Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 61-66).


IX


Le même jour, Bazarof fit aussi la connaissance de Fénitchka. Il se promenait dans le jardin avec Arcade et lui expliquait pourquoi certains arbres et surtout certains jeunes chênes n’avaient point pris.

— Vous devriez planter ici plus de peupliers et de sapins, même des tilleuls si vous voulez, pourvu que vous apportiez du terreau. Voilà un bosquet qui a bien pris, ajouta-t-il, parce que l’acacia et le seringat sont bons diables ; ils ne demandent pas de soins. Tiens ! il y a quelqu’un dans le bosquet.

C’était Fénitchka qui s’y trouvait avec Douniacha et Mitia. Bazarof s’arrêta, et Arcade fit à Fénitchka un signe de tête comme à une vieille connaissance.

— Qui est-ce ? demanda Bazarof, lorsqu’ils se furent un peu éloignés ; elle est fort gentille !

— De qui parles-tu ?

— La question est singulière ; il n’y en a qu’une qui soit jolie.

Arcade lui expliqua en peu de mots et non sans embarras la position de Fénitchka dans la maison.

— Bah ! reprit Bazarof, il paraît que ton père aime les bons morceaux. Sais-tu bien qu’il me plaît, ton père ? Vrai ! c’est un gaillard ! Mais il faut que nous fassions connaissance, ajouta-t-il ; et il se dirigea de nouveau vers le bosquet.

— Eugène, lui cria Arcade avec effroi ; sois prudent, je t’en supplie !

— Calme-toi, répondit Bazarof, j’ai roulé ma bosse, je connais le monde ; et s’étant approché de Fénitchka, il ôta sa casquette.

— Permettez-moi de me présenter moi-même, lui dit-il en la saluant poliment. Je suis un ami d’Arcade Nikolaïtch et un homme paisible.

Fénitchka se leva et le regarda sans lui répondre.

— Quel bel enfant ! continua Bazarof. Soyez sans inquiétude, je n’ai porté malheur à personne[1] ! Pourquoi ses joues sont-elles si rouges ? Fait-il ses dents ?

— Oui, dit Fénitchka, il en a déjà quatre, et ses gencives se gonflent de nouveau.

— Montrez-moi ça, et n’ayez pas peur, je suis médecin.

Bazarof prit l’enfant dans ses bras, et celui-ci, au grand étonnement de Fénitchka et de Douniacha, ne s’y opposa nullement et ne parut pas effrayé.

— Effectivement ! je vois…, ça ne sera rien ; il aura une fameuse mâchoire. S’il lui arrivait quelque chose, faites-moi appeler. Et vous-même, êtes-vous bien portante ?

— Mais oui, grâce à Dieu.

— Il est toujours bon de rendre grâce à Dieu, la santé est le premier des biens. Et vous ? ajouta Bazarof en s’adressant à Douniacha.

Douniacha, fille très-réservée au logis et très-folâtre au dehors, éclata de rire pour toute réponse.

— Allons ! c’est bien. Tenez, je vous rends votre gros luron.

Fénitchka reprit l’enfant.

— Comme il a été tranquille dans vos bras ! reprit-elle à voix basse.

— Tous les enfants en font de même lorsque je les prends, répondit Bazarof, j’ai un secret pour cela.

— Les enfants sentent qui les aime, dit Douniacha.

— C’est vrai, ajouta Fénitchka. Mitia ne se laisse pas porter par tout le monde.

— Aimerait-il à être pris par moi ? demanda Arcade qui se tenait à distance ; et il entra dans le berceau.

Il voulut prendre Mitia, mais celui-ci rejeta la tête en arrière et se mit à crier, à la grande confusion de Fénitchka.

— Il se laissera faire une autre fois, lorsqu’il sera habitué à moi, dit Arcade avec bonté ; et les deux amis s’éloignèrent.

— Comment m’as-tu dit qu’elle s’appelait ? demanda Bazarof.

— Fénitchka… Fédossia, reprit Arcade.

— Et son nom patronymique ? Il est toujours bon de savoir cela.

— Nikolaïevna.

Benè. Ce qui me plaît en elle, c’est qu’elle ne paraît pas trop embarrassée. Il y a des gens qui le trouveraient mauvais. C’est absurde. Pourquoi serait-elle embarrassée ? Elle est mère, donc elle a raison.

— Sans doute, reprit Arcade ; mais mon père ?

— Lui aussi est dans son droit.

— Ce n’est pas mon avis.

— Il paraît que tu ne tiens pas à partager l’héritage ?

— Comment n’as-tu pas honte de me supposer une pareille pensée ! s’écria Arcade avec feu. Ce n’est nullement à ce point de vue que je me place pour blâmer mon père ; je trouve qu’il aurait dû l’épouser.

— Hé ! hé ! dit Bazarof d’un ton calme ; quelle grandeur d’âme ! Tu prêtes encore une signification au mariage ; je ne te croyais pas de cette force-là.

Les deux amis firent quelques pas sans se parler.

— J’ai visité attentivement vos biens, reprit Bazarof. Le bétail est en mauvais état et les chevaux ne valent pas mieux. J’en dirais autant des bâtisses ; et les journaliers me semble de francs paresseux. Quant à votre intendant, c’est un imbécile ou un coquin ; je n’ai pas encore d’opinion arrêtée sur son compte.

— Tu es bien sévère aujourd’hui, Eugène.

— Et vos braves paysans entortilleront ton père ; j’en suis certain. Tu connais le dicton : « Le paysan russe est bête, mais il ne ferait qu’une bouchée du bon Dieu. »

— Je commence à croire que mon oncle a raison ; lui dit Arcade ; tu as décidément mauvaise opinion des Russes.

— La belle affaire ! Le seul mérite du Russe, c’est qu’il a une chienne d’opinion de lui-même ; au reste cela importe fort peu. Ce qui importe, c’est de savoir que deux et deux font quatre ; tout le reste ne signifie absolument rien.

— Comment ? La nature elle-même ne signifie absolument rien ? reprit Arcade en jetant un regard rêveur sur les champs bigarrés que la lumière du soleil à son couchant éclairait d’une molle clarté.

— La nature aussi ne signifie absolument rien, dans le sens que tu lui prêtes en ce moment. La nature n’est pas un temple, mais un atelier, et l’homme y est un ouvrier.

En ce moment les lentes modulations d’un violoncelle frappèrent les oreilles des promeneurs ; ces sons venaient de la maison. Le musicien jouait avec sentiment quoique d’une main peu exercée, « l’Attente » de Schubert, et cette suave mélodie se répandait comme l’odeur du miel dans les airs.

— Qu’est-ce que j’entends-là ? dit Bazarof d’un air surpris.

— C’est mon père.

— Ton père joue du violoncelle ?

— Oui.

— Mais quel âge a-t-il donc ?

— Quarante-quatre ans.

Bazarof partit d’un éclat de rire.

— Pourquoi ris-tu ?

— Comment ? un homme de quarante-quatre ans, un paterfamilias, joue dans le district de X… du violoncelle ? »

Bazarof se mit à rire de plus belle ; mais Arcade, quel que fût le respect qu’il portât à son maître, ne se sentit pas la moindre envie de l’imiter cette fois.



  1. C’est une superstition russe que les louanges portent malheur.