eu des ruades dans les rangs de la majorité ministérielle ; je dois surveiller cela.

— Dans ce cas, à demain !

— Demain, non plus. J’ai un grand dîner à la maison ; Me Cordace est des nôtres.

— Le plus tôt possible, alors. Vous êtes, pour moi, un ami trop précieux, et je suis trop vôtre, pour que vous me négligiez.

Elle s’était rapprochée du ministrable, les yeux luisants comme si elle eût été sous son charme, les lèvres gourmandes, comme si elle eût voulu les offrir à ses baisers, le corps abandonné, comme si elle l’eût offert à ses caresses.

Elle plaça sa main fine et chaude dans sa main froide.

— Au revoir, cher, lui dit-elle charmeuse.

Jusqu’à la Chambre, où il s’était fait conduire, Picardon se sentit électrisé, comme s’il eût été placé sous l’action d’une pile.

— C’est un cadavre que j’ai réchauffé et que je fais marcher, avait dit l’ex-cocotte en le regardant reprendre l’allée des marronniers.