Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/0


Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 100-102).

INTRODUCTION.

Le chemin était long, le vent était froid, le ménestrel était vieux et infirme. Son visage flétri et ses cheveux blancs semblaient avoir connu des jours plus heureux. Sa harpe, seul plaisir qui lui restât, était portée par un enfant orphelin. Il était le dernier de tous les bardes qui avaient chanté les chevaliers des frontières[1] ; car, hélas ! leur temps était passé : ses frères, fils de l’harmonie, n’existaient plus, et lui-même, dédaigné, opprimé, il désirait partager leur repos dans la tombe. On. ne le voyait plus guider un noble coursier, et chanter gaiement comme l’alouette au point du jour ; il n’était plus fêté ni recherché par les châtelains et les châtelaines ; on ne le faisait plus asseoir à la place d’honneur pour entendre le lai qu’il improvisait sur sa harpe : les vieux temps et les vieilles mœurs n’étaient plus. Un étranger occupait le trône des Stuarts ; l’art innocent du barde était un crime aux yeux des fanatiques de ce siècle de fer. Pauvre, humilié, errant, il mendiait son pain de porte en porte, et accordait pour l’oreille d’un paysan la harpe qu’un roi avait aimé jadis à entendre.

Le ménestrel passait près de l’endroit où la tour majestueuse de Newark s’élève au-dessus des bouleaux de l’Yarrow ; son regard s’y porta avec l’expression du désir ; il ne voyait pas dans les environs un autre asile plus humble. Enfin, d’un pas craintif, il franchit le seuil de cette pesante porte de fer de laquelle étaient si souvent sorties des légions de combattans, mais qui ne s’était jamais fermée pour le pauvre et le malheureux. La duchesse[2] remarqua son air fatigué, sa démarche timide, sa figure vénérable, et dit à son page qu’elle voulait que ses gens fissent bon accueil au vieillard : malgré son illustre naissance, elle avait connu l’adversité ; dans l’orgueil du pouvoir, dans la fleur de la beauté ; elle avait pleuré sur la tombe sanglante de Monmouth.

Quand l’hospitalité eut pourvu à tous ses besoins, le ménestrel satisfait sentit renaître sa verve, il se mit à parler du bon comte Francis[3]. qui était allé rejoindre ses aïeux, et du comte Walter,[4] que Dieu lui fasse paix ! Jamais chevalier plus brave ne s’était montré dans les combats. Combien d’histoires il savait sur tous les anciens guerriers de Buccleuch ! Si la noble duchesse daignait écouter les accens d’un vieillard, si elle aimait les sons de la harpe, quoique ses doigts fussent raidis par l’âge, quoique sa voix eût perdu de sa force, il croyait pourtant, à parler sans détour, pouvoir encore lui faire entendre des accords qui ne seraient pas sans charmes pour son oreille.

Cette humble demande lui fut bientôt accordée, et le vieux ménestrel obtint une audience de la duchesse. Mais, quand il entra dans le salon de parade où elle était assise avec toutes les dames de sa suite, il aurait peut-être préféré avoir essuyé un refus : quand il essaya d’accorder sa harpe, sa main tremblante avait perdu cette aisance que donne la certitude de plaire ; et des scènes de joie et de douleur passées depuis long-temps se présentèrent confusément à sa mémoire vieillie en vain il s’efforçait de mettre son instrument d’accord. La duchesse en eut compassion elle loua l’harmonie de ses sons ; elle l’encouragea et attendit avec bienveillance que ses cordes fussent toutes montées sur le même ton. — Il allait tenter dit-il alors, de se rappeler d’anciens chants qu’il ne se croyait plus destiné à répéter. Ils n’avaient pas été composés pour d’humbles villageois, mais pour de nobles dames, et pour de puissans seigneurs. Il les avait chantés devant le bon roi Charles, quand ce monarque tenait sa cour à Holyrood ; il ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque crainte en essayant un air chéri, mais oublié depuis long-temps. Ses doigts errans sur les cordes en tirèrent un prélude peu assuré ; il secoua plusieurs fois sa tête blanchie par l’âge ; mais, quand il eut enfin saisi la mesure, le vieillard leva son front vénérable, il sourit, et ses yeux presque éteints brillèrent encore du feu poétique. Variant ses tons en parcourant ses cordes, il passait successivement de l’énergique au tendre : le présent, l’avenir, ses peines, ses privations, les glaces de l’âge, la méfiance de lui-même, tout fut oublié dans son enthousiasme. Si sa mémoire infidèle laissait quelque lacune dans ses chants, l’inspiration y suppléait ; ce fut en s’accompagnant de sa harpe que le DERNIER MÉNESTREL chanta ce qui suit.


  1. Border. — En.
  2. Anne, duchesse de Buccleuch et de Monmouth, héritière des anciens lords de Buccleuch, et veuve de l’infortuné Jacques, duc de Monmouth, décapité en 1685. — Ed.
  3. Françis Scott, comte de Buccleuch père de la duchesse. — Ed
  4. Walter, comte de Buceleuch, guerrier célèbre, aïeul de ta duchesse. — Ed.