Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/1

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 102-111).

CHANT PREMIER.

i.

Le banquet était fini dans la tour de Branksome, et la dame du château s’était retirée dans son appartement secret, appartement gardé par des charmes et des paroles magiques, terribles à entendre et terribles à répéter. Jésus et Marie, protégez-nous ! Nul être vivant, excepté elle, n’aurait osé franchir le seuil de la perte.

ii.

Les tables étaient enlevées, tout était paisible et oisif ; le chevalier, le page et l’écuyer promenaient dans la grande salle, ou restaient groupés autour du vaste foyer ; les chiens, fatigués de la chasse, sommeillaient étendus sur le plancher couvert de roseaux, et dans leurs songes poursuivaient encore la bête fauve depuis Teviot-Stone jusqu’à Eskdale-Moor.

iii

Vingt-neuf chevaliers de renom suspendaient leurs écus dans la grande salle de Branksome. Vingt-neuf fidèles écuyers veillaient à leurs coursiers ; vingt-neuf hommes d’armes d’une taille élevée les servaient avec soumission. Tous ces chevaliers, d’un courage à l’épreuve, étaient les parens du vaillant Buccleuch..

iv

Dix d’entre eux étaient couverts d’acier, leurs épées pendaient à un baudrier, et leurs talons étaient armés d’éperons. Ni jour ni nuit ils ne quittaient leur brillante armure ; ils se reposaient avec leurs cuirasses, n’avaient d’autre oreiller qu’un dur et froid bouclier, découpaient à table, la main couverte du gantelet, et buvaient à travers la visière de leur casque.

v

Dix écuyers et dix hommes d’armes, revêtus de cottes de mailles, étaient attentifs au moindre signe des dix guerriers ; trente coursiers aussi agiles que vigoureux restaient sellés nuit et jour dans l’écurie, leur tête était défendue par un fronteau d’acier, et à l’arçon de la selle était suspendue une hache de Jedwood ; cent autres coursiers étaient nourris dans l’étable. Tel était l’usage du château de Branksome.

vi

Pourquoi ces coursiers sont-ils toujours prêts à partir ? Pourquoi ces guerriers font-ils sentinelle et gardent-ils leur armure pendant la nuit ? Ils veillent pour écouter les aboiemens du limier fidèle et le cor des combats, ils veillent pour voir déployer la croix rouge de Saint-George et briller les feux des signaux. Ils veillent pour n’être surpris ni par la ruse ni par la force, de peur que les Anglais Scroop, Howard ou Perey ne viennent de Warkkworth, de Naworth ou de Carlisle, menacer les tours majestueuses de Branksome

vii

Tel est l’usage du château de Branksome. Maint chevalier y habite ; mais où est celui qui fut leur chef ? Son épée se rouille contre la muraille, à côté de sa lance rompue. La mort du puissant lord Walter sera long-temps un sujet de chants pour les bardes. Quand les citoyens d’Edimbourg effrayés s’enfuirent au loin pour éviter les fureurs de la guerre des frontières. ; quand les rues de la ville virent briller les lances, et les glaives se rougir dans le sang ; quand on entendit pousser le cri terrible du slogan[1], ce fut alors que le Chef de Branksome reçut le trépas :

viii

La piété peut-elle calmer la discorde ? Peut-elle éteindre les feux d’une guerre à mort ? Que peuvent les prières du chrétien, l’amour de la patrie et la divine charité ? En vain des guerriers se rendent en pèlerinage dans tous les lieux saints ; en vain ils implorent la clémence du ciel pour les Chefs qu’ils ont eux-mêmes massacrés ; tant que Cessford sera soumis aux descendans de Car, tant qu’Ettrick se fera gloire d’obéir à ceux de Scott, jamais, jamais on n’oubliera les Chefs qui ont péri, le carnage et les désastres de la guerre féodale.

ix

Les belliqueux forestiers s’étaient inclinés douloureusement sur le cercueil de lord Walter ; les jeunes filles et les matrones du vieux Teviot y avaient répandu des larmes et jeté des fleurs ; mais l’épouse du guerrier ne répandit pas de larmes sur sa bière sanglante, elle ne la décora pas de fleurs. Le désir de la vengeance avait tari dans son âme la source d’une affliction plus douce. Un indomptable orgueil arrêtait la larme prête à couler. Mais quand, au milieu de son clan livré à la douleur, elle entendit son fils bégayer sur les genoux de sa nourrice, — Si j’atteins l’âge d’homme, la mort de mon père sera vengée, — alors les pleurs de la mère coulèrent, et baignèrent les joues enflammées de l’enfant.

x.

Négligeant le soin de sa parure, et laissant flotter en désordre ses beaux cheveux d’or, Marguerite, penchée sur la tombe de son père, pleurait avec désespoir. Mais la tendresse filiale ne faisait pas seule couler ses larmes amères ; la crainte et les inquiétudes d’un amour sans espérance l’accablaient en même temps. Elle n’osait chercher la compassion dans les yeux courroucés de sa mère, son amant avait pris les armes avec Car contre le clan de lord Walter, lorsque l’onde de Mathouse-Born parvint jusqu’à Melrose teinte de leur sang ; elle savait que sa mère aimerait mieux la voir sur son lit de mort que de lui donner pour époux lord Cranstoun.

xi.

La châtelaine était de noble race, et fille d’un magicien de renom, de la famille de Béthune en Picardie : son père avait appris l’art que personne n’ose nommer, à Padoue, par-delà les mers. On disait qu’il avait changé son corps mortel par la vertu d’un secret magique ; et, quand il traversait en méditant le cloître de Saint-André, son ombre ne se dessinait, point sur la muraille qu’éclairaient les rayons du soleil.

xii.

Les bardes racontent qu’il initia sa fille dans son art ; elle sut comme lui forcer les esprits invisibles de l’air à paraître devant elle.

Assise dans son appartement secret de la tour occidentale du vieux lord David, la dame de Branksome écoute un son lugubre qui murmure autour des tourelles couvertes de mousse. Sont-ce les vagues du Teviot qui se brisent contre la rive escarpée ? Est-ce le vent qui agite les branches des chênes ? Est-ce l’écho des rochers ? Quel peut être ce son lugubre qui murmure autour des tourelles antiques de Branksome ?

xiii

À ce son triste et solennel, les limiers répondent par des hurlemens, et le hibou épouvanté pousse des cris funèbres du haut des tours qu’il habite. Dans la grande salle, le chevalier comme l’écuyer jurent qu’un orage va éclater. Ils approchent d’une fenêtre pour regarder le ciel ; la nuit est belle et sans nuage.

xiv

Mais la dame savait fort bien que ce son formidable n’était ni le gémissement du Teviot luttant contre le flanc de la montagne, ni le sifflement du vent entre les chênes, ni l’écho des rochers, ni le bruit précurseur d’une tempête : c’était l’Esprit des Eaux qui parlait, et qui appelait l’Esprit de la Montagne.

xv
l’esprit des eaux.

— Dors-tu, frère ?

l’esprit de la montagne.

— Non, frère. Les rayons de la lune se jouent sur mes montagnes depuis Craig-Cross jusqu’à Skelf-Hill-Pen. Près de chaque ruisseau, dans chaque vallée, de joyeux esprits exécutent des danses légères au son d’une harmonie aérienne ; ils forment des cercles d’émeraudes sur la bruyère : vois leurs pieds agiles, écoute leur douce musique.

xvi
l’esprit des eaux.

— Les pleurs d’une jeune fille captive altèrent mes eaux ; Marguerite de Branksome, accablée de douleur, gémit à la pâle lueur de la lune. Dis-moi, toi qui t’approches des astres, quand cesseront ces discordes féodales ? Quel sera le destin de la jeune vierge ? qui sera l’époux de Marguerite ?

xvii
l’esprit de la montagne.

— Le char d’Arthur poursuit lentement sa course dans une obscurité profonde autour du pôle ; l’Ourse du nord est sombre et menaçante ; la ceinture brillante d’Orion disparaît dans les ténèbres, les planètes ne jettent qu’un éclat faible et éloigné qui perce par moment la nuit profonde : j’ai quelque peine à interpréter leurs décrets ; mais les astres ne daigneront verser une influence favorable sur les eaux du Teviot et sur la tour de Branksome, que quand l’orgueil sera dompté et l’amour libre.

xviii

Les voix surnaturelles se turent, et le son redoutable mourut sur le sein calme des eaux et sur le penchant de la montagne ; mais il murmurait encore auprès de la tour de lord David et aux oreilles de la dame. Elle leva sa tête majestueuse, et son cœur palpitait d’orgueil. — Montagnes, s’écria-t-elle, vous courberez vos têtes ; et vous, ondes du Teviot, vous gravirez leur sommet, avant que Marguerite devienne l’épouse de notre ennemi.

xix

Elle retourna dans la grande salle où étaient ses vaillans chevaliers ; son fils, au milieu d’eux, se livrait avec une joie bruyante à des jeux enfantins. Se croyant déjà un maraudeur, l’enfant, à cheval sur le tronçon d’une lance, courait gaiement autour de la salle, comme s’il eût fait une invasion sur le territoire anglais. Les chevaliers, même ceux qui avaient vieilli sous les armes, prenaient part à sa gaieté innocente, quoique leurs cœurs, naturellement farouches, fussent aussi durs que l’acier qui les couvrait : mais les guerriers à cheveux blancs prédisaient que le brave enfant dompterait un jour l’orgueil de la licorne ; et ferait triompher le croissant et l’étoile[2].

xx.

La mère oublia un moment son dessein ; un instant, pas davantage. Elle s’arrêta sous la porte cintrée, jeta un coup d’œil maternel sur son fils, et, du milieu de cette troupe de guerriers, appela William Deloraine.

xxi.

C’était un maraudeur aussi déterminé qu’on en vit jamais sur les frontières. Les yeux bandés il aurait trouvé son chemin à travers les sables de Solway et les marais de Tarras. Par son adresse, par son agilité, il avait cent fois donné le change aux limiers les plus acharnés de Percy. Il n’existait pas un seul gué dans l’Eske ou le Liddel, qu’il ne connût et qu’il n’eût passé. La saison, la force des courans n’étaient rien pour lui : les neiges de décembre ou la verdure de juillet, une nuit sans lune ou l’aube du matin, tout lui était indifférent. Jamais pillard chargé des dépouilles du Cumberland n’eut l’âme plus ferme, le bras plus vigoureux. Cinq fois il avait été proscrit par le roi d’Angleterre et par la reine d’Écosse.

xxii

— Sir William Deloraine, prouve que tu sais me servir au besoin ; monte sur ton meilleur coursier, n’épargne pas l’éperon, et ne t’arrête que lorsque tu seras arrivé sur les bords de la Tweed ; cherche le moine de Sainte-Marie dans le saint édifice de Melrose ; salue ce père de ma part, et dis-lui que l’heure fixée par le destin est arrivée. Il veillera cette nuit avec toi pour obtenir les trésors de la tombe : car c’est la nuit de Saint-Michel ; quoique les étoiles soient obscurcies, la lune brille de tout son éclat ; et la croix d’un rouge de sang te montrera le sépulcre du puissant magicien.

xxii.

— Aie soin de ce qu’il te donnera. Ne t’arrête point ; ne prends ni sommeil ni nourriture. Mais, que ce soit une lettre ou un livre qui te soit remis, garde-toi bien de l’ouvrir. Si tu l’ouvres, tu es perdu ; il vaudrait mieux pour toi que tu ne fusses pas né.

xxiv.

— Ah ! mon coursier gris-pommelé, qui boit l’onde du Teviot, répondit le guerrier, a le pas agile ; et je serai de retour ici avant le point du jour. Vous ne pouviez, noble dame, confier votre message à un chevalier plus propre à s’en acquitter ; car je ne pourrais lire une ligne, ni déchiffrer une lettre, serait-ce la première ligne ou la première lettre du verset qu’on présente à Hairibie[3].

xxv.

Deloraine fut bientôt en selle. Il descendit la colline escarpée, traversa la barbacane du château, et gagna les rives du Teviot. Il suivit la route de l’est sous une voûte de verdure formée par les rameaux entrelacés des coudriers ; il passa le donjon de Goldiland, traversa le vieux Borthwick, entrevit la montagne de Moat-Hill, que les ombres des druides fréquentaient encore ; aperçut dans Hawick des lumières qui disparurent bientôt derrière lui, et, pressant les flancs de son coursier, il arriva sous la tour d’Hazeldean..

xxvi.

Les sentinelles entendirent le bruit des pas du cheval : — Halte-là, courrier des ténèbres ! — Je viens de Branksome, répondit le chevalier ; et, laissant la tour amie derrière lui, il quitta les bords du Teviot. Le murmure de l’eau guidant ses pas, il gravit une hauteur vers le nord, et gagna la prairie d’Horselie-Hill, laissant à sa gauche l’ancienne voie romaine.

xxvii.

Il s’arrêta un instant pour laisser reprendre haleine à son coursier essoufflé. Il desserra la sangle, et essaya s’il pourrait tirer facilement son glaive du fourreau. Les rayons de la lune éclairaient les rochers de Minto, où Barnhill avait établi sa couche de pierre ; c’est là qu’il disputait aux faucons un abri pour reposer ses membres proscrits ; de la cime de ces monts son œil d’aigle pouvait au loin apercevoir sa proie ; les échos ajoutaient encore à la terreur qu’inspirait le cor du brigand ; ces mêmes échos retentiront long-temps après les sons du chalumeau dorien, et quelque amant mélancolique apprendra aux bocages que l’ambition n’est pas un remède contre l’amour.

xxviii.

Quittant ces lieux sans avoir rencontré aucun ennemi, Deloraine s’avança dans les beaux domaines de l’ancien Riddel, où l’Aill, ayant rompu les barrières que lui opposaient les montagnes, voit sortir des lacs ses vagues couronnées d’écume et semblables à la crinière hérissée d’un cheval bai. Mais nul torrent, quelque large, quelque profond qu’il soit, ne peut arrêter l’audacieux maraudeur.

xxix.

Il s’élance dans les ondes impétueuses ; elles couvrent la selle, et à peine à travers leur écume aperçoit-on la crinière du coursier qui était, comme son maître, complètement bardé de fer. Jamais homme et cheval plus pesamment armés n’avaient lutté au milieu de la nuit contre la force d’un torrent. Les vagues mouillèrent jusqu’au panache du guerrier, et cependant, gâces à son courage et à la protection de la Vierge, il gagna enfin l’autre rive.

xxx.

Le chevalier arriva ensuite à Bowden-Moor, et secoua la tête en apercevant Halidon-Bill, car il se rappela le carnage de cette malheureuse journée où, pour la première fois, les Scotts et les Cars combattirent dans des rangs opposés ; où le roi Jacques vit le vainqueur rester maître du champ de bataille ; et où Home et Douglas, conduisant l’avant-garde, culbutèrent le clan de Buccleuch qui battait en retraite, jusqu’à ce que le sang du brave Cessford eût teint la lance d’Elliot.

xxxi.

Fronçant le sourcil, il se hâta de s’éloigner des lieux qui lui offraient de si tristes souvenirs, et vit bientôt, malgré l’obscurité, la Tweed rouler ses belles eaux, et Melrose montrer ses antiques murailles. Il vit s’élever la sombre abbaye, telle qu’un éminent rocher tapissé de lichen. En passant par Hawick, il avait entendu sonner le couvre-feu, maintenant on chantait les laudes dans Melrose. Les sons mourans de cette harmonie solennelle arrivaient jusqu’à lui, semblables à ceux de cette harpe magique qui ne sont produits que par le souffle des vents. Mais quand il entra dans Melrose, un profond silence y régnait. Il mit son coursier à l’écurie, et se rendit dans l’enceinte solitaire du couvent.


Ici la harpe cessa de se faire entendre, le feu du ménestrel s’éteignit aussitôt, son courage l’abandonna. Il baissa la tête d’un air confus, et, jetant un regard timide sur les dames qui l’entouraient, il semblait chercher à lire dans leurs yeux si elles étaient contentes de ses accords. N’osant croire aux louanges qu’il recevait, il parla du temps passé, et dit que la vieillesse et sa vie errante avaient rendu sa harpe moins juste et sa main moins sûre.

La duchesse, ses aimables filles, et toutes les dames qui avaient écouté le ménestrel, donnèrent chacune son tour des éloges à ses chants. — Sa voix était sonore, sa main fidèle à la mesure, et elles désiraient l’entendre encore. Encouragé de cette manière, le vieillard, après quelques instans de repos, continua en ces termes.

  1. Cri de guerre écossais. — Ed.
  2. Allusion aux armoiries des Scotts et à celles des Cars. — Ed.
  3. (Lieu où l’on exécutait les maraudeurs à Carlisle. On présentait jadis le sixième psaume Miserere mei aux criminels, pour voir s’ils savaient lire, et s’ils pourraient réclamer le privilège du clergé. Le premier verset du psaume s’appelait le verset du cou (le verset du pendu), necke-verse.