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PHÈDRE

l’idée que l’amour est condition de la reproduction n’est pas étrangère au Phèdre ; mais, à la différence du Banquet, il en fait de préférence ressortir l’abjection (250 e sq.). C’est qu’en réalité il est plus soucieux encore que n’était le Banquet de montrer comment de la sensualité, même la plus naturelle, on peut passer à l’idéalité ; c’est en vue d’expliquer dans quels cas ce passage ne se réalise pas, qu’il est conduit d’autre part à analyser avec le soin le plus attentif l’émotion sensuelle sous l’aspect que le milieu social tenait pour le plus noble et le plus étranger à l’animalité. Il le fait de telle sorte que son analyse en est une peinture si extraordinairement vivante que certains ont voulu y voir le souvenir, encore chaud d’émotion, d’une expérience personnelle[1]. Cette insistance, néanmoins, ne semble pas avoir d’autre objet que de faire sentir à quelles embûches est exposée l’âme dans son union à un corps terrestre ; de donner à comprendre sur quel point précis doit porter son effort pour être capable d’en tourner la bassesse, la perversité même, au profit de son élévation. Sans doute un motif d’équilibre intervient-il aussi dans la pensée de Platon : s’il y a un amour « droit » et un amour « gauche », la méthode de division dichotomique exige que ce dernier, dans l’analyse ou dans la description, ne soit pas escamoté, ni ses jouissances voilées pour faire valoir plus sûrement les joies contemplatives que l’autre promet ; on obtiendrait ainsi l’effet contraire de celui qu’on cherche. Au

  1. Cf. 253 e-254 b, 255 e sq., 256 cd. — L’interprétation à laquelle je fais allusion est notamment celle de Wilamowitz Platon I², p. 468 sq. (cf. p. 44 et saep.). La question serait de savoir si un grand artiste ne peut peindre avec force que les sentiments qu’il a lui-même éprouvés et s’il n’est pas capable d’y réussir par l’observation d’autrui et grâce au pouvoir qu’il possède de faire vivre des émotions qui ne sont pas les siennes, au point même de sympathiser avec elles. Dira-t-on que Plaute ou Molière ou Balzac doivent avoir été eux-mêmes des avares pour avoir pu peindre l’avarice comme ils ont fait ? Peut-être est-il plus sage de voir ce qui est, que d’ériger en fait ce qu’on ignore totalement. Or ce qui est, c’est la condamnation par Platon de pratiques dont il avait autour de lui d’innombrables exemples et dont la psychologie spéciale était pour lui d’un si grand intérêt. Que cette condamnation provienne d’un repentir et manifeste un triomphe de la volonté, c’est une chose que sans doute nous ne saurons jamais. Cf. p. c sqq. et Banquet, Notice p. xliv sqq.