Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/01

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 11-20).
II.  ►


I


Une maison solide. — La dynastie Tamponneau. — Royauté de l’argent. — Sens métallique merveilleux. — Intendant régence. — Les rêveries du baron. — L’attraction métallique. — Constatation de forme. — Outsiders et Pomponnettes de courtine. — Philosophie mondaine. — Les femmes qui éclairent.


À la mort du baron Michel Tamponneau, deuxième du nom de la dynastie régnante, sa fortune évaluée, sur inventaire, à douze milliards, déduction faite des reprises de sa veuve, la baronne douairière, née de la Bergerie, fut partagée entre ses quatre fils : Lucien, Jacques, Antoine et Philippe.

Lucien, l’aîné, hérita pour sa part de la maison de banque et de trois milliards, représentés par des valeurs d’État, d’industrie et financières, une centaine d’immeubles de rapport à Paris, la propriété seigneuriale d’Amblèves, et les châteaux de la Romelière, de Turpinaudet, de Glimor et de la Salzenière.

Pour obéir au vœu de leur père, les Tamponneau laissèrent leurs fonds dans la banque, à charge par Lucien de les faire fructifier.

Le fonds de roulement de l’établissement financier ainsi constitué était de neuf milliards.

Pendant que l’aîné des Tamponneau, resté au poste d’honneur, gouvernait souverainement la machine paternelle, aux multiples complications, aux attaches universelles, dont chaque coup de piston avait sa répercussion dans le monde entier, ses frères, non moins bien apanagés, vécurent en princes royaux à qui rien ne peut être refusé, s’alliant à la grande noblesse et procréant une descendance dont les filles épousèrent des ducs, des princes et des comtes.

Les Tamponneau avaient les plus beaux châteaux de France, les chasses les plus giboyeuses, des hôtels princiers, les femmes les plus élégantes.

Ils eurent les plus beaux chevaux, les plus riches équipages, les plus séduisantes maîtresses, les tableaux les plus estimés, les livres les plus précieux, les fantaisies les plus rares, les joyaux les plus recherchés, tout ce que l’or peut donner.

Ce faste impérial, laborieusement sélectionné par leurs cochers, leurs intendants et des experts attitrés, ne pouvait manquer de leur faire attribuer un goût et des connaissances artistiques raffinés, aussi les journaux mondains ne cessaient-ils de les prôner comme des élites de l’esprit et du goût.

Cependant, de tout le luxe qui les entourait, les Tamponneau ne connaissaient que l’apparat.

Qu’avaient-ils besoin de connaissances particulières ou générales sur ces matières, alors que les plus grands talents de l’Europe s’offraient pour les servir, dans tout ce qui demande un effort musculaire ou cérébral ?

Leur or suffisait à tout. Jacques fut de l’Académie, Antoine, de l’institut, et Philippe, président des Congrès de savants.

Mais dans les Conseils d’administration des puissantes Compagnies industrielles et financières qu’ils patronnaient, leur supériorité les auréolait en dieux du métal. Nul ne connaissait mieux qu’eux la science des chiffres, l’algèbre et la littérature des affaires. Nul n’avait une conception plus nette de leur exploitation. Nul n’était doué d’un esprit de résolution aussi magistral.

L’habileté de leur diplomatie les avait rendus nécessaires à toutes les cours et à tous les gouvernements. Pas un emprunt important n’était négocié sans leur concours.

Cette supériorité, intellectuellement mécanique, ils la devaient à la science de l’argent, infuse en eux.

Ils n’en possédaient pas seulement la science, ils en avaient le sens intime. Rien qu’au doigté, Jacques reconnaissait une pièce fausse. Rien qu’à la vue, Antoine évaluait exactement la somme d’une pile d’or ou d’argent, si haute qu’elle fût. Philippe y devinait un cheveu intercalé.

Le plus merveilleux était Lucien ; il distinguait au flair un faux billet de banque.

C’était d’atavisme ; leur père, feu Michel Tamponneau, doué sous ce rapport de la double vue, avait déterré plusieurs fois des trésors cachés.

Lucien était le plus en vue des Tamponneau. Il incarnait les quatre grands Tamponneau et tous les Tamponneau juniors.

Il ne se targuait pas, comme ses frères, de goût scientifique et littéraire, mais il en avait.

À l’instar de Louis xv, de Louis-Philippe et de Léopold Ier de Belgique, il s’était passionné pour les ouvrages de style érotique, dont il possédait la plus curieuse collection.

C’étaient ses livres de chevet, les seuls qui eussent le don de calmer ses exacerbations névrotiques, de dissiper ses soucis d’affaires et de fixer ses préférences.

En fait de femmes, son jugement était impeccable.

On ne lui connaissait que cette intempérance.

Un jour, un Bérenger à la coule étant venu lui offrir la présidence d’honneur d’une ligue imaginaire contre l’abus des petites dames, il l’investit, ipso facto, surveillant des servantes d’une de ses métairies. Trois mois après, elles étaient enceintes.

Cette conclusion l’avait dégoûté des empiriques de la vertu.

Sa philanthropie était plus distinguée.

L’intendant de ses menus plaisirs, le marquis de Catenète, Lovelace de boudoir, secondé par des rabatteuses de choix, d’une discrétion et d’une sûreté de jugement qui ne se rencontrent que dans les maquerelles du grand monde et des sacristies, courait Paris, sans négliger les agences de la zone galante, à la recherche de numéros suggestifs ; ce qui n’était pas toujours d’une découverte facile, car le goût du patron devenait complexe à mesure qu’il se blasait.

Souvent assis à son bureau, il échappait à l’absorption mécanique de ses combinaisons financières et restait des heures, les yeux fixés à la rosace du plafond, rêvant extatique.

En ces délicieux repos, son imagination lubrique, toujours active, créait des merveilles, faisait s’entr’ouvrir les cieux aux houris incandescentes. Un échevèlement de galbes charmants, de torses resplendissants, de chevelures d’almées, de gorges et d’embruns tentateurs, de suavités sensuelles, évoluant dans le rythme souri des prêtresses d’Éros, communiquaient à son visage cette béatitude d’enfant endormi qui fait dire qu’il rêve aux anges.

La vision évanouie, il condensait ses souvenirs et en faisait une composition idéale.

Mais Paris est l’Empyrée féminin. Bien souvent cette idéalité olympique se présentait inopinément à lui.

L’appât de l’or a des attractions si puissantes, qu’il donne de l’audace aux plus timides, de la rouerie aux plus innocentes, matagrabolise la pudeur des prudes et invergogne les vierges. Et parmi les étoiles qui constellent Paris, combien il en est que le billet de mille affole, et qui, lorsqu’elles ne peuvent payer de leur personne, sacrifient héroïquement leurs filles à Mammon !

Combien aussi parmi les ingénues, vierges autant que femme peut l’être, rêvent dans le silence de leurs méditations cabalistiques : chevaux, équipages, bijoux et dentelles, invoquant le dieu saturnal des pluies d’or !

Il en avait tant vu, l’opulent Tamponneau, de ces impeccables nudités d’encan, de ces houris dont aucun voile ne gazait les ardentes beautés, que son jugement en faisait l’arbitre des érotomanes du Métallisme.

Admirateur de la ligne, il avait établi de l’ensemble galbeux, qui physiquement constitue la plus haute valeur de la femme, une classification coordonnée, qu’il n’avait pas hésité, attendu sa sûreté, à offrir à M. Bertillon comme sujet infaillible de commensuration et de physionomie intime.

Ce fut au mérite de ce génial travail qu’on attribua la croix de commandeur de la Légion d’honneur qui lui fut depuis octroyée et dont il souffrit le martyre avec la résignation d’un héros.

Il aurait complété Rabelais, s’il en avait eu l’esprit, comme expéditeur de causes salées, minuteur de saquements cubilaires, et de génitoires culottantes.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Mais sa remarque, qu’il n’avait jamais vu deux culs se ressembler, mérite qu’on s’y arrête, car elle explique le sentiment qui pousse les hommes à la recherche du nouveau.

Le nouveau, c’est la femme des autres, ou mieux, toutes les femmes qu’on ignore.

Les hommes sont d’incorrigibles algébristes, des déterminateurs perpétuels de valeurs d’x. Et c’est probablement parce que l’amour est un calcul, qu’il entre dans les attributions spéciales des métalliques.

La discussion de ces aphorismes en est simple, et son application des plus faciles dans la bonne société, où on a généralement une philosophie d’état des plus commodes, très appréciable, vu la discrétion que les hommes d’éducation mettent à ne jamais parler de leur femme.

Par contre, la glorification des femmes d’autrui en fait de savants panégyristes.

Les femmes mariées doivent leur savoir un gré infini de ces indiscrétions ; sans elles, elles risqueraient fort d’être tout à fait oubliées.

Les métalliques sont des apologistes effrénés des charmes apparents et voilés de leurs maîtresses. Ils sont en cette matière d’une jobarderie déconcertante.

Grâce à eux, il est peu de femmes du monde qu’un affilié du Métallisme ne puisse complètement déshabiller en pleine rue, sous le costume le plus sévère, comme dans les salons, sous la toilette la plus correcte, en décrire le galbe, en analyser les nuances, en signaler les particularités charmeresses.

Cette loquographie passionnante est d’un entraînement magique dans le sport du flirt à prédispositions érotiques ; les outsiders de la galanterie mondaine et les Pomponnettes de courtine lui doivent la cour de chevaliers de l’écu dont elles sont entourées, et les sigisbées à l’as de cœur qui partagent leur royale opulence.

Le baron Lucien avait deux de ces maîtresses d’apparat, qu’il savait ne posséder qu’à titre de fermier général : la comtesse Laure de Salmondi, née princesse Praïssla, la splendide outsider du quartier Marbeuf, dont le mari, joueur décavé, puisait sans relâche dans la bourse du financier, et l’adorable Louise de la Rive de Valbonnais, née Jeannette Van den Broeck, Pomponnette vertueuse à trois cents louis par mois, portant avec une élégance drapée les couleurs de son patron.

Aucune des particularités physiques et érotiques de ces deux beautés parisianisées n’était ignorée des familiers du baron, auquel elles servaient de réclame et dont les argentangines échos mondains ne parlaient qu’avec admiration.

Ces indications somptuaires avaient impulsé les écouteurs, devenus voyeurs par suggestion. Ceux qui n’avaient que leurs beaux yeux et le mérite d’un appendice dodrontal, l’emportèrent sur les princes du Métallisme auprès des deux grandes hétaïres. Ce qui prouve que l’argent n’est pas tout.

Cela était bien égal au baron ; ses maîtresses attitrées étaient des meubles. Il ne trouvait pas plus malséant que ses amis couchassent avec elles, que de les voir s’asseoir sur les fauteuils de ses salons. On n’en était que plus intime.

Son épouse, la toute belle Suzanne Woerston, une Anglaise idéale, comme les filles d’Angleterre savent l’être, quand elles se mêlent d’être divines, d’une élégance raffinée qui en avait fait une des reines adorées de Paris opulent, femme de haut style d’ailleurs, ne s’occupait en aucune manière des affaires financières ou particulières de son mari. Royale cavale de l’hérédité monarchique, elle se prêtait soumise à la constitution matrimoniale, aux stricts rapprochements marsupiens du régime concordataire. Par accord tacite autant que mondain, les amis de l’un étaient les amis de l’autre, la part faite de familiers qui restaient cantonnés dans leurs attributions, comme jadis les gentilshommes de la chambre de Monsieur et de la chambre de Madame.

Ceux de la baronne avaient certainement pour eux la jeunesse, des qualités et des aptitudes d’ordre purement physique qui ne se rencontraient que très superficiellement en ceux du baron.

L’idole des Phaons et des Adonis de salons était, pour eux, une protectrice aussi éclairée qu’éclairante.

Un homme cependant la tenait en échec : le cocher de la duchesse de Rascogne.