Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 85-91).


XI


Une demi-heure après, Kirsanof entra dans le jardin, et se dirigea vers son bosquet favori. De tristes pensées assiégeaient son esprit. Pour la première fois il avait mesuré la distance qui le séparait de son fils ; il pressentait qu’elle augmenterait de jour en jour. C’est donc inutilement qu’à Pétersbourg, pendant deux hivers, il avait passé des nuits entières à lire les ouvrages nouveaux ; il avait inutilement prêté une oreille attentive aux causeries des jeunes gens ; l’empressement avec lequel il s’était mêlé à leurs discussions animées avait été inutile. « Mon frère soutient que nous avons raison, pensa-t-il ; et mettant tout amour-propre de côté, il me semble à moi-même, qu’ils sont plus éloignés que nous de la vérité… Et pourtant je sens qu’ils ont quelque chose que nous n’avons pas, une sorte de supériorité sur nous… Est-ce la jeunesse ? Non ; ce n’est pas uniquement la jeunesse. Cette supériorité ne consisterait-elle pas en ce qu’ils ont moins que nous l’empreinte des habitudes seigneuriales ? »

Kirsanof baissa la tête et se passa la main sur la figure.

« Mais dédaigner la poésie ? se dit-il bientôt après ; ne point sympathiser avec l’art, avec la nature ?… »

Il jeta les yeux autour de lui, comme s’il eût cherché à comprendre comment il était possible de ne point aimer la nature… Le jour baissait rapidement ; le soleil s’était caché derrière un petit bois de trembles situé à une demi-verste du jardin et projetait une ombre sans fin sur les champs immobiles. Un paysan monté sur un cheval blanc suivait au trot un étroit sentier qui longeait le bois ; quoiqu’il fût dans l’ombre, toute sa personne se voyait distinctement et l’on pouvait même remarquer une reprise sur son habit à la place de l’épaule ; les pieds du cheval se mouvaient avec une régularité et une netteté agréable à l’œil. Les rayons du soleil pénétraient dans le bois, et, traversant le fourré, coloraient les troncs des trembles d’une teinte chaude qui leur donnaient l’apparence de troncs de sapins, tandis que leur feuillage presque bleu était surmonté d’un ciel pâle, légèrement empourpré par le crépuscule du soir. Les hirondelles volaient très-haut ; le vent était tout à fait tombé ; des abeilles attardées bourdonnaient faiblement, comme à moitié endormies, dans les fleurs du seringat ; une colonne de moucherons dansait au-dessus d’une branche isolée qui s’avançait dans les airs. « Comme c’est beau, mon Dieu ! » pensa Kirsanof ; et des vers qu’il aimait à redire allaient s’échapper de ses lèvres, lorsqu’il se rappela Arcade, Stoff und Kraft, et il se tut ; mais il resta assis, et continua à s’abandonner au doux et triste plaisir de la rêverie solitaire. Son séjour à la campagne lui en avait donné le goût ; il n’y avait pas si longtemps qu’il songeait comme aujourd’hui en attendant son fils, dans la cour de l’auberge, et quel grand changement s’était déjà opéré depuis ! Ses rapports, alors encore incertains avec Arcade, s’étaient déterminés… et comment ? Sa femme qu’il avait perdue se présenta à son esprit, non point telle qu’il l’avait connue dans les dernières années de sa vie ; non point comme une bonne ménagère à l’air serein et affable, mais sous la forme d’une jeune fille à la taille élancée, au regard innocent et interrogateur, les cheveux roulés en grosses tresses au-dessus d’une nuque enfantine — telle en un mot, qu’il l’avait vue pour la première fois, pendant qu’il suivait les cours de l’université. L’ayant rencontrée sur l’escalier de la maison qu’il habitait alors, il la poussa involontairement, se retourna pour lui faire des excuses, et lui dit dans son trouble : « Pardon, monsieur ! » elle baissa la tête, sourit, et se mit à courir comme si elle se fût subitement effrayée ; puis, au tournant de l’escalier, elle lui jeta un rapide regard, prit un air sérieux et rougit. Puis les premières visites, réservées et discrètes, les demi-mots, les demi-sourires, les moments de doute, de tristesse, puis les transports de passion, et enfin l’ivresse du bonheur… Qu’est-ce que tout cela était devenu ? Une fois marié, il avait été aussi heureux que possible… « mais rien n’égale ces premiers et doux moments de félicité, se dit-il ; et pourquoi n’est-il pas permis qu’ils durent toujours et ne s’éteignent qu’avec la vie ! »

Il n’essaya point de s’éclaircir cette pensée ; mais il aurait voulut retenir, arrêter ce temps heureux par quelque moyen plus puissant que la mémoire ; il aurait voulu se trouver de nouveau près de sa bonne Marie, sentir la chaleur de sa joue et de son souffle, et il lui semblait déjà que, au-dessus de sa tête…

— Nicolas Petrovitch ? dit tout près du buisson Fénitchka ; où êtes-vous ?

Il tressaillit. Ce n’est pas qu’il ressentît un sentiment de honte ni de reproche… Il ne lui était jamais venu à l’idée d’établir la moindre comparaison entre sa femme et Fénitchka ; mais il regretta que celle-ci vînt le surprendre en ce moment. Sa voix lui rappela en un instant ses cheveux gris, sa vieillesse précoce, son état présent… Le monde féerique au sein duquel il s’était transporté, ce monde qui se dégageait déjà de la brume confuse du passé, se troubla, et disparut.

— Je suis ici, répondit-il ; je vais venir ; va-t-en. Voilà, se dit-il presqu’aussitôt, les habitudes seigneuriales dont je parlais tout à l’heure.

Fénitchka jeta silencieusement les yeux dans le bosquet et s’éloigna. Il s’aperçut alors seulement à son grand étonnement que la nuit l’avait surpris dans ses rêveries. Tout était sombre et tranquille autour de lui, et la figure de Fénitchka lui avait paru si pâle et si frêle pendant les quelques secondes qu’elle s’était montrée sous le berceau. Il se leva pour rentrer ; mais son cœur attendri n’avait pas encore eu le temps de s’apaiser, et il se mit à marcher lentement dans le jardin, tantôt en baissant les yeux, tantôt en les levant au ciel qui fourmillait déjà d’étoiles scintillantes. Il se promena longtemps, presque jusqu’à en éprouver de la fatigue, et pourtant le trouble intérieur, l’inquiétude secrète qui l’agitaient ne pouvaient se dissiper. Oh ! comme Bazarof se serait moqué de lui s’il avait connu son état ! Arcade lui-même l’aurait blâmé. Ses yeux étaient mouillés de larmes, de larmes qui coulaient sans motif ; pour un homme de quarante ans, un maître de maison et un agronome, c’était encore cent fois pis que de jouer du violoncelle. Kirsanof continuait à se promener, et ne pouvait se décider à rentrer dans son nid paisible, dans cette maison qui le rappelait si affectueusement par ses fenêtres éclairées ; il ne se sentait pas le courage de quitter le jardin et l’obscurité, de renoncer à l’impression de l’air frais sur son visage, à cette tristesse, à cette agitation…

Il rencontra Paul au détour d’un sentier.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda celui-ci ; tu me parais pâle comme un spectre. Serais-tu malade ? Tu ferais bien de te coucher.

Kirsanof lui expliqua en peu de mots ce qu’il éprouvait, et rentra. Paul s’avança jusqu’au fond du jardin ; il se prit aussi à méditer, et leva aussi les yeux au ciel. Mais ses beaux yeux noirs ne reflétèrent que la lumière des étoiles. Il n’était pas romantique et la rêverie n’allait nullement à sa nature passionnée ; il était prosaïque, quoique accessible aux impressions tendres ; c’était un misanthrope à la française.

— Sais-tu ? dit le même soir Bazarof à son ami, il m’est venu en tête une idée magnifique. Ton père nous a annoncé aujourd’hui qu’il avait reçu une invitation de ce grand personnage, votre parent. Il ne s’y rendra pas ; si nous allions faire un tour à X… ? Tu es compris dans l’invitation de ce monsieur. Tu vois le vent qui souffle ici ; la course nous fera du bien, nous verrons la ville. Cela nous prendra tout au plus cinq ou six jours.

— Et tu reviendras ici avec moi ?

— Non ; il faut que j’aille voir mon père. Tu sais qu’il habite à trente verstes tout au plus de X… Il y a longtemps que je ne les ai vus, lui et ma mère ; il faut que je leur donne ce plaisir-là. Ce sont de braves gens, et mon père est avec cela un drôle de corps. D’ailleurs, ils n’ont que moi, je suis fils unique.

— Resteras-tu longtemps ?

— Je ne crois pas. Je suppose que je m’y ennuierai.

— Mais tu viendras nous voir en repassant ?

— Cela dépend ; je n’en sais rien. Eh bien, est-ce convenu ? Nous partons ?

— Soit, répondit Arcade avec insouciance.

Il était très-content au fond de la proposition que venait de lui faire son ami ; mais il croyait nécessaire de ne point le laisser voir : c’était se conduire en vrai nihiliste.

Le lendemain il partit avec Bazarof pour X… La jeunesse de Marino regretta leur départ ; Douniacha versa même quelques larmes…, mais Paul et son frère, les vieux, comme disait Bazarof, respirèrent plus librement.