Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 66-85).


X


Près de deux semaines se passèrent ainsi. La vie des habitants de Marino s’écoulait uniformément ; Arcade faisait le sybarite et Bazarof travaillait. On s’était habitué à lui, à son sans-façon, à sa parole brève et brusque. Fénitchka surtout s’était tellement familiarisée avec lui, qu’une nuit elle le fit réveiller ; Mitia avait été pris de convulsions. Bazarof vint, resta près de deux heures, tantôt riant, tantôt bâillant, et soulagea l’enfant. Mais d’un autre côté Paul se mit à détester Bazarof de toutes les forces de son âme ; il le considérait comme un homme insolent, effronté, cynique, un vrai plébéien, qui avait peu d’estime pour lui, pour lui, Paul Kirsanof, et allait même peut-être jusqu’à le mépriser ! Son frère Nicolas craignait un peu le jeune nihiliste et doutait qu’il exerçât une heureuse influence sur Arcade ; mais il l’écoutait avec plaisir, et assistait volontiers à ses expériences de physique et de chimie. Bazarof avait apporté avec lui un microscope, et passait des heures entières l’œil sur cet instrument. Les domestiques s’étaient aussi habitués à Bazarof, quoiqu’il les traitât cavalièrement ; ils voyaient plutôt en lui un homme de leur bord qu’un maître. Douniacha ricanait volontiers avec Bazarof, et lui jetait à la dérobée des regards significatifs, lorsqu’elle passait en trottinant devant lui comme une petite caille ; Pierre, homme borné et pétri d’amour-propre, au front perpétuellement soucieux, dont les mérites étaient une attitude polie, savoir épeler, et brosser souvent sa redingote, se déridait et souriait même dès que Bazarof lui accordait la moindre attention ; les petits domestiques suivaient le docteur comme de jeunes chiens. Le vieux Prokofitch était le seul qui ne l’aimât point ; il le servait à table d’un air maussade, l’appelait équarrisseur, va-nu-pieds, et disait qu’avec ses longs favoris Bazarof ressemblait à un cochon dans un buisson. Prokofitch n’était pas moins aristocrate en son genre que Paul Petrovitch lui-même.

On était au commencement de juin, le plus beau mois de l’année. Le temps était magnifique ; il est vrai que le choléra approchait, mais les habitants du gouvernement de X… ne le craignaient plus beaucoup. Bazarof se levait de grand matin, et se rendait à deux ou trois verstes de sa maison, non point pour se promener (il ne pouvait souffrir les promenades), mais pour ramasser des plantes et des insectes. Arcade l’accompagnait quelquefois. En revenant, il arrivait assez souvent aux deux amis de disputer, et Arcade était ordinairement vaincu quoiqu’il parlât beaucoup plus que son compagnon. Un jour qu’ils tardaient à revenir, Kirsanof alla au-devant d’eux dans le jardin ; arrivé prés du bosquet, il entendit les pas précipités et la voix des jeunes gens. Ils passaient de l’autre côté du bosquet et ne pouvaient le voir.

— Tu ne connais pas mon père, dit Arcade.

Kirsanof resta immobile.

— Ton père est un bon enfant, répondit Bazarof ; mais il n’est plus bon qu’à mettre sous la remise, il a pris sa retraite, il a fini sa chanson.

Kirsanof prêta l’oreille…, Arcade se taisait.

L’homme retraité resta encore quelques moments dans sa cachette ; puis il en sortit avec précaution et regagna le logis.

— L’autre jour je regarde ce qu’il fait ; il lisait Pouchkine, poursuivit Bazarof. Fais-lui comprendre, je t’en prie, que c’est absurde. Il n’est plus un jouvenceau, et devrait jeter aux orties tout ce fatras. Qui s’intéresse de nos jours au romantisme, à la poésie ? Donne-lui quelque bon livre à lire.

— Que pourrait-on lui donner ? demanda Arcade.

— On pourrait commencer par le Stoff und Kraft[1], de Buchner, par exemple.

— J’y pensais, reprit Arcade ; ce livre est facile à comprendre.

— Nous voilà jugés, dit Kirsanof le même soir à son frère, qu’il était venu trouver dans son cabinet ; nous ne sommes plus bons qu’à être mis sous la remise, nous avons fini notre chanson. Après tout, Bazarof a peut-être raison. Ce qui me chagrine dans tout ceci, c’est que j’espérais précisément me rapprocher étroitement et amicalement d’Arcade, et voilà que je me trouve arriéré ; il m’a devancé, et nous ne pouvons plus nous comprendre.

— Comment t’aurait-il devancé ? et qu’est-ce qui le distingue tant de nous autres ? s’écria Paul avec impatience ; c’est ce monsieur, ce nihiliste qui lui a fourré tout cela dans la tête ! Je ne peux pas souffrir ce carabin ; c’est un vrai charlatan, à mon avis ; je suis sûr que malgré toutes ses grenouilles il n’en sait pas long, même en physique.

— Non, mon frère, je crois que tu te trompes, lui répondit Kirsanof ; il est intelligent et instruit.

— Et quel amour-propre ! C’est vraiment révoltant ! continua Paul.

— Il ne manque pas d’amour-propre, j’en conviens, reprit son frère ; c’est inévitable, à ce qu’il paraît. Mais voici une chose qui me passe. Je fais tout ce que je peux pour marcher avec le siècle ; j’ai fait une position à mes paysans et établi une ferme sur mes terres, ce qui m’a valu d’être appelé rouge dans tout le gouvernement ; je lis, j’étudie, et fais des efforts pour être au niveau des besoins du pays, et ils disent que ma chanson est finie. Après tout il est bien possible qu’ils aient raison.

— Comment cela ?

— Écoute, aujourd’hui j’étais assis à lire Pouchkine ; je venais de commencer les Bohémiens… lorsque tout à coup Arcade s’approche de moi en silence avec une sorte de compassion caressante ; il me prit doucement mon livre, comme il l’eût fait à un enfant, et le remplaça par un autre, un livre allemand… puis, il sourit et se retira en emportant Pouchkine.

— Vraiment ? Et quel est le livre qu’il t’a donné ?

— Le voici.

Kirsanof sortit de la poche de derrière de sa redingote la neuvième édition de la fameuse brochure de Buchner. Paul en tourna quelques pages.

— Arcade s’occupe de ton éducation, dit-il ; as-tu essayé de lire cela ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Il faut que je sois bête ou que l’auteur n’ait pas le sens commun. Mais c’est sans doute moi qui suis bête.

— Tu n’as pas oublié ton allemand ? demanda Paul.

— Non…

Paul tourna le livre dans ses mains, en regardant son frère à la dérobée. Ils se taisaient l’un et l’autre.

— À propos, dit Kirsanof qui voulait changer de conversation, j’ai reçu une lettre de Koliazine.

— De Matvei Ilitch ?

— Oui. Il est arrivé à X… pour passer l’inspection du gouvernement. C’est maintenant un personnage ; il me dit qu’en sa qualité de parent il désire beaucoup nous voir, et m’invite à me rendre à la ville avec toi et Arcade.

— Iras-tu ? demanda Paul.

— Non ; et toi ?

— Moi, non plus. Je ne vois pas la nécessité de me traîner à cinquante verstes pour ses beaux yeux. Matthieu veut se montrer à nous dans toute sa gloire ; que le diable l’emporte ! Il devrait se contenter de l’encens administratif. Le voilà conseiller intime ; la belle affaire ! Si j’avais continué à servir, à porter le collier de misère, je serais maintenant général aide de camp ; d’ailleurs nous sommes sous la remise.

— Oui, mon frère. Il est temps, à ce qu’il paraît, de nous commander des cercueils et de nous croiser les bras sur la poitrine, dit Kirsanof avec un soupir.

— Quant à moi, je ne me rendrai pas si facilement, reprit Paul ; j’aurai encore une bataille avec ce beau docteur ; tu peux y compter.

La bataille eut lieu le soir même pendant que l’on prenait le thé. Paul était descendu dans le salon, déjà tout irrité et prêt au combat. Il n’attendait qu’un prétexte pour se jeter sur l’ennemi ; mais l’attente fut longue. Bazarof parlait habituellement peu en présence des « deux vieux, » comme il nommait les deux frères ; d’ailleurs il se sentait ce soir-là mal disposé et avalait une tasse après l’autre dans le plus complet silence. Paul était dévoré d’impatience ; il finit cependant par trouver l’occasion qu’il cherchait.

On se mit à causer d’un propriétaire du voisinage.

— C’est un cornichon, un méchant aristocrate, dit paisiblement Bazarof qui l’avait connu à Pétersbourg.

— Permettez-moi de vous demander, lui dit Paul, dont les lèvres tremblaient, si les mots de cornichon et d’aristocrate sont, suivant vous, synonymes ?

— J’ai dit « méchant aristocrate, » répondit Bazarof en aspirant négligemment son thé.

— C’est vrai ; mais je suppose que vous mettez les aristocrates et les méchants aristocrates sur le même pied. Je crois devoir vous prévenir que telle n’est pas mon opinion. J’ose dire que je suis généralement reconnu pour un homme libéral et aimant le progrès ; mais c’est précisément pour cela que j’estime les aristocrates, les véritables aristocrates. Rappelez-vous, mon cher monsieur (Bazarof leva les yeux sur Paul), rappelez-vous, mon cher monsieur, répéta-t-il avec hauteur, les aristocrates anglais. Ils ne cèdent pas un iota de leurs droits, et n’en respectent pas moins les droits des autres ; ils exigent ce qui leur est dû et ne manquent jamais eux-mêmes à ce qu’ils doivent aux autres. L’aristocratie a donné la liberté à l’Angleterre et elle en est le plus ferme appui.

— C’est une vieille chanson que nous avons souvent entendue, répondit Bazarof ; mais que prétendez-vous prouver par cela ?

— Je prétends prouver par ça, mon cher monsieur — (Paul, lorsqu’il se mettait en colère, employait certaines locutions familières, quoiqu’il sût fort bien qu’elles étaient défectueuses. Cette habitude remonte au règne de l’empereur Alexandre. Les grands seigneurs de l’époque, lorsqu’il leur arrivait de parler leur langue maternelle, affectaient une prononciation vicieuse comme pour donner à entendre qu’en leur qualité de grands seigneurs il leur était permis de dédaigner les règles de la grammaire, imposées aux écoliers) — je prétends prouver par ça que, sans la conscience de sa propre dignité, sans le respect de soi-même, et ces sentiments sont familiers à l’aristocratie, il ne saurait exister de solides fondements pour le… bien public[2]… pour l’édifice public. L’individu, la personnalité, mon cher monsieur, voilà l’essentiel ; la personnalité humaine doit être résistante comme un roc, car tout repose sur cette base. Je sais fort bien que vous trouvez risibles mes manières, mon costume, jusqu’à mes habitudes de propreté ; mais tout cela découle du respect de soi-même, du sentiment du devoir, oui, oui, monsieur, du devoir. J’habite le fond de la province, mais je ne m’abandonne pas pour cela, je respecte l’homme en ma personne.

— Permettez, Paul Petrovitch, lui répondit Bazarof ; vous dites que vous vous respectez, et vous restez assis les bras croisés ; quel avantage cela procure-t-il au bien public ? Vous ne vous respecteriez pas, que vous n’agiriez pas autrement.

Paul Petrovitch pâlit.

— C’est une toute autre question, reprit-il ; il ne me convient nullement de vous expliquer maintenant pourquoi je reste les bras croisés, comme vous voulez bien le dire. Je voulais me borner à vous rappeler que l’aristocratie repose sur un principe, et que les hommes immoraux ou sans aucune valeur sont les seuls qui puissent vivre de nos jours sans principes. Je le disais à Arcade le lendemain de son arrivée, et je ne fais que vous le répéter aujourd’hui. N’est-ce pas vrai, Nicolas Petrovitch ?

Kirsanof fit de la tête un signe d’assentiment.

— Aristocratie, libéralisme, principes, progrès, répétait en attendant Bazarof. Que de mots étrangers à notre langue, et parfaitement inutiles ! Un vrai Russe n’en voudrait pas pour rien.

— Que lui faut-il donc, suivant vous ? À vous entendre, nous sommes en dehors de l’humanité, en dehors de ses lois. C’est un peu fort ; la logique de l’histoire exige…

— Qu’avons-nous besoin de cette logique-là ? Nous pouvons fort bien nous en passer.

— Comment ?

— Ah ! voici. Je pense que vous vous passez fort bien de logique pour porter un morceau de pain à votre bouche, lorsque vous avez faim. À quoi bon toutes ces abstractions ?

Paul leva les mains.

— Je ne comprends plus du tout, dit-il. Vous insultez le peuple russe. Je ne comprends pas que l’on puisse ne pas reconnaître des principes, des règles ! Qu’est-ce qui vous dirige donc dans la vie ?

— Je vous ai déjà dit, mon oncle, reprit Arcade, que nous ne reconnaissons aucune autorité.

— Nous agissons en vue de ce que nous reconnaissons pour utile, ajouta Bazarof : aujourd’hui il nous paraît utile de nier, et nous nions.

— Tout ?

— Absolument tout.

— Comment ? non-seulement l’art, la poésie, mais encore… j’hésite à le dire…

— Tout, répéta Bazarof avec une inexprimable tranquillité.

Paul le regarda fixement ; il ne s’attendait pas à cette réponse ; Arcade rougit de plaisir.

— Permettez, permettez, dit Kirsanof, vous niez tout, ou, pour parler plus exactement, vous détruisez tout… Cependant, il faut aussi rebâtir….

— Cela ne nous regarde pas… il faut avant tout déblayer la place.

— La condition actuelle du peuple l’exige, ajouta Arcade d’un air grave ; nous devons remplir ce devoir ; nous n’avons pas le droit de nous abandonner aux satisfactions de l’égoïsme personnel.

Cette dernière phrase déplut à Bazarof ; elle sentait la philosophie, c’est-à-dire le romantisme, car il donnait ce nom aussi à la philosophie ; mais il ne jugea pas à propos de contredire son jeune élève.

— Non ! non ! s’écria Paul dans un élan subit, je ne veux pas croire que vous autres, messieurs, vous ayez une juste opinion du peuple russe, que vous exprimiez ce qu’il demande, ses vœux secrets ! Non ! le peuple russe n’est pas tel que vous le représentez. Il a un saint respect pour la tradition ; il est patriarcal ; il ne peut vivre sans foi…

— Je n’essayerai pas de vous contredire, reprit Bazarof ; je suis même prêt à reconnaître que vous avez raison cette fois.

— Mais si j’ai raison…

— Mais cela ne prouve absolument rien…

— Absolument rien, répéta Arcade avec l’assurance d’un joueur d’échecs expérimenté, qui, ayant prévu un coup que son adversaire croit dangereux, n’en paraît nullement déconcerté.

— Comment cela ne prouve-t-il rien ? dit Paul avec stupéfaction ; vous vous séparez donc de votre peuple ?

— Et quand cela serait ? Le peuple croit que, lorsqu’il tonne, le prophète Élie se promène en char dans le ciel. Eh bien, faut-il que je partage son opinion à cet égard ? Vous croyez me confondre en me disant que le peuple est russe ; et moi, ne le suis-je pas aussi ?

— Non ; après tout ce que vous venez de dire, vous n’êtes point russe ! Je ne peux plus vous reconnaître pour tel.

— Mon grand-père conduisait la charrue, répondit Bazarof avec un orgueil superbe ; demandez au premier venu de vos paysans dans lequel de nous deux, de vous ou de moi, il reconnaît plus volontiers son concitoyen. Vous ne savez même pas parler avec lui.

— Et vous, qui savez parler avec lui, vous le méprisez.

— Pourquoi pas, s’il le mérite ? Vous blâmez la direction de mes idées ; mais qui vous dit qu’elle est accidentelle, qu’elle n’est point déterminée par l’esprit général de ce peuple que vous défendez si bien ?

— Allons donc ! Les nihilistes sont bien nécessaires !

— Qu’ils le soient ou non, ce n’est pas à nous à le décider. Ne vous supposez-vous pas aussi bon à quelque chose ?

— Messieurs, messieurs, point de personnalités, s’écria Kirsanof en se levant.

Paul sourit, et, posant la main sur l’épaule de son frère, il le força à se rasseoir.

— Sois tranquille, lui dit-il, je ne m’oublierai pas, précisément en raison de ce sentiment de dignité que persifle si vivement Monsieur. Monsieur le docteur, permettez, continua-t-il en s’adressant de nouveau à Bazarof ; vous croyez peut-être que votre manière de voir est nouvelle ? c’est une erreur. Le matérialisme que vous professez a déjà été en honneur plus d’une fois, et s’est toujours montré insuffisant…

— Encore un mot étranger ! reprit Bazarof. — Il commençait à devenir aigre, et sa figure avait pris une teinte cuivrée peu agréable à voir. — D’abord, je vous dirai que nous ne prêchons pas ; ce n’est pas dans nos habitudes…

— Que faites-vous donc ?

— Je vais vous le dire. Nous avons commencé par appeler l’attention sur les employés concussionnaires, sur le manque de routes, sur l’absence de commerce, sur la manière dont on rend la justice.

— Oui, oui, vous êtes des dénonciateurs, des divulgateurs[3] ; c’est le nom que l’on vous donne, si je ne me trompe. — Je suis d’accord avec vous sur un grand nombre de vos critiques ; mais…

— Puis, nous n’avons pas tardé à reconnaître qu’il ne suffisait pas de bavarder sur les plaies qui nous rongent, que cela n’aboutissait uniquement qu’à la platitude et au doctrinarisme ; nous nous aperçûmes que nos hommes avancés, nos divulgateurs, ne valaient absolument rien, que nous nous occupions de sottises, telles que l’art pour l’art, la puissance créatrice qui s’ignore elle-même, le parlementarisme, la nécessité des avocats et mille autres sornettes, tandis qu’il faudrait penser à notre pain quotidien, tandis que la superstition la plus crasse nous étouffe, tandis que toutes nos sociétés par actions font banqueroute, et cela uniquement parce qu’il y a disette d’honnêtes gens, tandis que la liberté des serfs elle-même, dont s’occupe tant le gouvernement, ne produira peut-être rien de bon, parce que notre paysan est prêt à se voler lui-même pour aller boire des drogues empoisonnées dans les cabarets.

— Bien, reprit Paul, très-bien. Vous avez découvert tout cela et ne vous en êtes pas moins décidés à ne rien entreprendre de sérieux.

— Oui, nous y sommes décidés, répéta Bazarof d’un ton brusque.

Il se reprocha tout à coup d’en avoir tant dit devant ce gentilhomme.

— Et vous vous bornez à injurier ?

— Nous injurions au besoin.

— Et c’est là ce qu’on nomme nihilisme ?

— C’est ce que l’on nomme nihilisme, répéta Bazarof, mais cette fois d’un ton particulièrement provoquant.

Paul cligna un peu les yeux.

— À la bonne heure ! dit-il avec un calme forcé qui avait quelque chose d’étrange. Le nihilisme doit remédier à tout, et vous êtes nos sauveurs et nos héros. À merveille ! Mais pourquoi insultez-vous tant les autres, ceux que vous appelez les bavards ? Ne bavardez-vous pas comme eux ?

— Allons donc ! Si nous avons un reproche à nous faire, ce n’est pas celui-là, répondit Bazarof entre ses dents.

— Comment ? Est-ce que vous auriez la prétention d’agir, ou seulement de vous préparer à l’action ?

Bazarof resta silencieux. Paul tressaillit ; mais il se calma presque aussitôt.

— Hum !… agir, détruire, reprit-il ; mais comment peut-on détruire sans savoir même pourquoi on détruit ?

— Nous détruisons parce que nous sommes une force, dit gravement Arcade.

Paul jeta les yeux sur son neveu et sourit.

— Oui, la force n’a point de compte à rendre, ajouta Arcade en se redressant.

— Le malheureux ! s’écria Paul hors d’état de se contenir plus longtemps. Si tu voulais te rendre compte seulement de ce que tu soutiens en Russie avec ta ridicule sentence ! C’est vraiment par trop fort ; il faudrait avoir la patience d’un ange pour supporter tout cela ! La force ! le sauvage Kalmouk et le Mongol n’en manquent pas non plus ; mais à quoi peut-elle nous servir ? Ce qui doit nous être précieux, c’est la civilisation ; oui, oui, mes chers messieurs, les fruits de la civilisation. Et ne me dites pas que ces fruits sont insignifiants ; le dernier barbouilleur d’enseignes, le misérable joueur de polkas et de valses auquel on donne cinq kopeks par soirée, sont plus utiles que vous ; parce qu’ils sont des représentants de la civilisation, et non point de la force grossière des Mongols ! Vous vous croyez des hommes avancés, et votre place serait dans une kibitka[4] de Kalmouk ! La force ! rappelez-vous donc, messieurs les forts, que vous êtes une douzaine en tout, tandis que les autres se comptent par myriades, par millions, et ne vous permettront pas de fouler aux pieds leurs plus saintes croyances ; ils vous écraseront !

— S’ils nous écrasent, nous y passerons, reprit Bazarof ; mais vous êtes loin de compte. Nous sommes plus nombreux que vous ne le supposez.

— Comment ? vous croyez sérieusement que vous pouvez mettre à la raison le peuple entier ?

— Vous devez savoir qu’une chandelle d’un sou a suffi pour brûler toute la ville de Moscou[5], répondit Bazarof.

— C’est ça, c’est ça ; d’abord une fierté presque satanique ; ensuite l’ironie de mauvais goût. Voilà ce qui entraîne la jeunesse ; voilà ce qui séduit les cœurs inexpérimentés de ces gamins ! Tenez, en voici un qui se tient à vos côtés ; il est presque en extase devant vous ! (Arcade se détourna et fronça les sourcils.) Et cette contagion s’est déjà étendue au loin. On m’assure qu’à Rome nos peintres ne mettent plus le pied au Vatican ; ils traitent Raphaël d’imbécile, parce qu’il fait autorité, comme ils le disent, et ceux qui s’expriment ainsi sont l’impuissance en personne ; leur imagination ne dépasse pas la « jeune fille à la fontaine[6] ; » ils ont beau faire, leurs efforts ne vont pas au delà ! et notez que cette peinture même est détestable. Cependant vous avez ces gaillards-là en grande estime, n’est-ce pas ?

— Quant à moi, répondit Bazarof, je ne donnerais pas deux sous de Raphaël, et je pense qu’ils ne valent pas mieux que lui.

— Bravo ! bravo ! entends-tu, Arcade… Voilà comment les jeunes gens contemporains doivent s’exprimer ! Oh ! je comprends à merveille qu’ils se pressent sur vos pas ! Autrefois ils sentaient la nécessité de s’instruire ; ne se souciant pas de passer pour des ignorants, ils étaient bien forcés de travailler. Maintenant ils peuvent se contenter de dire : tout n’est que fatras et sottise dans ce monde ! et le tour est joué. Ils ont bien raison de se réjouir ; jadis ils n’étaient que des nigauds, les voilà d’emblée à cette heure transformés en nihilistes.

— Il me semble que vous oubliez le sentiment de dignité personnelle dont vous faites tant de cas, — répondit flegmatiquement Bazarof, tandis que l’indignation colorait le front et animait les yeux de son ami.

— Notre discussion nous a entraînés beaucoup trop loin, et je crois que nous ferions bien d’en rester là. Je serai d’accord avec vous, ajouta-t-il en se levant, lorsque vous m’aurez indiqué dans notre société une seule institution, pas davantage, qui ne mérite pas d’être complètement et impitoyablement abolie.

— Je pourrais vous en citer un million, s’écria Paul, un million ! Tenez, la commune[7], par exemple.

Un froid sourire contracta les lèvres de Bazarof.

— Quant à la commune, répondit-il, vous feriez mieux d’en parler avec votre frère. Je suppose qu’il doit savoir à quoi s’en tenir maintenant sur la commune, la solidarité des paysans entre eux, leur tempérance[8] et beaucoup d’autres plaisanteries du même genre.

— Et la famille ! la famille, telle que nous la trouvons chez nos cultivateurs, s’écria Paul Petrovitch.

— C’est encore là une question que vous feriez bien, à mon avis, de ne point approfondir. Suivez mon conseil, Paul Petrovitch, donnez-vous deux ou trois jours de réflexion ; vous ne trouverez rien sur le moment. Passez en revue toutes nos classes l’une après l’autre, et réfléchissez-y bien ; pendant ce temps, Arcade et moi, nous…

— Tournerons tout en dérision, reprit Paul Petrovitch.

— Non, nous nous occuperons à disséquer des grenouilles. Allons ! Arcade. Au revoir, messieurs.

Les deux amis sortirent. Paul et son frère restèrent seuls et se bornèrent, durant les premiers instants, à échanger en silence quelques regards.

— Voilà donc, dit enfin Paul, où en est notre jeunesse ! Voilà nos successeurs !

— Nos successeurs ! répéta Kirsanof avec un profond soupir. Il était demeuré tout le temps de cette discussion comme sur des charbons ardents, et s’était contenté de jeter de temps en temps un coup d’œil mélancolique sur Arcade. — Sais-tu bien, mon frère, le souvenir que cela me rappelle ? Je me disputais un soir avec feu ma mère ; elle criait et ne voulait pas m’écouter… Je finis par lui dire : « Vous ne pouvez pas me comprendre, nous appartenons à deux générations différentes. » Ces paroles la blessèrent extrêmement ; mais je me dis : « Qu’y faire ? La pilule est amère ; il faut pourtant l’avaler. » À notre tour maintenant, nos successeurs peuvent nous dire aussi : Vous n’êtes point de notre génération, avalez la pilule.

— Tu es par trop modeste et bienveillant, répondit Paul ; je suis persuadé au contraire que nous sommes beaucoup plus dans le vrai que tous ces petits messieurs, quoique notre langue soit peut-être un peu vieillie, et que nous n’ayons pas leur outrecuidance… Avec cela, ils sont si affectés ! Qu’on leur demande à table : « Voulez-vous du vin blanc ou du rouge ? » ils vous répondent : « J’ai la constante habitude de préférer le rouge, » et cela d’une voix de basse et d’un air si ridiculement important ! On dirait qu’ils posent devant tout l’univers…

— Vous ne souhaitez plus de thé ? dit Fénitchka en entrouvrant la porte ; elle avait craint d’entrer dans le salon pendant la discussion.

— Non, tu peux faire emporter le samovar, répondit Kirsanof, et il se leva pour aller au-devant d’elle. Paul lui dit brusquement bonsoir, et il se dirigea vers son cabinet.



  1. Ouvrage destiné à populariser les principes de l’école matérialiste moderne en Allemagne.
  2. En français dans le texte.
  3. Ce terme était employé pour désigner le mouvement littéraire des premières années du règne d’Alexandre II, auquel il est fait allusion dans ce passage.
  4. Charriot à quatre roues.
  5. Proverbe russe.
  6. La plupart des jeunes peintres russes qui se rendent à Rome aux frais du gouvernement choisissent ce sujet pour leur première œuvre.
  7. On sait que la commune russe a encore pour base l’indivisibilité de la propriété.
  8. Il y a trois ans que des sociétés de tempérance s’établirent parmi les paysans, mais elles furent bientôt abandonnées.