Novum Organum (trad. Lasalle)/Préface de l’auteur

Novum Organum
Préface de l’auteur
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 1-68).
PRÉFACE
DE L’AUTEUR.
Esprit, sujet, but et plan de cet ouvrage[1].

UNE des plus puissantes causes qui aient arrêté ou ralenti le progrès des sciences et de la philosophie est la témérité de ceux qu’une excessive confiance dans les forces naturelles de leur esprit, ou l’ambition et le désir de se distinguer, ont portés à dogmatiser sur la nature comme sur un sujet familier et suffisamment approfondi. Cette vigueur même d’esprit et cette force d’éloquence qui les mettoit en état d’accréditer leurs opinions et de faire secte, ne les rendoit que plus capables d’éteindre dans leurs disciples toute ardeur pour de nouvelles recherches ; et s’ils ont été utiles par les productions de leur propre génie, ils ont été cent fois plus nuisibles en énervant les autres génies, ou les détournant de leur vraie direction. Quant à ceux qui, tenant la route opposée, affirmoient qu’on ne peut rien savoir avec certitude, cette opinion décourageante où les fit tomber, soit leur aversion pour les anciens sophistes, soit l’incertitude où flottait leur esprit, soit encore une certaine surabondance d’idées et de science mal digérées[2], ils l’appuyoient sans doute par des raisons qu’il seroit injusto de mépriser ; mais ils ne surent pas la déduire des vrais principes ; entraînés au-delà du but par la passion et l’esprit de parti, ils l’outrèrent et la firent dégénérer en affectation : enfin ces philosophes des premiers temps de la Grèce dont les ouvrages sont perdus, furent les seuls qui surent garder un sage milieu entre la jactance affirmative des premiers, et la pusillanime acatalepsie[3] des derniers : tout en se plaignant sans cesse de la difficulté des recherches, de l’obscurité des choses ; tout en donnant de fréquens signes d’impatience, et en rongeant, pour ainsi dire leur frein, ils n’ont pas laissé de s’occuper vivement de leur dessein, et de s’attacher à l’étude de la nature avec une sorte d’opiniâtreté ; pensant avec raison que, pour terminer cette question même, et savoir enfin si l’on peut en effet savoir quelque chose, il falloit au lieu de disputer sur ce point, le décider par l’expérience. Encore ceux-là même s’abandonnèrent trop à l’impétuosité naturelle de leur entendement, sans aucune règle fixe qui le dirigent ou le contînt ; s’imaginant que, pour pénétrer dans les secrets de la nature, il suffisoit de méditer avec obstination, de tourner, pour ainsi dire, son esprit dans tous les sens, et de le maintenir dans une agitation perpétuelle.

Quant à notre marche, autant elle est difficile à suivre, autant elle est facile à exposer ; car de quoi s’agit-il dans cette méthode que nous proposons ? d’établir des degrés de certitude, de donner de l’appui aux sens par une méthodique réduction des objets qui doivent être observés[4] ; mais en rejetant presque tout le produit de ces premières opérations de l’esprit qui suivent immédiatement les sensations, la route nouvelle et sûre que notre dessein est de tracer à l’entendement humain, devant commencer aux perceptions mêmes des sens. Et c’étoit sans doute ce qu’avoient aussi en vue ces anciens philosophes, qui attachoient un si grand prix à la dialectique et lui faisoient jouer un si grand rôle. Par le soin même avec lequel ils traitoient cette science, il paroit qu’ils y cherchoient des secours pour l’entendement, tenant eux-mêmes pour suspects sa marche native et son mouvement spontanée. Mais ce remède ils l’appliquoient trop tard ; déjà l’esprit étoit dépravé par une infinité de mauvaises habitudes, tout comblé de simples oui-dire, tout infecté de doctrines mensongères, et obsédé par mille fantômes ; déjà tout étoit perdu[5]. Ainsi ces règles de la dialectique ne peuvent nullement réparer le mal, et servent plutôt à fixer les erreurs, qu’à découvrir la vérité[6]. Reste donc une seule ressource, un seul moyen de guérison, c’est de recommencer tout ce travail de l’entendement humain, de ne jamais l’abandonner à lui-même, mais de s’emparer de lui dès le commencement, de le diriger à chaque pas, et, pour tout dire, de ne le faire travailler qu’à force de machines. Certes si les hommes eussent voulu exécuter tous les travaux méchaniques à l’aide de leurs seules mains, ils n’auroient pu mouvoir que de fort petites masses et ils n’auroient fait, en ce genre, rien de grand. Mais faisons ici une courte pause, pour contempler, dans cet exemple même, comme dans un miroir fidèle, la vanité de nos prétentions et l’inutilité de nos efforts : supposons qu’on eût dessein de transporter un obélisque d’une grandeur extraordinaire, pour servir de décoration à un triomphe ou à quelque autre fête de ce genre, et que ceux qui auroient entrepris ce travail voulussent l’exécuter avec leurs seules mains, un spectateur de sang froid ne les prendroit-il pas pour une troupe d’insensés ? Que si, augmentant le nombre des ouvriers, ils espéroient, par ce seul moyen, venir à bout de leur dessein, ne lui sembleroient-ils pas encore plus fous ? Si encore, faisant un choix dans cette multitude et renvoyant les plus foibles pour n’employer que les plus vigoureux, ils se flattoient d’avoir tout fait par ce choix, ne lui sembleroient-ils pas au comble de la folie ? Enfin, si, non contens de tout cela, et recourant à l’art de la gymnastique, ils ordonnaient que chaque ouvrier eût à ne se présenter au travail qu’après avoir enduit ses bras, ses mains et tous ses muscles de ces substances onctueuses dont les athlètes faisoient usage autrefois, et suivi exactement le régime qu’on leur prescrivoit ; ce spectateur plus étonné que jamais, ne finiroit-il pas par s’écrier : voilà des gens qui extravaguent avec une sorte de prudence et de méthode ? Que de peine perdue !… Eh bien ! c’est avec un zèle aussi extravagant et avec des efforts aussi impuissans, que les hommes s’attroupent pour exécuter les travaux intellectuels, attendant tout soit de la multitude et de l’accord des esprits, soit de la pénétration et de la supériorité de génie, ou encore pour donner à leur esprit plus de nerf et de ressort, recourant à la dialectique, sorte d’art très analogue à celui des athlètes ; mais en dépit du zèle et de l’activité qu’ils mettent dans leurs travaux philosophiques, ils sont forcés de convenir qu’ils y appliquent leur entendement tout nud. Cependant il n’est pas douteux que, dans toute œuvre qu’exécute la main humaine, il est impossible, sans le secours des instrumens et des machines, d’augmenter à un certain point la force de chaque individu, et de faire concourir efficacement les forces de tous ; il en est de même des opérations de l’esprit.

Notre dessein toutefois en proposant une nouvelle marche philosophique, n’est rien moins que de déposséder la philosophie aujourd’hui en honneur, ou toute autre actuellement existante ou à exister, qui pourroit être ou plus exacte ou plus complète ; nous n’empêchons pas que ces philosophies reçues ne servent à fournir un sujet aux disputes, un texte aux entretiens ou des méthodes abréviatives et des facilités de toute espèce dans les affaires et dans les différentes professions ; qu’on les emploie, si l’on veut, à ces usages ; nous devons même déclarer que cette philosophie que nous proposons, ne seroit pas d’un grand service dans le commerce ordinaire de la vie. Ce n’est pas un objet qui soit comme sous la main, et que tous puissent saisir aisément ; elle ne flatte point l’esprit humain, en se mariant aux préjugés dont il est rempli ; elle ne s’abaissera point à la portée des esprits ordinaires, et ils ne la pourront saisir que par ses effets et son utilité.

Ainsi, pour montrer une égale faveur à ces deux espèces de philosophie et ménager les intérêts de l’une et de l’autre, distinguons deux sources différentes de philosophie et deux départemens des sciences, ainsi que deux tribus ou familles de philosophes et de contemplatifs, familles qui ne sont nullement étrangères l’une à l’autre, encore moins ennemies par état, mais au contraire intéressées à resserrer par des secours mutuels ces liens naturels qui les unissent, et à former entre elles une sorte de confédération : en un mot, distinguons un art de cultiver les sciences, et un art de les inventer. S’il se trouve des personnes à qui le premier paroisse préférable et plaise davantage, soit par sa marche prompte et facile, soit à cause du fréquent usage dont il peut être dans la vie ordinaire, soit enfin parce qu’un défaut de vigueur dans l’esprit, les rend incapables de saisir et d’embrasser dans toute son étendue cette seconde philosophie plus vaste et plus difficile (motif qui sera probablement celui du plus grand nombre), nous faisons des vœux pour eux, et leur souhaitons les plus heureux succès, les laissant libres de suivre le parti qu’ils ont pris. Mais s’il existe un mortel courageux qui ait un vrai désir, non de rester comme cloué aux découvertes déjà faites et d’en faire simplement usage, mais d’ajouter lui-même à ces inventions ; non de l’emporter sur un adversaire par sa dextérité dans la dispute, mais de vaincre la nature même par les œuvres ; un homme, dis-je, qui ne perde point le temps à entasser d’imposantes vraisemblances, mais qui soit jaloux d’acune véritable science, une science certaine, et qui se démontre elle-même par ses œuvres ; celui-là nous le reconnoissons pour un légitime enfant de la science ; qu’il daigne se joindre à nous, et que, laissant derrière lui cette facile entrée des routes de la nature, route si long-temps battue par la multitude, il ose pénétrer avec nous jusqu’aux parties les plus reculées. Mais pour mieux faire entendre notre pensée, et rendre les idées plus familières en y attachant des noms, appelions l’une de ces deux routes ou méthodes, anticipations ; et l’autre, interprétation de la nature ; noms par lesquels nous les distinguons ordinairement. Voilà une distinction que, pour bien saisir le véritable esprit de cet ouvrage, il ne faut jamais perdre de vue.

Quant au sujet, cette seconde partie est spécialement destinée à l’exposition d’une science qui apprend à exercer sa raison d’une manière plus sûre et plus parfaite qu’on ne l’a pu faire par toutes les méthodes découvertes ou publiées jusqu’ici, science dont le but est d’élever l’entendement humain, de reculer les limites de ses facultés, et de le mettre en état de surmonter les difficultés sans nombre que présente l’étude de la nature. Car à l’interprétation proprement dite sont consacrés trois autres livres ; savoir : le troisième, le quatrième et le sixième ; le cinquième uniquement composé de ces anticipations (ou conclusions hâtives) qui sont le produit de la raison appliquée suivant la méthode ordinaire, n’étant que provisoire ; conclusions qui, vérifiées et fixées par notre méthode, nous conduiront peu à peu au sujet du sixième. Ainsi le sujet propre de ce livre est l’entendement même, je veux dire, l’art de le rectifier et de le diriger ; c’est, en quelque manière, le tableau de tout cet appareil de moyens qui doit nous conduire à la plus parfaite administration de la raison humaine. Et quoique ce nom même de logique ou de dialectique ait pour nous je ne sais quoi de choquant, vu ce grand nombre de fausses méthodes auxquelles on l’applique, cependant notre dessein étant de conduire les hommes avec ménagement et par les routes qui leur sont familières, disons que cet art que nous allons exposer, a en effet quelque rapport avec la logique vulgaire, qui fait aussi profession, et s’efforce de procurer des secours à l’entendement ; mais outre plusieurs autres différences qui distinguent la nôtre de la logique ordinaire, elle en diffère principalement en trois choses ; savoir : la manière de commencer les recherches, la marche des démonstrations et le but ou la destination. La nôtre, en commençant une recherche, prenant les choses de beaucoup plus haut, soumet à l’examen ce que la logique ordinaire adopte sur la foi d’autrui, et en déférant aveuglément à l’autorité ; elle renverse tout-à-fait l’ordre qu’on suit ordinairement, soit pour démontrer les propositions, soit pour découvrir ou vérifier les principes, ou encore pour former les notions mêmes, et pour entendre le témoignage des sens. Au lieu de s’élancer, pour ainsi dire, du premier saut, comme on le fait communément, aux principes les plus élevés, ou aux propositions les plus générales, pour en déduire ensuite les propositions moyennes, partant, au contraire, de l’histoire naturelle et des faits particuliers, elle ne s’élève qu’insensiblement et avec une extrême lenteur, par l’échelle ascendante, à ces propositions si générales et à ces principes du premier ordre ; le but de cette science dont elle traite, étant d’inventer et de juger, non pas simplement des argumens et des probabilités, mais des choses réelles, des moyens effectifs. Telle est donc la vraie destination de ce second livre ; passons à sa distribution.

De même que, dans la génération de la lumière par réflexion, avant de la projeter sur un miroir, il faut d’abord le polir ; puis le placer dans la situation et l’aspect convenables : il faut aussi dans la génération des sciences, commencer par mettre, pour ainsi dire, de niveau l’aire de l’entendement humain, en le débarrassant de toutes les opinions et les méthodes reçues ; puis tourner l’esprit de la manière convenable vers les faits qui doivent l’éclairer ; enfin, lorsqu’il est suffisamment préparé, lui présenter ces faits.

Or, la partie destructive, qui est la première de notre division, se subdivise en trois autres répondantes aux trois espèces de fantômes qui assiègent l’esprit humain. En effet, ce sont ou des fantômes venus du dehors, dont les uns, originaires des différentes doctrines ou sectes philosophiques, s’étant établis dans l’esprit humain, l’ont comme envahi ; et les autres tirent leur origine des fausses méthodes de démonstration, ou des fantômes innés et comme inhérens à la substance même de l’entendement. Car, semblable à un miroir courbe dont la surface fléchissant les rayons qui des objets viennent la frapper, change les images de ces derniers, en raison de cette courbure ; l’esprit humain, lorsque les objets l’affectent vivement par l’entremise des sens, ne réfléchit que de fausses images, et à la nature des choses mêle sa propre nature. Ainsi, la première tâche qui nous est imposée est de licencier et de bannir à jamais ces innombrables légions de théories qui ont livré de si grands combats. Notre seconde tâche est de débarrasser l’esprit humain des entraves que lui ont mises les fausses méthodes de démonstration. La troisième est de réprimer cette force séductive d’où naissent toutes les illusions de l’entendement, et d’en extirper tous les fantômes innés, ou du moins, s’ils ne peuvent l’être entièrement, de les désigner assez clairement pour qu’ils cessent d’en imposer, et que les objets reparoissent tels qu’ils sont ; car cette peine et ces précautions que nous prendrions pour ôter toutes les erreurs en philosophie, deviendraient inutiles, quelquefois même nuisibles si ensuite, de la vicieuse constitution de l’esprit humain, qui en est comme la racine, renaissoient des erreurs nouvelles et peut-être pires. Nous ne devons donc nous arrêter qu’après avoir détruit toute espérance de pouvoir, en appliquant sa raison suivant la méthode vague du grand nombre, ou les prétendues directions que donne la dialectique, atteindre au véritable but de la philosophie, ou la faire marcher rapidement vers ce but. Ainsi nous ne pourrons regarder comme complètement traitée cette partie que nous qualifions de destructive, qu’après avoir fait trois espèces de censures ou de réfutations ; savoir : censure des différens systèmes philosophiques, censure des méthodes ordinaires de démonstration, censure de la raison native de l’homme[7]. Nous n’ignorons pas que nous aurions pu, sans tant d’appareil, ajouter aux sciences des découvertes assez grandes, et nous frayer à la réputation un chemin plus doux et plus facile. Mais, ne pouvant prévoir en quel temps un dessein tel que le nôtre se présenteroit à l’esprit de quelque autre mortel, nous avons cru devoir remplir par nous-mêmes les engagemens que nous avions pris et annoncés. Après avoir débarrassé, et, pour ainsi dire, aplani l’aire de l’entendement humain, il faut ensuite le tourner d’une manière convenable, et le placer, pour ainsi dire, dans un aspect favorable à l’égard de ce que nous devons lui proposer. Lorsqu’il s’agit d’introduire quelque nouvelle opinion, la prévention contraire ne tire pas seulement sa force du préjugé invétéré en faveur de l’ancienne opinion, mais encore de l’idée fausse et anticipée qu’on se fait de la nouvelle. Il faut donc prévenir aussi cet inconvénient ; et ce n’est pas assez de dégager l’esprit de ses liens, il faut de plus le préparer ; préparation qui consiste à donner, de ce que nous avons en vue, quelques notions seulement provisoires et comme usuraires, qui pourront suffire jusqu’à ce qu’on ait une pleine connoissance du sujet qui nous occupe ; préparation, dis-je, qui se réduit presque uniquement à fermer tout accès aux soupçons et aux défiances qui selon toute apparence, naîtroient des préjugés reçus (comme d’une sorte d’affection hypocondriaque et de maladie épidémique), et qu’il faut, avant tout, avoir soin de dissiper ; de peur que, suivant l’expression de certain poëte, nous ne rencontrions quelque visage ennemi qui jette le trouble dans les esprits. Ainsi, 1°. si quelqu’un s’imaginoit que les secrets de la nature sont comme sous le sceau de la divinité, et soustraits à la sagesse humaine par une sorte d’interdit, nous aurons soin de détruire ce préjugé, né de la foiblesse des uns et de la jalousie des autres, et nous présenterons nos vues de manière que, non seulement nous n’auront point à redouter la clameur de la superstition, mais que la religion même sera pour nous. Si quelque autre venoit à penser qu’en exigeant de l’esprit humain qu’il reste, avec tant de persévérance et de sollicitude, perdu et comme noyé dans les flots de l’expérience et dans la multitude confuse des faits particuliers, nous le jetons dans l’état d’anxiété qui est l’effet naturel de cette confusion, et le tirons de cet état de calme et de sérénité, fruit des spéculations abstraites, qui approche beaucoup plus de celui de la divinité[8]. Nous montrerons, et c’est une distinction que nous espérons établir à jamais (mais à la honte de l’école toute entière, qui ne rougit point d’adresser ses premiers hommages à des spéculations non moins stériles que chimériques, et d’en faire une sorte d’apothéose) ; nous montrerons, dis-je, quelle différence infinie se trouve entre les idées de l’esprit divin et les fantômes de l’esprit humain. D’autres, trop amoureux de leurs contemplations, n’aimeront point à nous entendre ainsi parler sans cesse d’exécution, de pratique, d’ouvrages. De tels discours, rebutans pour leur oreille dédaigneuse, leur sembleront ne convenir tout au plus qu’à de grossiers artisans. Mais nous leur ferons sentir combien ils sont, par une telle manière de penser, en contradiction avec leurs propres désirs ; la pureté de la spéculation, et ce genre d’invention qui mène à l’exécution, n’ayant qu’une même base, qu’un même principe et qu’une même fin. Si quelque autre balançoit encore, arrêté par ce préjugé : que cette totale régénération des sciences est une entreprise beaucoup trop vaste et comme infinie, il nous sera facile de lui faire voir qu’elle est au contraire l’unique moyen de mettre fin aux erreurs, en marquant un terme et des limites aux immenses et vagues excursions de l’esprit humain. En effet, cette marche philosophique, qui consiste à faire une exacte et complète analyse des sujets d’observation, sans trop s’attacher aux individus, aux mesures très précises et aux différences minutieuses (degré de précision qui suffit dans les sciences), et à en extraire méthodiquement les notions ou idées, est infiniment plus courte, plus facile, plus à notre portée, et nous met beaucoup mieux en état de distinguer à chaque pas ce qui est fait de ce qui reste à faire, que cette autre manière de philosopher, qui se réduit à des spéculations abstraites et à de vagues méditations. Tout le fruit qu’on retire de cette dernière, c’est de flotter sans cesse entre les opinions contraires, et de tourner perpétuellement dans le même cercle. Quelque personnage grave et judicieux (du moins à ses propres yeux), transportant dans la philosophie cette prudence défiante qui le gouverne dans les affaires, pensera peut-être que toutes nos propositions ne doivent être regardées que comme de simples vœux fondés sur des espérances excessives ; qu’au fond, tout ce qu’on pourroit gagner par ces grandes innovations dans l’État philosophique, ce seroit tout au plus de substituer aux anciennes opinions des opinions nouvelles ; mais qu’après tout, les affaires humaines n’en iroient pas mieux. C’est se méprendre sur notre objet, lui répondrons-nous ; il ne s’agit de rien moins ici que de bâtir un système, ou de fonder une secte ; et ce genre de changement que nous proposons diffère infiniment de tous ceux qu’on a proposés jusqu’ici dans les sciences et la philosophie. En suivant notre méthode, on peut se promettre une abondante moisson d’effets réels, de nouveaux moyens ; pourvu que les hommes n’aillent pas, se hâtant de moissonner avant le temps, courir, avec un puéril empressement, après telle ou telle application fructueuse, et s’en saisir comme d’autant de garans de l’utilité de leurs découvertes ultérieures.

Les réponses détaillées que nous ferons sur ces différens points, suffiront sans doute pour garantir les hommes de cette sorte de prévention qui pourroit naître de la fausse idée qu’on se seroit faite de notre dessein. Et cette partie que nous qualifions de préparatoire, pourra passer pour complètement traitée, quand nous aurons prévenu toutes les objections qui pourroient venir ou de la religion, ou de la prudence des praticiens, et de sa compagne, la défiance, la circonspection, ou de toute autre semblable source. Cependant, afin qu’il ne manque rien à cette partie, il reste à ôter, autant qu’il est possible, cette inertie et cette espèce d’engourdissement occasionné dans certains esprits par ce que notre dessein peut avoir d’étrange. Or, cette mauvaise disposition de l’esprit ne peut être détruite que par l’indication de ses causes ; car ici, comme par-tout ailleurs, la connoissance des causes est le seul moyen de faire disparaître tout le merveilleux, et mettre fin à ce stupide étonnement qui enchaîne l’activité des esprits. Ainsi, afin qu’on cesse de s’étonner que le genre humain ait été fatigué, arrêté même par tant d’erreurs diverses et durant tant de siècles, nous aurons soin de désigner distinctement toutes les difficultés, de dénoncer toutes les oppositions insidieuses, de découvrir tous les pièges qui ont jusqu’ici fermé tout accès à la philosophie, ou ralenti sa marche, tels que[9] :

Le petit nombre d’hommes sérieusement occupés d’études philosophiques, et constamment attachés à l’expérience ;

Le but de ces études, mal déterminé, et la méprise universelle sur ce point ;

L’importance qu’on attache à des recherches frivoles ou d’une utilité très bornée ;

Ce nom d’inventions qu’on donne à de prétendues découvertes, qui ne sont que des répétitions, de nouvelles combinaisons de choses très anciennes ;

L’excessive admiration pour les écrits et les inventions d’autrui, et une vénération outrée pour l’antiquité ;

Cette pusillanimité qui rend incapable d’entreprendre rien de grand ;

La superstition qui abat les esprits, et les détourne de l’étude de la nature ;

L’artifice, le manège des maîtres pour se faire valoir, et la manière dont ils exercent leurs disciples ;

Le défaut de récompenses et d’encouragemens ;

Ce préjugé qu’il est impossible de faire de vraies découvertes ; que tout est dit, etc. etc.[10].

Énumération et analyse dont la conséquence naturelle montre assez que nos espérances sont fondées sur les motifs les plus solides. Car, quoique cette véritable interprétation de la nature dont nous sommes si profondément occupés, soit, avec raison, jugée très difficile ; néanmoins, comme nous faisons voir, dans cette discussion, que la plus grande partie de ces difficultés tient à des choses qui étant en notre disposition, sont, par cette raison même susceptibles d’amendement et de correction ; non à des choses qui excèdent les limites de notre puissance, il s’ensuit que le mal n’est pas sans remède : je veux dire que le fort de cette difficulté n’est pas dans la nature même des choses, ni dans la constitution de nos sens, mais seulement dans l’esprit humain. Tels sont, en peu de mots, le plan et l’esprit de la partie préparatoire ; elle pourra paroître trop longue à ceux qui, oubliant la force des préjugés que nous avons à combattre, auroient souhaité qu’épargnant au lecteur tous ces préliminaires, nous entrassions aussi-tôt en matière ; mais elle nous semble à nous plutôt insuffisante qu’inutile.

Viendra ensuite la partie informatoire[11], dont nous présentons ici l’esquisse d’une manière simple et nue. Les différens moyens qui peuvent contribuer à perfectionner les opérations de l’entendement, se divisent en trois espèces de services (ou secours) ; savoir : service pour les sens, service pour la mémoire, et service pour la raison. En indiquant les secours de la première espèce, nous enseignerons trois choses : 1°. comment des observations et des expériences, on peut extraire et composer une notion vraie ; et comment le témoignage du sens, qui n’indique par lui-même que des relations à l’homme, peut être ramené aux relations à l’univers[12] ; car nous ne donnons pas beaucoup aux sens, quant à la perception immédiate, mais seulement en tant que la sensation manifeste un mouvement ou une altération dans le sujet en question[13] ; 2°. comment les objets qui échappent aux sens,

Soit par l’excessive petitesse de leur tout ;

Soit par la ténuité de leurs parties ;

Soit par leur trop grande distance ;

Soit par l’excessive lenteur ou vitesse du mouvement ;

Soit encore par la trop grande familiarité de l’objet ;

Soit enfin par toute autre cause ou circonstance ;

Peuvent être ramenés à la portée des sens, et soumis à leur jugement ; et de plus, ce qu’il faut faire dans les cas où ces objets ne peuvent être rendus sensibles, et comment on peut suppléer à ce défaut,

Soit à l’aide des instrumens ;

Soit par l’observation délicate de certains degrés[14] ;

Soit par les indications du sensible à l’insensible, que fournit l’observation de corps analogues[15] ;

Soit enfin par d’autres substitutions ou par toute autre voie. Nous parlerons, en dernier lieu, de l’histoire naturelle et expérimentale, mais seulement d’un genre d’histoire qui soit de nature à pouvoir servir de base à la philosophie. Nous montrerons aussi quelle est, dans les cas où l’histoire naturelle vient à manquer, la méthode expérimentale qu’on doit suivre pour y suppléer. En traitant ce sujet nous indiquerons encore quelques moyens pour exciter et fixer l’attention. Car il est, dans l’histoire naturelle et la physique expérimentale, une infinité de choses qu’on sait depuis long temps, mais dont la connoissance ne laisse pas d’être inutile, parce qu’on ne se les rappelle pas à l’instant précis où l’on en a besoin, faute d’avoir su exciter la force appréhensive de l’esprit. Telles sont les trois espèces de services qu’on peut rendre aux sens. En effet, il est clair qu’on doit fournir aux sens une matière ou des secours, soit pour suppléer leur impuissance absolue ; soit pour les redresser dans leurs déviations. On remédie au défaut de matériaux par l’histoire et les expériences ; au défaut de perception des sens, par des substitutions ; et à leurs déviations, par des rectifications.

Voici en quoi consiste l’avantage des secours destinés à la mémoire : on peut de la multitude immense des faits et de la masse de l’histoire générale, détacher une histoire particulière, et en disposer les parties dans un ordre tel que le jugement puisse travailler aisément sur ce sujet limité et exercer la fonction qui lui est propre ; car il ne faut pas se faire une trop haute idée des forces de l’esprit humain, ni espérer qu’il puisse parcourir un grand nombre de faits sans s’y perdre. La mémoire est manifestement insuffisante dans tous les cas, et incapable, soit d’embrasser une immensité de faits, quand il est nécessaire de les considérer tous ensemble ou lorsqu’il faut choisir ceux qui se rapportent plus particulièrement à tel sujet limité, de suggérer précisément ceux dont on a besoin. Quant au premier inconvénient, il est facile d’y remédier, et il n’est même, en ce genre, qu’un seul remède, c’est de n’adopter aucune recherche, aucune invention qui ne soit faite par écrit. Il en seroit de l’homme qui prétendroit embrasser, par sa seule pensée, la totalité des faits dont la considération est nécessaire pour interpréter la nature, relativement à tel sujet particulier, comme de celui qui se flatteroit de pouvoir faire de mémoire, ou même retenir, tous les calculs d’un livre d’éphémérides. Il est assez clair que nous donnons bien peu à la mémoire seule et au mouvement naturel et vague de l’esprit, puisque nous ne voulons pas même de cette invention par écrit dont nous venons de parler, à moins qu’elle ne procède à l’aide de tables coordonnées au sujet de la recherche. C’est donc principalement de ce dernier genre de secours qu’il faut s’occuper.

Or, le sujet de la recherche une fois déterminé, limité, séparé de la masse totale des choses, et comme isolé (opération sur laquelle nous donnerons aussi quelques utiles préceptes) ; ce service, ces secours destinés à la mémoire, se divisent en trois différens offces. 1°. Nous montrerons quels sont, par rapport à un sujet proposé, les points généraux ou genres de faits vers lesquels il faut principalement tourner son attention ; points qui, réunis, seront comme la topique du sujet[16]. 2°. Dans quel ordre il faut ranger les faits pour en former des tables. Cependant nous sommes bien éloignés d’espérer qu’on puisse, dès le commencement, découvrir la véritable différence du sujet (celle qui dépend de ses relations à l’univers) et avec assez de précision pour qu’il en résulte une division exacte ; on ne pourra saisir d’abord qu’une différence apparente qui servira tout au plus à diviser passablement le sujet en ses parties. Car la vérité surnagera plutôt à l’erreur même qu’à la confusion ; et il sera plus facile à la raison de corriger la division, que de pénétrer dans la masse non divisée[17]. Ainsi la première opération n’étant que provisoire, nous indiquerons de quelle manière et dans quel temps la recherche doit être renouvelée, et les tables ou mémoires de la première suite doivent être remplacées par d’autres. Car nous voulons que les premières suites de tables ou de mémoires soient pour ainsi dire mobiles sur leurs pivots, qu’elles ne soient que des ébauches ou essais de recherche[18]. Nous ne pourrons défendre victorieusement, et recouvrer nos droits sur la nature qu’en réitérant les actions. Ainsi, le service complet pour la mémoire se divise en trois parties, savoir : les lieux d’invention, l’art de dresser et combiner les tables, et la méthode à suivre en réitérant les recherches. Reste donc à parler des secours destinés à la raison, et auxquels sont subordonnés ceux des deux premiers genres. Car, à l’aide de ces deux premiers services, on ne peut établir un véritable principe, mais une simple notion, coordonnée à l’histoire méthodique dont elle est extraite[19] ; notion, dis-je, constatée, vérifiée par le premier service, et tellement représentée par le second, que nous en soyons, pour ainsi dire, en possession.

Quant aux secours destinés à la raison, nous devrons naturellement préférer ceux qui l’aideront le mieux à exercer la fonction qui lui est propre, et à remplir sa destination. Or, la raison n’a qu’une seule manière d’opérer ; mais elle peut avoir deux fins distinctes, deux usages diffèrens ; car le but de l’homme peut être ou de savoir et de contempler, ou d’agir et d’effectuer ; et l’on a en vue ou la connoissance et la simple contemplation de la cause, ou la nature de l’effet et l’étendue de son influence. Ainsi, connoître la cause d’un effet proposé, ou d’une nature[20] donnée dans toute espèce de sujet où elle se trouve, est le véritable but de la science humaine ; et sur une base matérielle donnée, enter un effet quelconque, ou telle nature qu’on voudra, (dans les limites toutefois du possible) est le but de la puissance humaine. Mais pour peu qu’on ait de pénétration et de justesse dans les idées, on reconnoît aisément que ces deux buts, en apparence différens, ne laissent pas de coïncider ; ce qui joue le rôle de cause, dans la théorie, joue celui de moyen, dans la pratique. Savoir, c’est connoître les causes ; exécuter, c’est employer les moyens répondans à ces causes. Et si tous les moyens nécessaires pour exécuter toute espèce d’ouvrages à volonté, étoient en la disposition de l’homme, il seroit assez inutile de traiter séparément ces deux sujets. Mais comme les opérations de l’homme sont resserrées dans des limites beaucoup plus étroites que sa science, vu les nécessités sans nombre et la pénurie de l’individu, en sorte que ce dont on a le plus souvent besoin dans la pratique, c’est beaucoup moins une connoissance générale de tout ce qui peut être exécuté, qu’une sorte de prudence, de sagacité, de tact, pour choisir ce qui se trouve le plus sous la main, il nous paroît plus à propos de distinguer ces deux espèces de sujets, et de les traiter séparément. Cependant nous emploierons la même division dans les deux cas, afin que ce troisième genre de secours s’applique également à la partie spéculative et à la partie active.

Quant à la partie spéculative, elle se réduit à un seul point ; savoir : à établir un axiome vrai[21], (ou un tout composé de faits identiques) ; car les propositions de ce genre sont les seules qu’on doive regarder comme une solide portion de la vérité ; une simple notion n’en, étant pour ainsi dire que la surface. Or, cet axiome, on ne peut l’extraire des faits qu’à l’aide de la forme d’induction légitime et proprement dite ; méthode qui, après avoir suffisamment décomposé et analysé l’expérience, conclut nécessairement à l’aide d’exclusions et de réjections convenables[22] ; car l’induction vulgaire qu’on ne laisse pas d’employer à établir ces propositions, qu’on qualifie de principes, n’est qu’une méthode d’enfant, dont les conclusions sont précaires et exposées à être renversées par le premier exemple contradictoire qui se présente. Aussi les dialecticiens, qui apparemment en sentoient le foible, n’ont-ils pas daigné s’en occuper sérieusement, et après l’avoir touchée en passant, l’ont-ils abandonnée pour traiter d’autres sujets[23]. Au reste, il est évident que ces conclusions que l’on déduit par une induction quelconque, on les juge en même temps qu’on les invente ; qu’elles ne dépendent point des principes les plus élevés, ni des propositions moyennes ; mais qu’elles subsistent par elles-mêmes, doivent à leur propre masse toute leur solidité, Il et n’ont pas besoin d’être prouvées par d’autres propositions. À plus forte raison doit-on penser que les axiomes extraits des faits, à l’aide de la véritable forme d’induction, se suffisent à eux-mêmes ; qu’ils sont plus certains et plus solides que ces propositions auxquelles on donne ordinairement le nom de principes[24] et c’est celle de ce dernier genre que nous appelons ordinairement formule d’interprétation. Aussi le sujet que nous traitons avec le plus de soin et de clarté, c’est la confection des axiomes et cette formule même d’interprétation. Restent pourtant trois opérations qui, jointes à cette première, mènent plus sûrement au but ; opérations de la plus grande importance, et sans l’explication desquelles notre méthode, toute puissante qu’elle est dans ses effets sur l’entendement, seroit encore très-difficile à appliquer ; je veux parler des opérations nécessaires pour rendre la recherche continue, la varier et la resserrer, ou l’abréger, afin qu’il ne reste dans l’art d’interpréter la nature, ni interruption, ni disconvenances, ni longueurs, vu la courte durée de la vie humaine. Ainsi nous montrerons comment on peut se prévaloir des axiomes déjà découverts à l’aide de la formule, pour chercher et former les axiomes plus généraux et plus élevés afin qu’on s’élève par degrés, et par des degrés non interrompus, à l’unité de la nature ; méthode toutefois à laquelle nous aurons soin d’en joindre une autre, pour examiner et vérifier, à l’aide de ces expériences mêmes dont on sera parti, ces axiomes supérieurs ; sans quoi l’on retomberoit dans les conjectures, les simples probabilités et les idées phantastiques. Voilà en quoi consiste cette doctrine que nous appelons art de rendre la recherche continue. Quant à celui de la varier, ce n’est autre chose que l’art d’approprier les recherches aux natures diverses, soit des causes dont la découverte est le but de ces recherches, soit des choses mêmes qui en sont le sujet. Ainsi, abandonnant les causes finales, dont l’indiscrète introduction dans la physique a dénaturé cette science, et sans remonter si haut, nous nous contenterons de prendre les choses à ce point où il ne s’agit que de varier la recherche des différentes formes, et de l’approprier successivement à leur diversité ; formes dont la découverte, regardée jusqu’ici comme impossible, a été avec raison abandonnée par ceux qui l’avoient rendue telle pour eux-mêmes, par la marche trompeuse qu’ils suivoient. Car le plus puissant et le plus heureux génie est encore insuffisant pour découvrir la forme de quelque sujet que ce puisse être, par le seul moyen des anticipations[25] ou des méthodes d’argumentation de la dialectique.

Viendra ensuite la recherche des causes efficientes et des causes matérielles ; ou matières ; non des causes efficientes éloignées, ni des matières communes ; mais des causes prochaines et des matières préparées[26]. Or, ce genre de recherche, pour éviter les répétitions, l’affectation et les longueurs, nous l’appellerons recherche du progrès caché.

Et par progrès caché, nous entendons l’ordre, la suite de degrés ou gradation d’où résulte le changement à expliquer[27] ; c’est-à-dire, l’effet opéré par le mouvement de la cause efficiente et des qualités variables ou accidentelles de la matière[28], Cette autre méthode de variation qui s’accommode aux natures diverses des différens sujets, naît de deux conditions différentes qui peuvent les varier ; savoir : ou de leur simplicité et de leur composition ; la méthode qui dirige la recherche devant se diversifier selon que les sujets sont simples ou composés, ou d’une nature douteuse à cet égard, ou de l’abondance et de la disette des faits qu’on peut se procurer pour exécuter une recherche. Lorsque les faits abondent, la méthode est facile ; mais lorsqu’ils sont en petit nombre, on est plus à l’étroit, et alors ce n’est qu’à force d’art, de sagacité, d’ingénieux équivalens qu’on peut remplir ce vuide. Voilà, je pense, tous les points qu’il faut traiter pour compléter cette méthode de variations dans les recherches. Reste à parler de la manière de les resserrer, afin qu’on puisse, à l’aide de nos indications, non-seulement se frayer une route où il n’y en avoit point, mais de plus abréger les routes connues. Cette méthode, comme toute autre voie abrégée, consiste principalement dans le choix. Or, dans tout ce qui peut être l’objet de nos recherches, il est deux espèces de prérogatives qui contribuent efficacement à les abréger ; savoir les prérogatives des faits ou exemples lumineux, caractéristiques, et dont un petit nombre peut tenir lieu d’un grand nombre d’autres pris au hazard ; genre de choix dont l’avantage est d’économiser sur la masse de l’histoire, d’épargner à l’esprit des recherches vagues et pénibles, de longs tâtonnemens. Puis nous indiquerons quels sont les sujets par lesquels il faut commencer l’interprétation de la nature, et qui étant approfondis les premiers, peuvent la rendre ensuite plus facile, soit parce que ces sujets sont de telle nature qu’étant bien éclaircis, ils répandent un grand jour sur les suivans ; soit à cause de la généralité de cette sorte de sujets ; soit enfin à cause de la certitude dont de telles recherches sont susceptibles en elles-mêmes, ou de l’utilité dont elles peuvent être dans la physique expérimentale et les arts méchaniques. Ici se terminera la doctrine des secours qui se rapportent à la partie spéculative.

La partie active, et les secours qui lui sont destinés, se divisent en trois doctrines. Mais, avant de les indiquer, il est deux avertissemens nécessaires pour nous faire jour dans les esprits. Le premier est que, dans ce genre de recherches qui procèdent à l’aide de la formule d’interprétation, la pratique se mêle continuellement à la théorie. Car, en conséquence de la nature même des choses, ces axiomes et ces propositions qu’on déduit de propositions plus générales, et qu’ensuite, en les développant, l’on résout en nouveaux faits particuliers et en moyens nouveaux, ne fournissent que des indications obscures et incertaines[29], au lieu que l’axiome qu’on a déduit des faits particuliers, conduit, par une route sûre, bien connue et toujours la même, à de nouveaux faits particuliers qui correspondent visiblement aux premiers. Le second avertissement est que les hommes ne doivent pas oublier que la recherche active doit être exécutée à l’aide de l’échelle descendante dont nous nous sommes interdit l’usage dans la partie contemplative. Car toute opération réelle n’a pour objet que les individus qui sont placés au degré le plus bas de cette échelle[30]. Ainsi des sujets les plus généraux il faut redescendre aux individus par les degrés de cette même échelle. Il est de plus impossible de parvenir à ces derniers, à l’aide des axiomes simples ; l’indication de toute espèce d’exécution et des règles qui la dirigent, dépendant toujours de la réunion de plusieurs axiomes différens[31].

Après ces observations préliminaires, venons aux trois doctrines qui sont les trois membres de division de la partie active. La première indique le mode propre et distinct d’une recherche où il ne s’agit plus de découvrir une cause ou de former un axiome ; mais d’exécuter quelqu’ouvrage, qui alors est le but direct de la recherche. La seconde indique la manière de dresser des tables générales et pratiques, à l’aide desquelles on puisse, avec plus de promptitude et de facilité, déduire de la théorie des moyens pour exécuter des ouvrages de toute espèce. La troisième joint aux deux premières une certaine méthode pour chercher et déduire de nouveaux moyens ; méthode imparfaite sans doute, mais qui n’est rien moins qu’inutile, et à l’aide de laquelle on peut, des expériences connues, déduire d’autres expériences, sans établir aucun axiome : et comme il est une méthode d’invention qui mène de certains axiomes à d’autres axiomes, il est aussi une méthode inventive qui conduit d’expérience en expérience ; route glissante et peu sûre, à la vérité, mais qui méritoit néanmoins que nous en fissions quelque mention[32]. Voilà ce que nous avions à dire sur les secours destinés à la partie active, et formant la dernière partie de notre division. Et tel est, en peu de mots, le plan de la seconde partie de notre restauration des sciences. Mais en finissant, nous donnerons aussi quelques indications sur la manière de concerter et d’associer les travaux philosophiques d’homme à homme, de nation à nation, et de siècle à siècle. Il est temps de traiter en détail la partie destructive, qui est le premier membre de notre division, et dont la destination est de nettoyer l’aire de l’entendement humain[33].
Fin de la préface
  1. Cette préface est composée de deux préfaces de Bacon dont l’une avoit été placée par lui-même en tête de cet ouvrage ; et l’autre, rejetée par les éditeurs dans la petite collection qui porte pour titre : Élans philosophiques et qu’on peut regarder comme son porte-feuille. La première ne renferme que des observations générales sur le sujet du Novum Organum ; la seconde en indique le but spécial et en expose la distribution, comme il le dit dans la seconde période que nous avons supprimée, parce qu’elle n’eût été qu’une répétition du titre. C’est toujours l’autour qui parle : mais ayant trouvé dans ces préfaces des passages obscurs ou vagues, nous y avons joint quelques notes ou intercalé quelques mots ; additions d’autant plus nécessaires que plusieurs ouvrages annoncés dans la seconde n’ont pas été exécutés. Nous avons aussi un peu élagué cet énorme préambule, moins nécessaire aujourd’hui qu’à l’époque où il parloit. Après s’être jeté dans une longue dissertation sur les reproches ou les objections qu’on peut lui faire et que nous ne lui ferons pas, pour excuser ensuite ces longueurs, il prouve très longuement qu’il a eu raison d’être long ; nous avons cru devoir, en lui épargnant et ce tort et cette excuse, l’abréger ainsi doublement.
  2. L’homme qui voit peu et qui n’aperçoit jamais les raisons contraires à son opinion, est décisif et décidé ; c’est la balance où l’on ne met de poids que d’un côté. Celui qui voit beaucoup, mais qui, ayant plus de science que de jugement, fixe son attention tantôt sur les raisons qui appuient chaque opinion, tantôt sur les raisons contraires, au lieu de peser, dans tous les cas, les unes et les autres, pour les comparer, est nécessairement incertain dans ses opinions, et irrésolu dans sa conduite c’est la balance où l’on met des poids dans les deux bassins alternativement. Le dernier sait davantage mais puisqu’il sait mal, il seroit à souhaiter pour lui qu’il en sût moins, et sa science n’est utile qu’aux autres : une erreur qui décide vaut peut-être mieux que des vérités incomplètes qui laissent dans l’indécision. Il faut avoir une opinion et un but ; le pire de tous les partis est de n’en prendre aucun.
  3. Les plus célèbres commentateurs de la philosophie des Grecs traduisent ce mot par celui d’incompréhensibilité, qu’ils forgent à dessein dans leurs langues respectives. Ces anciens philosophes, effrayés de l’excessive complication de tous les sujets de nos études, prétendoient qu’aucun ne pouvant être embrassé en entier, il falloit renoncer à toute certitude, et se contenter de simples probabilités plus ou moins fortes, sur lesquelles on devoit régler ses opinions et sa conduite.
  4. Dans les tables dont il parlera plus bas, il n’admet pas indifféremment toutes les espèces de faits qui se rapportent au sujet d’une recherche, mais seulement les faits les plus caractéristiques et les mieux appropriés au dessein de découvrir la forme, ou cause essentielle, de l’effet à expliquer, à prédire, ou à produire ; tels que les minimum et les maximum, les sujets où l’effet en question paroît ou disparoît, croit ou décroît tout-à-coup, etc.
  5. Il étoit trop tard, parce que, supposant vrais les principes et les notions sur lesquels ils établissoient leurs raisonnemens et qu’ils auroient dû examiner d’abord, ils ne remontaient point à la source du mal ; ces règles, qu’ils cherchoiont ou donnoient pour déduire des conséquences de ces principes ne pouvoiont corriger le vice de la première opération, mais seulement celui de la seconde ; et une conséquence juste tirée d’un principe faux, n’est pas mains une erreur qu’une conséquence fausse tirée d’un principe vrai. Car il y a ici cinq sources d’erreur : on peut extraire d’observations exactes des notions fausses ; de notions vraies, des principes faux et de principes vrais, des conséquences fausses ; ou exprimer avec peu de justesse ces notions, ces principes, ou ces raisonnemens ; enfin, mal ordonner ces pensées ou ces expressions.
  6. Parce que, se flattant de bien raisonner, lorsque d’un principe faux ou douteux qu’on croit incontestable et qu’on n’examine point, on déduit une conséquence juste, c’est-à-dire une erreur ou une opinion hasardée, on s’en tient à ce résultat.
  7. Il entend ici par raison native, la faculté de comparer, déterminée, par sa seule impulsion naturelle et sans la direction d’aucune méthode, à exercer ses fonctions.
  8. Par cela même que la philosophie abstraite ne roule que sur des abstractions, le sujet dont elle s’occupe est aussi simple qu’elle le veut ; elle le pétrit et le moule à son gré. Le secret des spéculatifs pour résoudre les problèmes les plus difficiles, est de ne point apercevoir ces difficultés ; comme leur recette, pour se garantir de tous les maux, est de les effacer, pour ainsi dire, en n’y pensant point. Mais cette tranquillité artificielle qu’on se procure un instant, en voyant les choses tout autres qu’elles ne sont, ou en se crevant méthodiquement les yeux pour ne les point voir, on la perd dès qu’on est obligé de les employer telles qu’elles sont ; sitôt qu’on veut appliquer à la réalité des choses toute cette science idéale, on retombe avec nous dans l’infini, sans s’être procuré le fil de l’analyse pour s’en tirer, et l’on court de méprise en méprise. Car les être » qui peuplent cet univers, tous immédiatement ou médiatement contigus, tous sans cesse agissans et réagissons les uns sur les autres, sont tous causes et effets, buta et moyens, principes et fins les uns par rapport aux autres : il n’est point d’isle dans l’univers ; tout tient à tout, et il y a de tout dans tout : le sujet de nos études est infini, et l’homme est fini ; tel est le véritable point de la difficulté qu’il se propose ici et le moyen de la lever n’est pas de l’oublier, mais au contraire d’y penser continuellement ; autrement le travail dont on s’est dispensé dans un temps, il faut le faire dans un autre et toute la peine qu’on s’épargne dans le présent, on l’entasse sur l’avenir ; et tel est le véritable fruit de cette philosophie toute contemplative qui substitue les abstractions à l’expérience.
  9. Cette énumération est tirée en partie de l’extrait que Gassendi a fait du Novum Organum, dans sa logique, et qu’avant d’avoir découvert cette préface que je traduis, je me proposois de placer ici.
  10. Il oublie la situation politique qui est la principale cause de toutes ces causes : si l’on eût présenté à Attila un livre tel que le Novum Organum, qu’en eût-il fait ? lui qui prétendoit que la vraie source de la puissance est la courageuse ignorance, et qui ne le prouvoit que trop péremptoirement.
  11. Qu’on me passe ce mot que la loi de l’analogie m’oblige de forger ; il ne paraîtra qu’une seule fois.
  12. L’Auteur nous paroît manquer ici d’exactitude et se laisser abuser par les mots. Toutes les connoissances que l’homme peut acquérir sur l’univers, sont originaires des sensations. Or, selon Bacon lui-même, la sensation n’est que la perception d’un rapport des choses à l’homme, et de l’homme aux choses. Ainsi les prétendues relations à l’univers ne sont autre chose que des relations aperçues entre les relations à l’homme. Car les relations mêmes sont comparables entre elles, ainsi que les choses relatives. Deux rapports peuvent aussi être de différente ou de même espèce, égaux ou inégaux, simples ou composés, complexes ou incomplexes, etc. il devoit dire : nous enseignerons comment les relations particulières des choses à l’homme peuvent être ramenées aux relations générales de même espèce.
  13. Les sens nous informent d’un changement de température, de couleur, de saveur etc. Ce changement dépend de telle combinaison nouvelle, de mouvemens, et de molécules de telle espèce, de telle figure, de telle grandeur, dans telle situation, absolue et respective, etc. toutes choses dont le sens n’informe point immédiatement, mais que la raison extrait des sensations, en les analysant, les comparant et les combinant.
  14. Ou en observant les différens degrés de la qualité ou manière d’être en question, dans les sujets respectifs lorsque sa génération ou sa destruction, n’y peut être observée.
  15. En substituant aux sujets où la manière d’être en question n’est pas sensible, d’autres sujets analogues où elle est sensible ; afin de conjecturer, par ce qu’on observe dans les derniers, ce qui se passe dans les premiers.
  16. Table de lieux communs.
  17. Pour connoître un tout, il faut connoître ses parties et leurs relations, soit entr’elles, soit avec la fin du tout : pour connoître ces parties et ces relations il faut les voir distinctement ; pour les voir distinctement, les considérer successivement, une à une ; et pour les considérer ainsi, les séparer, les isoler, du moins par la pensée. Ainsi, pour connoître un tout il faut le diviser en ses parties ; lorsqu’il ne s’agit que de les isoler, pour les mieux voir, une division arbitraire peut suffire ; et le plus souvent, c’est beaucoup moins telle ou telle division qui est nécessaire, qu’une division quelconque.
  18. En aucun genre, il n’est de règle assez parfaite pour nous mettre en état d’atteindre au but, du premier coup, parce qu’il n’en est point d’assez complète pour embrasser en entier son objet. D’un autre coté, le tâtonnement seul n’est qu’un bâton d’aveugle, comme l’indique le mot qui l’exprime ; mais un tâtonnement savant et opiniâtre, combiné avec des règles fixes et sûres, peut tout dans la théorie et la pratique. Tel est l’esprit de sa méthode, dont nous voyons un exemple éternellement subsistant dans la nature même qui a aussi ses loix fixes et son tâtonnement ; elle semble quelquefois manquer son coup (témoin les monstres et les sujets difformes), par la même raison que nos règles sont souvent en défaut ; parce que toutes les conditions nécessaires pour exécuter son œuvre, ne se trouvent pas toujours réunies ; rien de plus simple ; l’agent universel tâtonne, dans l’homme et hors de l’homme ; il est le même par-tout : le meilleur modèle pour l’homme est la puissance même qui l’a formé, qui l’anime ; et comme dans la nature tout essaie, la première de toutes les règles est d’essayer beaucoup.
  19. Il entend ici par notions, non pas les idées élémentaires dont l’union ou la séparation constitue un principe ; mais cette connoissance anticipée, vague et imparfaite du principe même, qu’on a d’abord tirée des tables de faits, par voie de simple énumération, et qui n’a pas encore été vérifiée ou rectifiés par sa méthode.
  20. Qualité, mode, ou manière d’être.
  21. Un axiome, dans la langue reçue, est une proposition évidente par elle-même ; ce qui suppose qu’il en est de telles, mais au fond il n’en est point : celles qu’on désigne par cette qualification, ne sont que des énoncés collectifs de faits analogues et très familiers ; et les axiomes, ainsi que les définitions géométriques, sont de même nature. Si nous n’eussions jamais vu, touché, etc. de triangles, nous n’aurions point l’idée de cette figure, et nous ne pourrions la définir. Il me suffit, dit-on communément, d’avoir l’idée de tout et l’idée de partie, pour voir à l’instant que le tout est plus grand que sa partie. Sans doute ; mais si vous n’eussiez jamais vu, touché etc. aucun tout, ni aucune partie, vous n’auriez point ces deux idées et par conséquent vous ne pourriez les unir pour en former cette proposition. Tout être qui n’auroit jamais rien senti, ou jamais remarqué ses sensations, ne pourroit rien savoir ; il ne sauroit pas même qu’il existe. Or sentir et remarquer ce qu’on sent, c’est observer, c’est acquérir de l’expérience ; ainsi toute évidence est fille de l’expérience ; et une proposition évidente par elle-même est une proposition qu’une continuelle expérience établit immédiatement pour tous, et qui, par cette raison, n’a pas besoin d’être établie par d’autres propositions. C’est en ce sens qu’il faut prendre ce mot axiome qu’il emploie ici ; avec cette différence toutefois que sa méthode épargne presque tous les frais de cette expérience. Une proposition établie par cette méthode est aussi certaine et aussi ferme que les axiomes et les définitions géométriques qui ont la même origine ; les cercles, les triangles réguliers, etc. de la géométrie n’étant originellement que des cercles et des triangles réels dont, par abstraction, nous avons ôté les irrégularités, c’est-à-dire, ce qui nous génoit, pour les mesurer plus commodément, ou en faire des mesures plus commodes.
  22. Il exclut d’abord de ses tables tous les faits non concluans ; et plus le nombre des faits est réduit par ces exclusions, plus aussi les faits caractéristiques où la cause cherchée se manifeste, sont faciles à apercevoir ; sa méthode n’est que l’art de choisir et de simplifier.
  23. Il s’agit ici de cette induction superficielle qui procède par voie de simple énumération, sans exclure ou rejeter les faits inutiles à la recherche, et sans faire un choix d’observations et d’expériences qui puissent prouver, non-seulement que le principe à établir n’a pas encore d’exceptions, mais même qu’il ne peut en avoir. Mais il est ici une distinction à faire, pour montrer en quoi précisément consiste l’utilité de la méthode du Novum Organum, et que l’autour n’a point faite. La science de tout homme mûr et judicieux est en partie composée d’un certain nombre do maximes qui n’ont certainement été ni formées ni vérifiées par la méthode de Bacon, et qui n’en sont pas moins solides : cette solidité, elles la doivent à la multitude immense de faits et d’individus qui les vérifient à chaque instant. Mais comme ses faits scientifiques sont beaucoup moins réitérés, moins variés, ou, si l’on veut, moins observés, l’on n’en doit extraire les principes qu’avec les précautions qu’il exige. Dans ceux de ce dernier genre, le choix doit compenser le petit nombre. Avant de tirer des conséquences de certains faits, décomposez-les et variez-en toutes les circonstances autant qu’il est possible ; ou observez-les dans des sujets où ces circonstances sont très variées. Enfin, remarquez ce en quoi ils diffèrent de tous les autres, et se ressemblent entr’eux : voilà en deux mots la logique vulgaire. Mais cette voie est la plus longue ; au lieu qu’en faisant parmi les faits un choix dirigé par la méthode du Novum Organum, on peut découvrir ou vérifier, en un seul jour, ce qu’on n’eût peut-être pas découvert ou vérifié en dix années.
  24. Une proposition ne peut passer pour solidement établie, si elle ne l’est immédiatement ou médiatement sur d’autres qui le sont elles-mêmes immédiatement sur l’expérience : mais, plus on laisse d’intervalles entre l’expérience et les propositions à établir, plus on s’expose à l’erreur) et Sgravesande, dans sa logique donne une formule pour calculer le degré d’incertitude d’une conjecture, à mesure qu’elle s’éloigne des observations directes. Si l’on suppose que la probabilité de la conjecture fondée immédiatement sur l’expérience, est exprime par la fraction , celle d’une seconde conjecture fondée sur cette première, n’est plus que  ; celle d’une conjecture du troisième ordre , etc. c’est-à-dire, comme la fraction qui exprime la probabilité de la conjecture immédiate élevée à une puissance dont l’exposant est égal au nombre de pas qu’on fait en s’éloignant de l’expérience. Rien de plus gratuit sana doute que la supposition sur laquelle est établi ce calcul ; puisque la probabilité de la conjecture immédiate est incalculable, les sensations qui sont la base du tout étant incommensurables. Mais son heureux effet sur un bon esprit est de le rendre circonspect, et de le déterminer à s’en tenir toujours aux conjectures immédiates, lorsque l’observation est impossible. Or, par la méthode de Bacon, tous les principes sont établis immédiatement sur l’expérience. Sa méthode ne suppose rien ; elle vérifie tout ; elle force l’homme le plus savant à recommencer toutes ses études ; et voilà précisément pourquoi elle abrège : car, si ce prétendu savant continue à raisonner, en posant des préjugés pour principes, pour peu qu’il soit de bonne foi avec lui-même, tôt ou tard il s’apercevra de sa méprise et après avoir long-temps bâti sur l’erreur, il lui faudra ensuite tant d’années pour abattre, qu’il ne lui en restera plus assez pour rebâtir. Bâtissons sur le fondement inébranlable du Novum Organum, et notre science sera éternelle comme le monde dont elle sera l’image.
  25. En tirant des faits, sans cette marche graduelle et ces exclusions de faits inutiles, dont il parle si souvent, des conclusions hâtives et trop générales.
  26. Pour entendre ce passage, il faut savoir qu’il regarde comme possible à l’homme la transformation d’un corps d’une espèce en un corps d’une autre espèce ; et il fait entendre ici que celle d’un corps d’une espèce en une autre espèce très différente, est l’objet de la métaphysique ou physique générale ; et que la physique particulière ne doit considérer que le passage d’un corps de telle espèce à telle autre espèce peu différente, à l’aide d’une cause prochaine, et d’une matière déjà disposée à ce changement.
  27. Il y a ici quatre choses à considérer : les différentes espèces de substances qui se combinent, les différentes espèces de mouvemens aussi combinées, leurs accroissemens ou décroissemens, et leurs combinaisons. Ainsi, ces doux mots, que j’emploierai comme lui pour abréger, peuvent êtro traduits par ceux-ci, qu’ils représenteront toujours, et qu’on pourra y substituer ; trouver par quelles combinaisons et gradations d’élément matériels et de mouvemens élémentaires et généraux, un corps passa d’une forme à d’autres peu éloignées : par exemple, de celle d’œuf à celle de poulet entièrement formé ; ou encore de la forme de cinabre à celle de mercure coulant, et réciproquement. Or, par élémens matériels, il ne faut pas entendre ici les élémens les plus simples et indivisibles de la matière ; mais de petits touts composés d’autres touts, composés eux-mêmes d’élément primitifs, et considérés comme simples relativement au tout dont on veut expliquer la formation ou la dissolution, et de l’étage de composition immédiatement inférieur. Car, pour bien concevoir comment de la seule combinaison et permutation d’un certain nombre d’élémens primitifs et indivisibles de la matière, résulte toute la diversité des grands composés, il faut distinguer différens étages ou ordres de composition. Les touts formés chacun de deux élémens ou plutôt de deux espèces d’élémens primitifs, seront les composés du premier ordre ; les touts composés de différens touts du premier ordre, seront les composés du second ordre, et ainsi de suite.
  28. L’univers, disoit Platon, ou lui faisoient dire ses commentateurs, est composé du même et de l’autre. L’autre désigne les qualités accidentelles, variables passagères, particulières, composées de la matière, et les causes efficientes prochaines, les deux objets dont il est ici question. Le même désigne les qualités essentielles, universelles, éternelles et immuables de la matière, et les causes premières ou éloignées. Les dernières sont ce que Bacon appelle formes, causes formelles, causes essentielles, ou essences des choses ; en un mot, le quoi précis de chaque chose ; non le quoi senti, mais le quoi aperçu par la raison, et extrait des sensations par sa méthode. Au reste, ces ridicules expressions des commentateurs de Platon, le même et l’autre, doivent être traduites par celles-ci, le principe permanent et le principe variable. On pourrait même dire les principes : savoir le fonds matériel, la force qui serre, et la force gui écarte ; car Newton lui-même ne pouvant se tirer d’affaire avec une force unique, a été obligé, sur la fin de sa vie de supposer aussi une force répulsive ; supposition qui est une conséquence nécessaire et immédiate de ses principes.
  29. En dénombrant les inconvéniens du raisonnement substitué sans nécessité à l’expérience, j’en trouve huit : voici les cinq principaux. 1°. Lorsqu’on fait, sur quelque partie d’un sujet, un raisonnement très composé, on n’est jamais certain de n’y avoir pas laissé entrer quelque proposition fausse ou douteuse. 2°. Lorsqu’on analyse un sujet un peu composé, pour raisonner sur ses parties, on n’est jamais assuré d’avoir fait entrer dans cette analyse, toutes les considérations nécessaires et l’expérience seule peut certifier qu’elle est complète. 3°. Toute la certitude qui peut résulter du raisonnement le plus exact, n’équivaut jamais à ce sentiment d’assurance et de sécurité que donne la pratique. 4°. Comme le raisonnement n’ébranle pas l’imagination, non-seulement il ne donne pas l’activité nécessaire pour réaliser par l’exécution les vérités auxquelles il conduit, mais il l’ôte ; trop souvent il indique d’excellentes règles qu’il empêche de suivre ; ce n’est que la partie laborieuse d’un métier de paresseux. 5°. Un raisonnement prouve tout au plus la possibilité de la chose conclue ; il la démontre, mais il ne la montre pas ; au lieu que l’exemple en montre la réalité et en offre un modèle, en présentant la chose déjà faite. La conséquence d’un raisonnement d’une rigoureuse exactitude semble un ordre : or, l’homme, animal imitateur et orgueilleux, aime mieux suivre un modèle, qu’obéir à un ordre. D’un autre côté, les trois principaux avantages du raisonnement sont, 1°. de suppléer l’observation, lorsqu’elle est tout-à-fait impossible ; 2°. d’indiquer de nouvelles observations à faire ; 3°. de préparer à l’expérience, en disposant à observer attentivement ce qui mérite de l’être ainsi, ou en épargnant des surprises quelquefois nuisibles.
  30. Quoiqu’il soit souvent parlé, dans les ouvrages de Bacon, de l’échelle ascendante et descendante des axiomes, on ne l’y trouve point mais, par l’usage auquel il la destinoit, on voit assez ce qu’elle doit être. Je suppose qu’ayant découvert, dans quelques cas particuliers, ce principe : les manières d’être opposées se succèdent naturellement dans le temps et dans le lieu ; ou cet autre : sans réaction il n’est point d’action, je veuille généraliser par degrés l’un ou l’autre, ou plutôt savoir s’il est général, je le vérifie en l’appliquant successivement à un individu, à une famille, à une ville, à une province, à une nation, à une partie du monde, à un sexe, à l’espèce humaine, au règne animal, aux trois règnes, au globe terrestre pris en masse (terre, mer et atmosphère), au tourbillon solaire, au monde visible ; ou bien si, dirigé par la méthode du Novum Organum, et par un choix judicieux de faits, je parviens à découvrir et à établir solidement un principe, je puis, en parcourant cette échelle en sens contraire, et particularisant de plus en plus, développer ce principe et le résoudre en un nombre infini de faits, de moyens et de signes nouveaux. Ce n’est point ici la véritable échelle philosophique qui exigeroit un travail immense, et le concert d’un grand nombre de naturalistes et de physiciens ; mais un simple et grossier exemple destiné à en donner quelque idée. Ce n’est, comme on le voit, qu’une suite de genres de plus en plus élevée, ou de classes de plus en plus nombreuses. Je suis persuadé que dans une telle classification, comme dans toutes les autres, il entre beaucoup d’arbitraire, et que toute division de cette nature est bonne, pourvu qu’en employant cette division conventionnelle, on se rappelle continuellement que ce n’est qu’une convention, et qu’on ne veuille pas, d’une simple dénomination tirer des conséquences physiques, et réaliser une abstraction.
  31. Cette exécution, comme nous le disions plus haut, dépendant toujours de la réunion d’un certain nombre de conditions, à chacune desquelles corresponde, dans la théorie, un principe, et dans la pratique, une règle, la règle totale qui suffit pour diriger une opération quelconque, est nécessairement composée.
  32. C’est celle que, dans le premier ouvrage il appelle l’expérience lettrée, ou la chasse de Pan.
  33. J’ai multiplié les notes dans ce préambule, afin qu’il devint une sorte d’introduction au Novum Organum ; il est des connoissances qui deviennent presque inutiles, si on ne les acquiert qu’à l’instant même ou il faut les appliquer, et telles sont les notions élémentaires d’une science, parce qu’alors, obligé de comparer et de combiner ces idées imparfaitement acquises, on est tout à la fois occupé de ces opérations et de cette acquisition ; ce qui double le travail et finit par rebuter. Un tout composé de parties obscures, ne peut être clair ; et la plus sûre méthode pour éclaircir un tout, c’est d’en bien éclaircir les parties : or une science est un tout dont les notions élémentaires sont les parties ou les élémens. Une douzaine de ces notions, dégagées d’abord de la masse et bien analysées, portant la lumière par-tout où elles se trouveront, et se trouvant par-tout, éclaireront ainsi l’ouvrage tout entier : au lieu que, si j’eusse retardé ces explications, j’aurois été obligé de joindre des notes plus étendues à tous les endroits où ces notions se seroient trouvées engagées dans la masse. Ainsi, par ces notes préliminaires, j’épargne au lecteur des doutes et de l’ennui. Elles ne sont que pour la jeunesse : ayant été élu, et en quelque manière salarié pour contribuer à son instruction, mais hors d’état de le faire verbalement, j’ai dû le faire par écrit. Les personnes plus âgées n’auront pas besoin de mes explications, et je ne vois rien ici qu’un homme d’un âge mûr ne puisse concevoir aisément ; toute la difficulté ne consiste, pour le lecteur, que dans le préjugé même où il est que l’ouvrage est difficile à entendre ; et pour le traducteur, que dans le vice de l’expression mais sur-tout dans l’affectation de la nomenclature, l’auteur ne s’entendant peut-être pas toujours assez bien lui-même pour se rendre intelligible, et se laissant quelquefois aussi amuser par la singularité de certains mots, de certaines formes dont il me parait un peu trop amoureux : je dépouillerai souvent « la sa simarre notre chancelier, et le ferai marcher plus militairement vers le but. Au reste, le vrai moyen pour chaque lecteur, de tirer de cet ouvrage tout le parti possible, n’est pas de le lire passivement, mais d’appliquer la méthode exposée dans la seconde partie, au sujet qui l’intéresse le plus ; par exemple : au dessein d’établir, par des moyens honnêtes, sa réputation ou sa fortune ; et il suffit pour cela de substituer aux faits relatifs, à la chaleur qui est le sujet choisi par Bacon, d’autres faits relatifs à l’un de ces deux autres sujets moins philosophiques, mais plus intéressans. J’ai dû ajouter ces mots, par des moyens honnêtes ; car la base, l’âme de toute vraie société, de nation à nation, ou d’homme à homme, étant la confiance réciproque, qui est le prix naturel de la justice, les moyens les plus honnêtes sont aussi les plus sûrs, et la justesse des mesures est le prix naturel de la justice des intentions. Après ce dernier avertissement, plus nécessaire que jamais dans un temps où l’ambition est provoquée par notre situation politique, je puis, sans broyer un poison, ou armer des méchans, interpréter le grand homme qui va parler de science et de puissance.