Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/00-2

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 1-10).

Les Métalliques




INTRODUCTION


La chaîne métallique. — Attraction parisienne. — Salons d’affaires et salons politiques. — Maquerelles salonnesques. — Les petits papiers. — La vertu des décorations. — Idiosyncrasie métallique. — L’esprit de l’argent.


Si, grâce aux métalliques, Paris est la Californie de la prostitution, la France est le Pactole des agioteurs, qui se divisent à l’infini, englobant le monde politique et le monde des affaires.

L’action du monde politique dans les tripatouillages financiers et industriels a été suffisamment mise en lumière dans ces vingt dernières années, pour que j’appuie sur ce sujet. Celle des officiers ministériels et des cléricatures n’a plus besoin non plus d’être démontrée. Il n’est pas un banquier qui ne sache que pour le lancement d’une affaire, soumise à l’action parlementaire, les frais d’études doivent être majorés d’une somme égale, destinée à rétribuer les influences politiques patronales auxquelles, en outre, est attribuée une portion des parts bénéficiaires, et que les frais généraux comporteront un tant pour cent, à titre de dons somptuaires, aux judicatures appelées à en corriger les aléas picaresques prévus. Le tout discrètement articulé : frais de publicité.

Cet éclairage du Palais-Bourbon, du Luxembourg, du Palais de Justice, et de leurs chapelles se fait maintenant à giorno ; le métal aurifère est roi absolu.

Ces transactions, que les gens simples continuent à appeler corruption, prévarication, forfaiture, simonie, comme si ces expressions triviales n’avaient pas été tacitement abrogées du langage parlementaire, ont créé, entre les parties prenantes, une solidarité et des relations qui les lient jusque dans les actes intimes de l’existence ; c’est ainsi que les salons, les sociétés particulières et les clubs, l’un poussant l’autre, se sont emplis d’un monde nouveau, les imprégnant de son esprit pour arriver à les régenter.

Cette magie d’absorption a complètement changé le caractère de festivité attribué aux réunions mondaines, qui, de palais enchantés, se sont métamorphosées en comptoirs, sinon en œatides de Circé, où se traite indistinctement la vente des actions, des consciences et des corps : chacun s’évertuant à placer sa marchandise le plus avantageusement possible.

Il est de ces salons, qui sont des centres réputés d’affaires, rassemblant, dans une communauté morale, politiciens, financiers, gens de Bourse, avoués, notaires, et gens de toutes robes, autour desquels la féminité, associée galante ou courtière, forme une corbeille fleurie.

Ces bénéficiaires de la société en commandite, qui s’est greffée sur la société nationale phylloxérée, sont l’aristocratie du jour, portant le costume de cérémonie, comme les anciens preux portaient le costume de cour, entourés de courtisans, de coryphées, de caudataires, de courtisanes et de nouveaux prêtres de Mammon ; tous bronzés, métallisés de cœur et d’âme.

Paris seul, le point d’universelle attraction, le centre rayonnant de la galanterie raffinée et de la prostitution galante, peut donner satisfaction aux désirs de luxe, de plaisir et d’érotisme des métalliques, qui se sont partagé la France en fiefs tributaires. Et l’exode se fait incessante, par flux et par reflux.

Ceux qui sont à demeure dans la grande cité qui rappelle tous les hauts lieux de pèlerinage de la libidinosité et des lubricités secrètes, sont des princes blasés, partant sceptiques, rêvant nouvelles frénésies de chair. Ceux forcés au séjour de province y accourent, assoiffés, se plonger aux piscines d’amour, dont les eaux ne sont pas précisément de source.

Cette affluence a fait ressusciter la maquerelle d’affaires, disparue depuis les scandales de la Régence : matrone importante, aux affinités politiques et judiciaires, souvent affublée d’un mâle jouant le rôle effacé de sigisbée, paraphant de son nom la colossale escroquerie qui fait des femmes attirées dans ses salons, sous prétexte de soirée, de bal et de concert, l’enjeu de combinaisons prostitutionnelles.

Les salons politiques ne sont qu’une variante de cette exploitation picaresque. Des hommes d’État, et non des moindres, y ont été pris au trébuchet, s’y sont irrémédiablement compromis, médusés par les œillades d’intrigantes savantes et artificieuses, qui, tout en captant leur confiance, collectionnaient traîtreusement les petits papiers : papillons de leurs faiblesses.

Le rôle que les petits papiers jouent dans le monde métallique est symptomatique de la confiance et de la sécurité qui y règne, comme aussi de la criminalité attachée à la plupart des entreprises qui s’y sont mijotées. Les femmes, mêlées aux marchandages d’influences et de consciences qui s’y maquignonnent, excellent dans le récolement, le collectionnement, les négociations de vente et de reprise des petits papiers, anesthésiant la prudence et faisant taire les scrupules sous le charme de leurs caresses érotiques, dans des abîmements de chairs.

Tout financier, dont les entreprises présentent des aléas menaçants, possède dans ses bureaux un service de dossiers de petits papiers ; la plupart insignifiants, pour qui connaît les mœurs de la confrérie. Mais telle est la frousse que ce genre de chantage inspire aux hommes d’État, aux politiciens et aux magistrats qui se sont trouvés mêlés à un titre quelconque à ces entreprises, que le mot seul de scandale financier les fait trembler.

Le commerce des décorations y joue un rôle non moins suggestif.

La décoration, rouge, bleue ou verte, est pour les métalliques un brevet de course à la confiance et à la fortune publique, et, telle, elle vaut cent fois son pesant d’or.

Il est donc peu probable qu’elle s’octroie pour les beaux yeux du titulaire, généralement, dans l’espèce, étranger à l’honneur, aux arts, aux sciences et à l’agriculture, si ce n’est celle de la carotte. Elle est, évidemment, le paiement d’un service rendu ou à rendre, un signe de ralliement et de reconnaissance, un échange d’équivalents.

Pour la gent moutonnière, un monsieur décoré apparaît encore comme un homme de mérite, d’honneur et de principes impeccables : de là, la course effrénée au ruban qui talonne tous les bons Français qui veulent épater et tondre leurs concitoyens, quelque convaincus qu’ils soient de la nullité de leurs titres à l’obtention de cette faveur.

On pourrait croire que les métalliques français sont ainsi privilégiés comme corsaires de la fortune publique. Point. Les cosmopolites, qui teintent si fortement la confrérie métallique, ont un fonds inépuisable de ces sortes de pavillons ; pour un ruban qu’un Français arbore à sa boutonnière, ils en fixent six à la leur, le tout réuni en rosette ; aussi sont-ils bien plus tabous.

Ces constatations sont simplement consignées ici pour mémoire, sans pensée aucune d’en faire la critique. Au contraire, je trouve cela très gai, d’une drôlerie infinie.

Je ne dis pas non plus que tous les métalliques soient sans honneur, sans mérite, sans vertu. La colle de crétin : « L’honneur est une île escarpée dont, sorti, on ne peut rentrer », est une devise de mirliton scolaire.

L’honneur est affaire de latitude et de tempérament, philosophiquement discutable comme celui que les femmes attribuent aux cent et six façons de coucher avec un homme. Il est et ne peut être que contingent aux faits de l’existence, faillible et défaillante, dont il suit, sans en rompre l’unité, les péripéties mouvementées : ainsi que le vaisseau, ballotté sur une mer orageuse, et que le naufrage seul dans l’abîme décapite de son pavillon. Ce n’est pas une bosse ni un accroc qui fausse une arme : et dans la bataille de la vie qui n’est pas bosselé ? L’honneur n’est ni une quotité ni une qualité ; c’est un argument.

Quant aux mérites, chacun a les siens. Ceux du peuplier ne sont pas ceux du chêne, quoique se balançant à la même hauteur.

Il en est de même des vertus. Il n’y a que les morts qui n’en ont plus.

Si la moralité est très relative dans les métalliques, en revanche ils en ont une conception assez large pour se servir de celle des autres et s’en faire une barrière pour la sécurité de ce qui leur appartient.

Leur tension cérébrale les névrose jeunes, au point d’être torpillés au contact de la femme qui exerce souvent sur eux un empire dont ils sont les victimes, assujettis encore par leur érotisme constitutionnel qui en fait des êtres doubles, alternant de pingrerie et de bongarçonnisme, de brusquerie et d’affection, de maussaderie et de jovialité, de défiance et d’abandon, incidence qui révèle en eux une idiosyncrasie perturbaturée.

L’idiosyncrasie particulière aux métalliques se manifeste par une propension à tout rapporter à l’argent, à lui sacrifier toute pudeur, à croire que toute conscience est à vendre, pourvu qu’on y mette le prix.

C’est la morale du baron Tamponneau, la grande lumière du Métallisme. C’était aussi celle de Napoléon, qui l’appliqua dans les cours et parmi la diplomatie continentale : corruption dont le succès parut prouver qu’il était dans le vrai.

Le j’m’enfoutisme, que les métalliques affichent, n’est souvent que l’affectation d’un scepticisme qui prend sa source dans le mépris qu’ils éprouvent pour l’humanité. C’est souvent aussi un truc pour se débarrasser des importuns qui les assaillent.

L’esprit de l’argent leur tient lieu de tout.

L’esprit de l’argent compense la connaissance de toutes les sciences, la pratique de toutes les vertus. Il régit souverainement le monde, édicte les mœurs, décrète la morale publique ; il est l’arbitre de la paix et de la guerre, il aplanit les montagnes, comble les précipices, sépare ou rassemble les continents.

Il est la foi, l’espérance et l’amour ; il lie, concilie, imprime au cœur la joie et la tristesse, l’allégresse et le désespoir.

Il embrasse l’humanité d’une chaîne enchantée dont chaque chaînon porte en lui la vie et la mort. Il moralise et corrompt. Il est l’héroïsme et le crime, l’amour et la haine, le triomphe et l’abîme.

Il hausse et abaisse, il ouvre les portes de diamants aux moindres et creuse le tombeau au génie ; il fait d’un soldat un empereur et de Bélisaire un mendiant ; il pulvérise les grandes cités et en fait des déserts ; il abat et réédifie les bastilles, condamne, proscrit et immortalise.

Il est Mammon, dieu défiant l’Autre, dont il éclipse la puissance.

Comme les dieux de l’Olympe, les Métalliques, dépositaires de cette toute-puissance, portent en eux toutes les appétences satyriques.

Tous leurs effets, latents ou foudroyants, sont calculés.

Leur philanthropie elle-même est un calcul ; c’est la part du feu qu’ils abandonnent à la meute enchaînée mais hurlante des réprouvés de la terre, toujours refoulée et toujours à l’assaut du Paradis perdu.

Le baron Tamponneau eut un jour un mot qui résume la philanthropie métallique :

— C’est de l’ensemencement, répondit-il au marquis de Catenète qui le félicitait sur ses libéralités périodiques prônées par les journaux mondains.

L’esprit de l’argent est essentiellement aphrodisiaque ; il est par excellence la déterminante de la prostitution ; aussi bien de celle qui s’étale dans les palais et sur les marches du trône, que de celle qui court les rues ; et ses effets sont réflexes.

Je ne range pas, parmi les métalliques, les Harpagons et les Shylocks, s’il en existe encore ; Gobseck est devenu un brillant Lucingen moderne. L’usurier classique lui-même s’est transformé ; s’il prête toujours à cinquante pour cent, il paie la différence en or.

Ce préambule, définissant les caractères des Métalliques, paraîtra bien grave pour un ouvrage léger ; ce qui va suivre semblera bien léger pour un sujet sérieux. Ainsi se compose la vie, et c’est la vie dans son activité dévorante que j’expose, avec la sérénité du sage, dont tout le mérite est de ne plus être jeune, et la placidité de l’amiral Borgnasse, astronome distingué, photographiant des culs pour en faire des étoiles, dont il se propose de consteller l’observatoire de Meudon.