Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/21

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 245-262).
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XXI


Le visiteur inattendu de Picardon. — Accord tacite. — Rencontre providentielle. — Comment on apprend un tas de choses intéressantes. — Les Blanqhu en activité de service. — Un souper impressionnant. — Portas se révèle.


Lorsque le lendemain Me Cordace, après avoir quitté son ami Portas à la gare d’Orléans, et lui avoir donné rendez-vous à la Brasserie Pousset, pour 6 heures, fut introduit dans le cabinet de Picardon, celui-ci était encore sous le coup de l’émotion que lui avait causée la visite du notaire qu’il croyait bien perdu dans l’immense Océan, et au sujet duquel il avait donné des instructions à un émissaire qui l’attendait au quai de débarquement à Buenos-Ayres, pour le conduire au Gran-Chaco par les chemins les plus circulaires, en passant par le Paraguay, la Bolivie, le Chili et la Patagonie, histoire de lui faire prendre l’air pendant deux ou trois ans.

— Vous n’êtes donc pas parti ? lui dit-il, complètement désarçonné.

— Heureusement non, mais il ne s’est fallu que d’un cheveu que je ne sois maintenant au bureau des Messageries Transatlantiques de Bordeaux pour y prendre mon billet de passage.

— Alors vous savez que les Blanqhu sont en fuite ?

— Je sais qu’ils sont en France, pas loin de Paris.

— Qui vous a si bien renseigné ?

— Un ami qui est en situation de savoir d’étranges choses.

L’avocat-député eut un haut-le-corps de surprise et peut-être de secrète terreur.

Il se promena quelques instants de long en large dans son cabinet, sans avoir même pensé à offrir un siège à son visiteur, avant de reprendre la suite de la conversation interrompue.

Il pensait comment il allait engager une combinaison qui venait de se présenter à son esprit.

S’apercevant de son oubli, il s’empressa d’offrir un fauteuil au notaire.

Il avait repris son va-et-vient tourmenté.

— La politique, quelle algèbre, quel casse-tête chinois, quelle fumisterie ! pensa-t-il. On se croit à la solution et, crac ! un souffle, un cheveu, un grain de sable, et tout se mêle, s’obscurcit, s’embrouille. Au lieu du succès, c’est la catastrophe qui arrive.

Il vint reprendre sa place à son bureau.

Il se fit patelinard : ce qui est d’un beau talent pour une tête de crustacé.

— Vous devez en vouloir à mort aux Blanqhu ? dit-il à Me Cordace, qui étudiait le jeu de sa physionomie.

— Pas du tout. Je suis au contraire tout prêt à les servir.

— Vraiment ?

— Je suis à peu près certain qu’on arrivera à une transaction avec les prêteurs qui ont quelques raisons de se croire volés ; c’est tout ce que je désire.

— Je vois qu’on vous a mis au courant des intentions du Syndicat des Métalliques.

— J’en sais peu de chose, mais ce que j’en connais me suffit pour l’instant.

— Je suis heureux de vous voir dans ces dispositions, car, moi aussi, j’ai changé ma manière de voir à l’égard de vos amis.

— Enchanté de ce revirement, cela nous met à l’aise pour causer.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Très sérieusement. Notre intérêt à tous est de ne pas nous nuire. Il faut donc nous concerter afin de ne pas nous enchevêtrer et casser les fils du labyrinthe d’une politique commune.

Le politicien madré darda quelques instants ses regards vipérins sur son interlocuteur, comme s’il eût voulu lire au tréfonds de son âme. Mais le notaire d’Ambrelin avait une figure si franche, qu’il sentit subitement toutes ses méfiances s’envoler.

— Vous êtes des nôtres ? lui dit-il presque joyeux.

— Je suis avec les Métalliques, puisqu’ils sauvent la situation.

— Dans ce cas, entendons-nous, car je suis l’homme de ces Messieurs. Je puis compter sur votre concours et votre discrétion ?

— Si vous en doutez, rien ne vous oblige à me prendre pour confident.

— Eh bien, voici la situation. Mme Blanqhu et son mari, actuellement inculpés de faux et d’escroquerie, et à la poursuite desquels sont des milliers d’agents avec mandat d’arrestation en poche, sont à Paris, à l’abri de toutes inquiétudes ; le Syndicat des Métalliques a résolu d’en faire leurs agents pour une série d’opérations futures prévues, car ils possèdent des moyens et des aptitudes d’une rare entregence. Il a forcé le gouvernement à entrer dans ses vues et la magistrature, toujours servile et aussi méprisable que magistrature puisse être, exécutera les ordres qu’on lui donnera.

— Tiens ! se dit Me Cordace, il faut qu’il y ait quelque chose de bien pourri dans ce Danemark-là pour qu’après Portas, Picardon tienne ce langage.

— C’est peut-être un peu obscur pour vous ce que je dis ? reprit l’avocat-député.

— Du tout ! C’est clair comme de l’eau de roche, répondit le notaire avec une belle assurance.

— Je vois que votre éducation politique n’est plus à faire. Comptez sur moi lorsque je serai président du Conseil, ce qui ne tardera plus, pour un siège à la Chambre.

— Allons, je suis en veine. Si je ne suis pas député un jour, c’est que je serai au bagne, pensa encore Me Cordace, toujours joyeux.

Une idée d’une roublardise jésuitique lui passa par la tête.

— Vous savez sans doute que le ministre a combiné un plan parallèle au vôtre et qu’il veut s’attacher les Blanqhu comme agents de certaines opérations ténébreuses, fit-il d’un air de confiance candide.

Cette révélation arrêta net Picardon dans son expansion.

— Ah ! cette canaille de Sabot XXXXe veut me jouer sous jambe, pensa-t-il à son tour. Nous allons voir qui sera le plus fort.

Puis, prenant subitement une résolution extrême, il dit :

— Ce que vous venez de me dire me décide à vous remettre de suite en rapport avec Mme Blanqhu. Elle possède des papiers qui peuvent compromettre beaucoup de monde. Vous avez été son amant et vous lui tenez toujours à la peau ; persuadez-la bien que si elle se laisse dépouiller de sa sauvegarde, elle est perdue, que le ministère, après lui avoir fait les plus belles promesses, n’aura pas plus d’égards pour elle que pour une fille du boulevard.

— Cela, je vous le promets ; il y va de l’intérêt de tous ses amis, répondit sincèrement le notaire qui, subitement illuminé, comprit que la bonne politique était de naviguer entre les deux camps qui se disputaient l’assiette au beurre.

— Demain, venez me prendre à 2 heures, elle sera prévenue.

Me Cordace, rendu prudent, acquiesça par un signe de tête, sans demander d’autres explications. Il savait que le nœud de la situation se trouvait près de la fine mouche qui avait eu assez d’entregence pour se rendre inviolable au milieu de forbans qui ne demandaient qu’à la faire disparaître dans le troisième dessous de leurs geôles, tout comme le Conseil des Dix de Venise ou l’Inquisition.

Picardon était cette fois de bonne foi, le notaire pouvait être pour lui un agent avisé, sinon un ami sincère. Il avait supérieurement jugé que, dans les circonstances présentes, il valait mieux brusquer la situation que de louvoyer comme un conspirateur droitier qui craint de se compromettre.

Le notaire avait aussi jugé que sur la corde tendue sur laquelle il était appelé à manœuvrer, Picardon était une boule du balancier et le ministère l’autre. Les deux lui étaient nécessaires pour lui éviter de se casser le cou, et il était trop roublard pour ne pas avoir immédiatement compris les avantages de sa situation duplexe.

Il était 3 heures lorsqu’il avait quitté l’avocat-député.

Il se rendit au café de la Paix pour y lire les journaux et prendre le vent de Paris au sujet de l’affaire Blanqhu.

Il put se convaincre ainsi que rien n’avait encore transpiré dans les bureaux de rédaction de la presse parisienne, ni de l’affaire, ni de l’action du Parquet.

Il allait quitter le café après avoir allumé un cigare, lorsqu’il remarqua, adossé au divan en équerre de la salle du milieu où il se trouvait, un type dont la figure le frappa.

— Où ai-je vu cette tête-là ? se demanda-t-il.

Le consommateur, un type de rasta comme on en rencontre tant sur le boulevard parisien, battait pavillon de la fashion avec une rosette multicolore à la boutonnière. Impérieux, il appelait les garçons pour leur demander tous les annuaires l’un après l’autre, tout en roulant des cigarettes.

Sa peau bronzée, ses yeux noirs luisants comme des escarboucles, ses lèvres sensuelles au rictus moqueur, lui donnaient un air de bandit heureux.

Tout à coup, un souvenir s’éveilla, prit forme et finit par se dégager clair dans la masse des images amalgamées dans la matière cérébrale du notaire.

— Mais, c’est Bernard Chaudron, le copain de l’étude Caramèche, le voleur de l’avoué Rafflard, l’amant de la sœur d’Aglaé Matichon. En voilà une rencontre providentielle ! se dit-il, fixé.

Par une impulsion assez naturelle lorsqu’on se retrouve en face d’un vieux camarade qui n’a pas l’air de battre la dèche, il alla au quidam, la main tendue, en s’écriant :

— Sacré Bernard ! quelle veine de te rencontrer dans ce fouillis de Paris ! Et ça va, mon vieux ?

— Tiens !… Cordace ! Je suis heureux de te voir, mon vieux. Es-tu toujours notaire à Ambrelin ? répondit Chaudron, non moins étonné et aussi impulsif que son ex-copain.

— Oui.

— Et ça va, le papier timbré, dans ton patelin ?

— Cosi, cosa… Un peu qu’on gagne et un peu qu’on bricole, on vit tout de même… Et toi ?

— Ah ! mon vieux, un tas d’histoires de brigand. Dîne avec moi, je te conterai cela.

— Impossible aujourd’hui, je suis retenu, mais demain, si tu veux, nous déjeunerons ensemble, je t’invite. Mais je t’avertis que je dois être libre à 2 heures, j’ai un rendez-vous important.

— Comme tu voudras. Rendez-vous ici à midi, heure militaire… À propos, y a-t-il longtemps que tu as vu ma belle-sœur ?

— Ta belle-sœur !

— Mais oui, Mme Blanqhu… Tu ne sais donc pas que je suis marié à sa sœur Alice ?

Chaudron avait un air si gouailleur, en posant cette question, que le notaire soupçonna immédiatement que sa présence à Paris ne devait pas être étrangère à l’affaire qui l’occupait. Ce qui l’étonnait, c’est qu’Aglaé ne lui eût jamais parlé de ce beau-frère-là.

— Ah ! tu es marié à la sœur d’Aglaé ! dit-il, tout en réfléchissant. Alors, tu dois savoir que les Blanqhu sont en fuite après avoir posé un lapin de belle taille à un tas d’imbéciles, dont je suis ?

— Je sais, on m’a parlé de cela… Ça a été gentiment truqué. Mais sois sans crainte, il n’y aura pas de bobo, répondit Chaudron, qui se contenait pour ne pas éclater de rire.

— Cela n’empêche, que sans une circonstance peu ordinaire, en ce moment je serais en route pour l’Amérique du Sud, en passe de chercher, au Gran-Chaco, un certain Bernabé Bastringos, qui m’a tout l’air d’être un fumiste de première classe.

Un rire fou, inextinguible, un de ces rires qui vous prennent au ventre et qui vous étranglent la gorge, accueillit la récrimination du notaire d’Ambrelin.

— Sacré Cordace !… Sacrée Aglaé !… Sacré Blanqhu !… Impayable !… Archi-chameau !… Crevant comme une baleine !… Caramba !… Sacré notaire ! hoquetait Chaudron, se tordant sur la banquette.

— Qu’est-ce qui te prend donc ? demanda Me Cordace intrigué.

— Non… pas aujourd’hui… demain… c’est trop rosse… Sacrée garce !… répondit l’ex-clerc, repris de rire épileptique.

Le notaire attendit que la crise hilarante de son ex-copain fût passée, pour tâcher d’obtenir quelques renseignements.

— Alors, tu es à Paris avec ta femme ? lui dit-il en intermède.

— Et ma famille. Tu verras cela, quatorze gaillards qui promettent.

— Quatorze !… Peste, tu as fait de la besogne…

— C’est encore une histoire de brigand… Tu n’as pas idée des mœurs de l’Amérique du Sud.

— Tu l’as habitée.

— J’en reviens en ligne droite. Je regrette de ne pas être resté à Azara pour te recevoir, mon vieux, nous aurions ri.

— Je m’explique tout… Bernabé Bastringos, le procureur-official…

— Aliàs Bernard Chaudron… ou comme tu voudras, Bernard Chaudron, aliàs Bernabé Bastringos.

— Sacré Bernard ! Tu peux dire que tu nous as fichus tous dedans.

— Moi !… Je n’ai fait que renvoyer, traduit en espagnol, à ma belle-sœur, et de les revêtir des sceaux de ma principauté, les grimoires qu’elle m’envoyait avec provisions suffisantes.

— Alors, elle est encore plus forte que je ne croyais.

— Elle ! c’est un vingt chevaux-vapeur de la carotte. Un phénomène.

— Allons, je vois que nous ne nous embêterons pas demain. Tu t’occupes de quelque chose, à Paris ?

— Je crois, sacrebleu bien ! je suis directeur de la Caisse des Reports Hypothécaires Universels. Tu viendras me voir, c’est richissime.

— Bah ! qu’est-ce que c’est encore que ce chambard ?

— Je n’en sais encore rien. Mais cela doit être de haute volée ; il y a un tas de gros bonnets dans l’affaire. Du reste, cela regarde Aglaé qui mène la barque et dont je suis le factotum.

— Pourrais-tu me donner son adresse ?

— Impossible pour le moment, je lui en parlerai ce soir… Mais c’est elle qui va faire une tête, lorsqu’elle apprendra que tu n’as pas quitté la France, elle qui te croyait aux cent mille diables.

— Que veux-tu, ce n’est pas de ma faute.

— Ni de la sienne. Enfin, nous rirons, c’est le principal, car tu comprends que je n’ai pas quitté le Gran-Chaco, où j’étais roi et où je me foutais du tiers et du quart, pour venir m’embêter à Paris. Sans un certain Picardon, j’y serais encore.

— Ah ! tu connais Picardon ?

— C’est lui qui m’a appelé ici et qui m’a fourni la galette. Ce que ma belle-sœur a fait une tête lorsqu’elle m’a vu, n’est pas à dire. Mais on s’est vite expliqué, et nous avons monté, elle et moi, au bon Picardon un bateau de première largeur.

Ce fut au tour de Me Cordace de s’esclaffer.

Après plusieurs bocks offerts et réofferts, les deux ex-copains se séparèrent en se promettant quelques pintes de bon sang pour le lendemain.

L’heure du rendez-vous avec Portas approchait et le notaire d’Ambrelin se rendit à la Brasserie Pousset.

Le chef des investigations politiques du Ministère de l’Intérieur ne tarda pas à paraître.

— Pas un mot de nos affaires ici, souffla-t-il à Me Cordace ; il y a de la mouche.

C’est étonnant ce qu’il y a de mouchards à Paris : cela grouille dans tous les coins comme les cancrelats dans les pays chauds, et les punaises à Belleville.

La France est le pays où s’engendre et fleurit le policier. Sans basse police, monteuse de tous les coups, il semble qu’aucun gouvernement n’y pourrait vivre, et c’est comme cela depuis l’Immortelle Révolution qui a proclamé les Droits de l’Homme, géniale mystification d’un tas de jeanfoutres politiqueurs, passés maîtres ès cambriolage.

La station des deux amis à la brasserie fut courte ; le temps de boire un madère.

Ils sortirent et se rendirent chez Durand, à la Madeleine, pour dîner.

Là, du moins, capitonnés dans un cabinet particulier, ils purent causer.

— La divulgation de la fuite des Blanqhu à la presse ne se fera que dans quatre ou cinq jours, dit Portas en dépliant sa serviette.

— Cela tombe à pic, j’ai plusieurs rendez-vous importants qui doivent me mettre sur la piste du coup pyramidal dont tu m’as parlé à Ambrelin. J’aurai ainsi le temps d’être édifié, répondit Me Cordace sans s’avancer trop.

— Tu as vu Picardon ?

— Oui, il a brûlé ses vaisseaux ; il me mène chez les Blanqhu, demain, à 2 heures.

— C’est-à-dire chez la Blanqhu, car je doute qu’il se dérange pour te mettre en présence du mari.

— Il n’est plus avec elle ?

— Oui et non… Au reste, je puis tout te dire, maintenant que l’affaire se dessine pour toi… Mme Blanqhu, sous le nom de Mme de Sainte-Ernestine, habite, à Neuilly, un coquet hôtel dont elle a fait l’acquisition il y a quinze jours. Son mari a monté, sous le contrôle de sa femme, un bureau d’affaires, rue Saint-Lazare. Il y a encore un olibrius, le beau-frère, paraît-il, de la monteuse du coup de l’héritage Matichon, autrefois recherché pour vol chez un avoué, fait maintenant prescrit, qui, revenu de l’Argentine, occupe comme directeur d’un coupe-gorge financier, boulevard Haussmann, la position de directeur, toujours sous le contrôle de la belle Aglaé. Il y a dans tout ce micmac : Picardon, des blocards du ministère, le Syndicat des Métalliques et quelques rastas de haute volée, sans compter les malins de l’Acacia, qui opèrent parallèlement, quoique opposés de vues, mais unanimes à monter un grand coup qui leur graisse les pattes. Maintenant que je t’ai esquissé la situation, j’ai un conseil à te donner. Si Picardon te fait des avances, accepte-les, c’est encore le plus sûr ; le ministère branle dans le manche et Picardon est à la fois l’homme des Métalliques et de l’Acacia pour la mauvaise besogne qui se prépare et dont les jalons sont plantés.

— Mais si la magistrature allait changer son fusil d’épaule ?

— Il n’y a pas de danger de ce côté, la magistrature est définitivement domestiquée. C’est pour arriver à la larbiniser que l’épuration s’est faite.

— On en a épuré le meilleur, alors.

— Comme tu dis. La langue française se prête à toutes les fumisteries. Si un politicien te dit que le soleil brille à minuit sur l’horizon de Paris, ne t’étonne de rien, il t’expliquera que la lune est le soleil de la nuit, sans tenir aucun compte de la différence d’état et d’effets des deux planètes. Si tu entends dire que la vérité et la justice sont en marche, alors qu’il n’y a plus ni vérité ni justice en France, tu dois entendre qu’elles sont en voyage, au long cours, aux deux pôles.

— Plus je t’écoute, depuis deux jours, plus tu m’étonnes. Je t’avais toujours vu viveur insouciant et voilà que tu te révèles sentencieux comme le Diable boiteux de la République.

— Parce que tu ne m’as jamais deviné. Je suis d’abord gai quand j’ai bu du meilleur et cette gaieté factice exubère la gaieté réelle que m’inspire la comédie républicaine à laquelle j’assiste depuis trente ans, comme acteur, dans l’ombre, et plus active au fur et à mesure que les faits se déroulent, que la marée de dégoût et de honte monte. Elle sera à son apogée de jouissance, lorsque cet édifice de fourberies, de boue et de pourriture croulera, ce qui ne peut plus tarder. Je pourrais t’en dire davantage, mais ces secrets me sont sacrés. Je suis pour Picardon contre le ministère que je sers, parce que son arrivée au pouvoir précipitera la chute d’une république d’opéra-bouffe, qui paraît être un géant, et qui n’est déjà plus qu’un cadavre.

— Ce ne sera pas gai pour la France.

— Tu te trompes : la chute du régime des forbans sonnera l’heure de la délivrance, et tu la reverras bientôt noble et fière parler à l’Europe un langage qui ne sera plus le mensonge et la lâcheté.

Le visage de Portas s’était transfiguré ; on y lisait l’altier patriotisme du vieux Corse et aussi ses haines.

La conversation était tombée, les deux amis s’écoutaient dans leur âme.

Me Cordace fut le premier à rompre le silence.

— Voici un Corton qui attend sa chanson, dit-il en remplissant les verres.

— Buvons-en ce soir, j’ai besoin de me remonter, et puis : Vive la vieille gaieté gauloise… Aux belles filles ! répondit l’agent secret en buvant son verre.

— Aux amours rentrées du père La Pudeur, à ses bonnes mœurs de procureur impérial et aux archi-bonnes mœurs de la magistrature républicaine ! s’écria le notaire.

Au Corton succéda un Clos-Vougeot à faire revenir un mort.

— À propos, ton olibrius, revenu de l’Argentine, je le connais, nous étions clercs chez le même notaire avant sa fugue. Le hasard me l’a fait rencontrer il y a quelques heures, à la Paix, où j’étais entré pour lire les journaux. Je l’ai invité à déjeuner pour demain.

— C’est une chance, tâche d’en tirer tout ce que tu pourras, tu en seras plus fort dans ta reprise avec la Blanqhu. Plus tard, je te donnerai toutes les indications sur le coup politico-métallique qui se prépare ; il ne tiendra qu’à toi d’en faire jouer les ficelles. En revanche, je réclame ton concours énergique pour pousser les forbans dans leur course ou le plan incliné sur lequel ils vont tenter de patiner.

— De grand cœur. Si je deviens quelque chose dans la bande, comme on me le promet des deux côtés, compte sur moi.

— On y mettra le pouce. Tu peux être certain de ton affaire. Affiche alors un jacobinisme outré, les imbéciles qui forment le gros du bloc te prendront pour un robespierrot et se laisseront rouler comme des daims. Maintenant, à l’amour ! Je me sens rouillé depuis trois jours d’abstinence. Ta bonne d’Ambrelin m’avait tapé dans l’œil, mais elle n’a rien voulu entendre, et j’ai passé une nuit sur le gril.

— Je te crois, elle a couché avec mon clerc. Je les ai surpris le matin, en me levant de bonne heure pour voir s’il n’existait plus dans le calorifère de vestiges des papiers que nous avions brûlés la veille.

— Et grand comme Auguste, tu leur as pardonné.

— J’ai fait mieux. Me mettant à la hauteur de Mac-Mahon, je leur ai dit de continuer.

— Je te reconnais bien là : j’m’enfoutiste jusqu’à l’héroïsme.

Pour finir une si bonne soirée, les deux viveurs montèrent à Montmartre visiter les établissements ultra-artistiques, où les modèles en chair et en os — en chair surtout — remplacent les plus belles statues grecques, romaines et françaises. Là où le père La Pudeur est esthétiquement traité de cochon.