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avoir les autres biens qui communiquent à l’homme la bonté.
2. Mais pour cette charité nous devons supporter patiemment même les rancunes du monde ; car il faut que le monde nous haïsse, puisqu’il voit repousser ce qu’il aime. Mais Notre-Seigneur nous donne par son exemple une grande consolation. Après avoir dit : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres », il ajoute aussitôt : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant, vous ». Pourquoi les membres s’élèveraient-ils au-dessus de la tête ? Tu refuses de faire partie du corps, si tu ne veux pas t’exposer, comme ton modèle, à la haine du monde. « Si vous étiez du monde », dit-il, « le monde aimerait ce qui serait à lui ». Il adresse évidemment ces paroles à toute l’Église ; car elle se trouve souvent elle-même désignée sous le nom de monde, comme en cet endroit : « Dieu était en Jésus-Christ, se réconciliant le monde [1] » ; et en cet autre passage. « Le Fils de l’homme n’est « pas venu pour juger le monde, mais pour a que le monde fut jugé par lui[2] ». Jean dit dans une de ses épîtres : « Nous avons pour avocat auprès du Père, Jésus-Christ le Juste ; il est la victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde[3] ». Tout le inonde, c’est donc l’Église, et tout le monde hait l’Église. Le monde hait donc le monde ; le monde ennemi hait le monde réconcilié ; le monde damné hait le monde sauvé ; le monde corrompu liait le monde qui a été purifié.
3. Mais ce monde que Dieu se réconcilie en Jésus-Christ, qui est sauvé par Jésus-Christ et à qui tout péché est remis par Jésus-Christ, ce monde a été choisi dans le monde ennemi, condamné et corrompu. De cette masse qui avait péri tout entière en Adam sont tirés des vases de miséricorde, et ces vases d’élection constituent le monde qui appartient à la réconciliation ; et voilà le monde que déteste cet autre monde tiré de la même masse, mais contenu dans des vases de colère destinés à la perdition[4]. Enfin, après avoir dit : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui », Notre-Seigneur ajoute incontinent :« Mais parce que vous n’êtes point du monde et que je vous ai choisis du milieu du monde, le monde vous hait ». Ils étaient donc du monde, mais ils en avaient été tirés, pour n’en faire plus partie, et ils n’en avaient été tirés ni par leurs mérites, car ils n’avaient préalablement accompli aucune bonne œuvre, ni par leur nature qui avait été viciée tout entière jusque dans sa racine, par le libre arbitre ; ils en avaient été tirés par une grâce toute gratuite, c’est-à-dire par une véritable grâce. Celui qui a tiré le monde du monde l’a fait digne d’être élu, mais il ne l’a pas trouvé tel, « parce que le reste a été sauvé par une élection de la grâce ». « Or », dit l’Apôtre, « si c’est par la grâce, ce n’est « donc pas par les œuvres, autrement la grâce ne serait plus la grâce [5]. »
4. Mais, demandera quelqu’un, ce monde de la perdition qui hait le monde de la rédemption, comment s’aime-t-il lui-même ? Il s’aime, saris doute, mais d’un amour faux et non d’un amour véritable ; ainsi, à proprement parler, il se hait et ne s’aime pas véritablement. « Car, celui qui' aime l’iniquité, hait son âme[6] ». Cependant, on dit que le monde s’aime, parce qu’il aime l’iniquité qui le rend méchant. On dit de même qu’il se hait, parce qu’il aime ce qui lui nuit. Il hait donc sa nature ; il aime le vice. Il hait ce qu’il est devenu par un effet de la bonté de Dieu ; il aime ce qu’il a fait lui-même en lui par sa libre volonté. C’est pourquoi, si nous voulons bien le comprendre, il nous est défendu, et, en même temps, commandé de l’aimer. Il nous est défendu de l’aimer par ces paroles : « Gardez-vous d’aimer le monde[7] ». Nous avons ordre de l’aimer, car Jésus-Christ nous a dit : « Aimez vos ennemis[8] ». Ces ennemis, c’est le monde qui nous hait. Nous avons donc défense d’aimer dans le monde ce qu’il aime en lui-même, et nous avons ordre d’aimer en lui ce qu’il hait en lui-même, c’est-à-dire l’ouvrage de Dieu et les différentes consolations de sa bonté. Nous avons donc défense d’aimer en lui le vice et ordre d’aimer la nature, puisqu’en lui-même il aime le vice et qu’il hait la nature. Ainsi l’aimerons-nous et le haïrons-nous comme il convient, puisqu’il s’aime et se hait d’un amour désordonné.

  1. 2 Cor. 5, 19
  2. Jn. 3, 16
  3. 1 Jn. 2, 1-2
  4. Rom. 9, 21-23
  5. Rom. 11, 5-6
  6. Ps. 10, 6
  7. 1 Jn. 2, 15
  8. Lc. 6, 27