Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/481

Cette page n’a pas encore été corrigée

pour ne nous rendre pas au festin. Et pour vous convaincre, mes frères, que ce qui est signalé par les cinq sens qui figurent ici, ce n’est pas la volupté ni le plaisir charnel, mais une espèce de curiosité, remarquez qu’il n’est pas dit : « J’ai acheté cinq paires de bœufs », je vais les mener paître, mais : « je vais les essayer. » Vouloir les essayer, ce n’est pas vouloir rester dans le doute, c’est en vouloir sortir comme voulut en sortir saint Thomas, par le témoignage des sens. Je veux voir, toucher, porter les doigts, disait-il. « Oui, reprit Jésus, mets le doigt dans mon côté, et ne sois plus incrédule. » Pour toi j’ai été mis à mort, et pour te racheter j’ai répandu mon sang par l’ouverture que tu veux sonder ; et si tu ne me touches, tu doutes encore de ma parole ! Eh bien ! ce que tu veux de plus, le voilà, je te l’offre ; touche, mais crois ; sonde mes plaies et guéris les tiennes.
6. « J’ai pris une femme. » C’est ici l’obstacle de la volupté charnelle. Ah ! combien elle en éloigne de Dieu ! Si seulement ce n’était qu’en dehors de nos rangs ? Beaucoup s’écrient en effet On n’est pas bien sans les joies de la chair ; et ils répètent, comme l’a observé l’Apôtre : «Mangeons et buvons car demain nous mourrons [1]. » Et qui est revenu d’entre les morts ? Qui nous a redit ce qui se passe parmi eux ? Nous n’emportons avec nous que les jouissances que nous prenons maintenant. Parler ainsi, c’est avoir pris femme, c’est étreindre la chair, c’est goûter les joies de la chair. On s’excuse alors de venir au festin, mais ne va-t-on pas mourir de la faim intérieure? Écoutez saint Jean, Apôtre et Évangéliste « N’aimez, dit-il, ni le monde, ni ce qui est dans le monde. » O vous qui vous rendez au banquet divin, « n’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde. »
Saint Jean ne dit point : Ne possédez pas, mais : « N’aimez pas. » Toi, tu possèdes, tu t’attaches, tu aimes : cet amour des choses de la terre est comme une glu pour les ailes de l’âme. La convoitise même te lie. Qui te donnera des ailes comme à la colombe ? Quand prendras-tu ton essor pour le séjour du repos véritable[2], dès qu’ici tu cherches, dans de coupables attachements, un repos trompeur ? « N’aimez point le monde.» c’est le cri de la trompette céleste et cette trompette divine fait aussitôt retentir aux oreilles de l’univers entier : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Quiconque aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; car ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle[3]. » Cet Apôtre commence par où finit l’Évangile ; le premier caractère indiqué par lui est le dernier que montre l’Évangile. Ainsi la convoitise de la chair : « j’ai pris une femme ; » la convoitise des yeux : « j’ai acheté cinq paires de bœufs ; » l’ambition du siècle, « j’ai acheté une métairie.»
7. Si nous voyons ici la partie pour le tout, et les yeux pour les autres sens, c’est qu’ils sont les principaux. Aussi la vue étant la fonction propre des yeux, le mot voir s’applique à l’action de tous les sens. Comment ? Ne disons-nous pas d’abord, en parlant des yeux eux-mêmes : Vois comme cet objet est blanc, regarde et vois comme il est blanc ? Voilà pour les yeux. Nous disons – encore : Écoute et vois combien cette voix est harmonieuse. Pouvons-nous dire réciproquement : Écoute et vois comme cet objet est blanc ? Ce mot Vois exprime ainsi l’action de tous les sens, ce qu’on ne peut pas dire du terme propre à chaque sens. Écoute et vois combien ce chant est harmonieux ; flaire et vois comme c’est parfumé ; goûte et vois comme c’est bon ; touche et vois comme c’est doux. Puisqu’il s’agit ici de l’action des sens, ne devrait-on pas dire plutôt : Écoute et sens comme ce chant est harmonieux ; flaire et sens comme c’est parfumé ; goûte et sens comme c’est chaud ; palpe et sens comme c’est poli, comme c’est doux ? Nous ne parlons pourtant pas ainsi. Le Seigneur lui-même, en apparaissant, après sa résurrection, à ses disciples qu’il voyait chancelants encore dans la foi et persuadés qu’ils étaient en présence d’un esprit, leur dit : « Pourquoi doutez-vous, et pourquoi ces pensées s’élèvent-elles dans votre cœur ? Voyez mes mains et mes pieds. » Non content d’avoir dit : « Voyez », il ajoute : « Touchez, palpez, et voyez[4]. » Regardez et voyez, palpez et voyez ; les yeux seuls voient et pourtant on voit par tous les sens. Afin d’obtenir l’assentiment intérieur de la foi, le Sauveur se montrait aux sens extérieurs de ses disciples. Et nous, pour nous attacher à lui nous n’avons rien demandé à ces sens corporels ; notre oreille a entendu et notre cœur à cru ; et ce que nous avons entendu, nous l’avons entendu, non pas de sa bouche, mais de la bouche de ses prédicateurs, de la bouche de ces hommes qui assis au festin nous y invitaient en nous en disant les douceurs.
8. Par conséquent, loin de nous les excuses

  1. 1Co. 15, 32
  2. Psa. 54, 7
  3. Jn. 2, 15-16
  4. Luc. 24, 38-39