Novum Organum (trad. Lasalle)/Préface du traducteur

Novum Organum
Préface du traducteur
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. i-lxxiv).

PRÉFACE
DU TRADUCTEUR,
ET
EXTRAIT DE L’OUVRAGE.


Inventer sans méthode, c’est voyager sans carte et sans guide, dans un pays inconnu ; c’est vouloir tracer une ligne droite, sans faire usage d’une règle, ou un cercle, sans le secours d’un compas ; c’est tenter l’impossible, ou se créer inutilement des difficultés presque insurmontables. À quoi bon, en rejetant orgueilleusement un secours nécessaire, se rendre si difficile, ce qu’avec un peu plus de modestie et un commode instrument, on pourroit se rendre facile ? Cet instrument, qui aplanit la route des découvertes, et rend plus sûre la marche du philosophe, en la ralentissant, c’est la logique ; non cette logique pointilleuse qui servit autrefois à disputer sur certains bancs, que nous avons renversés avec les docteurs pour et contre, mais celle qui sert à voir mieux de loin que les autres ne voient de près, et à devenir sage aux dépens d’autrui, ou à rendre les autres sages à ses propres dépens : en un mot, celle qui, ayant pour objet la recherche des causes, ou, ce qui est la même chose, celle des moyens, tend ainsi à resserrer l’empire du hazard et à étendre l’empire de l’homme sur la nature et sur lui-même. Car ce qui, dans la théorie, est un principe énonçant une cause qui produit un effet souhaité, devient, dans la pratique, par un simple changement d’expression, une règle indiquant un moyen qui conduit au but proposé, et répondant à cet effet. Une bonne logique est tout à la fois une sorte de microscope et de télescope. Le microscope, c’est l’analyse qui met en état de découvrir et de voir distinctement les plus petits objets et les plus petites parties des grands objets. Le télescope, c’est l’analogie, qui met en état de voir les objets toujours éloignés, ou ceux qu’on n’a pu encore rapprocher de nos yeux, par l’observation et l’expérience. En un mot, l’analyse et l’analogie sont les deux yeux du philosophe ; et la logique, qui les dirige, est l’instrument universel. C’est le vif et continuel sentiment de cette vérité qui a formé les six plus grands génies qui aient paru dans le monde& ; Aristote, Bacon, Pascal, Descartes, Newton et Leibnitz. Ces hommes sublimes n’ont point eu de genre, parce qu’aucun genre ne leur fut étranger ; et aucun genre ne leur fut étranger, parce qu’ils furent tous logiciens. Tous ont senti que, pour bien voir et pour voir loin, il faut d’abord nettoyer et fortifier, armer sa vue ; qu’un bon instrument sert à voir nettement, et à toutes distances, toutes sortes d’objets. Enfin, que, pour ne jamais égarer ni soi ni les autres, il faut, à l’aide d’une méthode sûre et toujours la même, se mettre en état de savoir et de dire à chaque instant, d’où l’on est parti, où l’on est, et où l’on va.

Or, non-seulement ces génies supérieurs ont tous été logiciens, mais tous ont traité la logique, les uns accessoirement, les autres ex-professo. Bacon est le seul qui ait entrepris de traiter complètement l’art d’inventer, c’est-à-dire, l’art d’extraire de l’expérience ou de l’observation, les principes, et de déduire de ces principes de nouvelles observations et de nouvelles expériences ; double art qui est proprement le sujet de l’ouvrage dont nous donnons la traduction et d’abord l’extrait. Car la voie de simple analogie ou de comparaison d’un à un, est si simple, si naturelle, qu’on n’a pas besoin de préceptes pour la suivre, et d’ailleurs si peu sûre, qu’il ne la juge pas suffisante pour conduire à de solides connoissances, mais seulement pour donner des vues, des idées. Ce grand homme pense, contre l’opinion commune, que, dans l’invention comme dons toute autre opération, l’esprit humain, abandonné à lui-même, à son mouvement naturel et spontané, manque presque toujours le but, soit en ne cherchant pas ce qu’il importe le plus de trouver, soit en ne trouvant pas ce qu’il cherche ; qu’il a besoin d’une règle sûre et fixe qui facilite, dirige et rectifie toutes ses opérations.

Tel fut aussi le sentiment des plus illustres de ses successeurs, de Locke, de Newton, de Leibnitz, de Boërrhave, de Haller, de Condillac, de Buffon, qui n’ont pas cru s’abaisser en marchant sur ses traces, et à la lumière de sa méthode, aussi sublime que simple, et d’autant plus nécessaire, qu’il n’y en a pas deux. Les esprits inférieurs, qui ont fait gloire de les copier en tant de choses, semblent avoir rougi de les imiter en cela. Plus on a besoin de guide, plus on veut marcher seul ; et ceux qui ont le plus besoin de lunettes, sont précisément ceux qui dédaignent le plus d’en porter. L’ignorant présomptueux, ou, ce qu’y est la même chose, le demi-savant, rejette et craint même le flambeau qui, en jetant une vive lumière sur tous les objets, pourroit lui révéler sa propre sottise, avant de la révéler aux autres et de la rendre publique. Le vrai savant est tout à la fois moins dédaigneux et moins timide. Plus on sait, plus on veut savoir, et plus on cherche d’instrumens pour multiplier sa science ; parce que, plus on sait, plus aussi, se défiant de soi-même, et persuadé qu’on ne sait jamais assez, on sent le besoin d’augmenter sa science, et d’être dirigé dans toutes ses acquisitions. Le plus haut degré où puisse atteindre la raison humaine, consiste à reconnoître sa propre insuffisance ; et l’avantage le plus réel du vrai génie sur les esprits ordinaires, est de sentir plus souvent ce qui lui manque, d’être plus fortement convaincu du néant de sa science comparée à l’immensité de l’univers, et de mieux découvrir, du point de vue élevé d’où il le contemple, la vaste étendue de l’ignorance humaine. Or, dès que l’homme, comparant ses forces naturelles au pesant fardeau qu’il s’est imposé, a le sentiment de sa foiblesse, il cherche un levier à l’aide duquel il puisse regagner en force ce qu’il perdra en temps. Le premier fruit d’une bonne logique est d’en faire sentir la nécessité ; sentiment dont l’effet est de redoubler nos efforts pour la perfectionner. Et c’est ainsi que l’esprit supérieur trouve dans sa modestie même le principe du continuel accroissement de ses forces, tandis que l’esprit vulgaire, de plus en plus désarmé par son orgueil, qui va toujours croissant avec sa fausse science, s’affoiblit de jour en jour.

Mais, après avoir senti la nécessité de cette logique, il faut savoir ensuite ce qu’elle est ; et pour bien savoir ce qu’elle est, savoir d’abord ce qu’elle n’est pas ; les vérités positives devenant plus sensibles par la considération des erreurs opposées, et la première condition nécessaire pour bien appliquer le remède, étant de bien connoître la maladie. Tel est l’esprit du Novum Organum, et de l’extrait que nous donnons ici. Quoique l’esquisse qu’on doit lire après cet extrait, embrasse toute la portion méthodique de la grande restauration, dont cet extrait ne résume que les deux premières parties, les seules qui aient été exécutées, nous avons cru cependant devoir le laisser ici, pour ne pas nous placer entre la préface de l’auteur et son livre et afin de le laisser parler de suite.

Extrait des deux premières parties du Novum Organum.

L’homme ne peut qu’autant qu’il sait, et les limites de sa science déterminent celles de sa puissance.

Car les moyens étant dans la pratique, ce que les causes sont dans la théorie, tant qu’on ignore les causes, on manque de moyens, et l’on ne peut rien exécuter.

Or, l’homme a besoin d’instrumens pour apprendre ce qu’il ignore, comme pour exécuter ce qu’il sait.

Ces instrumens sont les règles et les méthodes dont la destination est de diriger et de rectifier les mouvement de l’esprit, comme les instrumens physiques dirigent et rectifient les mouvemens de la main.

Les instrument intellectuels, aujourd’hui en mage, sont presque tous mauvais ; et la logique reçue sert plutôt à fixer les erreurs qu’à découvrir la vérité.

Car le syllogisme, qui est son principal instrument, n’étant essentiellement que la position d’un principe et son application, il ne peut aider à découvrir ou à vérifier les principes dont il suppose la découverte ou la vérification déjà faite.

Il peut être de quelque usage dans la dispute, en y mettant un peu d’ordre ; mais il ne peut servir à inventer une science active, ni à étendre la pratique.

Lorsque le fond est mauvais, la forme est inutile et même nuisible *. Or, le fond de la science actuelle qui sert de base à cette sorte de raisonnement, n’est qu’un assemblage indigeste d’observations et d’expériences, sans but et sans méthode, de faits mal choisis, aussi mal constatés, encore plus mal présentés, d’opinions fausses ou hasardées, d’ineptes adages, enfin, d’éternelles répétitions des mêmes choses connues depuis longtemps, et déguisées, tout au plus, par quelques légères variations dans la main-d’œuvre ou dans les expressions.

Ce fonds est d’autant plus mauvais, que le croyant bon, on ne fait aucune tentative pour l’améliorer. Quand on se croit déjà riche, on ne fait rien pour augmenter sa fortune, et l’on demeure pauvre.

Enfin le syllogisme est composé de propositions ; les propositions le sont de mots ; et les mots sont des espèces de jetons, une sorte de monnoie destinée à représenter la valeur des idées qui doivent représenter les choses mêmes telles qu’elles se trouvent dans la nature. Si donc les idées mêmes sont fausses, incertaines, incomplètes, obscures, confuses, ou extraites sans ordre et sans méthode, de la réalité des choses ; dès-lors les mots, les propositions et le syllogisme n’ont plus aucune valeur, aucune solidité ; et tout l’édifice qui porte sur une telle base, croule de lui-même.

Or, la plupart des notions reçues comme celles des substances, des modes, des qualités générales, actives ou passives ; celles des genres les plus élevés et des espèces supérieures ; enfin celle de l’existence même, ne valent rien, absolument rien.

De toutes ces notions les plus mauvaises, ce sont les plus générales ; les notions moyennes sont un peu moins défectueuses ; enfin, celles des espèces du dernier ordre et celles des individus sont les meilleures. ·

La méthode inductive qu’on suit ordinairement dans la confection des axiomes (ou principes) qui servent de base à ces syllogismes ne vaut pas mieux que les notions qui servent de base à ces principes.

Après avoir jeté un coup d’œil sur un petit nombre de faits douteux, on les étend excessivement par des conjectures non moins hâtives, et du premier vol on s’élance aux principes les plus généraux. Puis regardant ces principes hasardée, comme autant d’axiomes incontestables, immuables, on en veut déduire les propositions moyennes : Tel est le foible gond sur lequel roulent toutes les disputes.

Mais de tels principes ne peuvent soutenir un examen sérieux, ils sont continuellement exposés à être renversés par le premier fait contradictoire qui se présente. Et alors on tâche de les sauver par de frivoles distinctions, ou par de continuelles modifications, qu’on se seroit épargnées si l’on avoit d’abord limité ces principes.

La véritable induction, qui est le principal sujet de cet ouvrage, procède avec plus de défiance et de circonspection. Elle ne s’élève que fort lentement aux principes généraux. Elle passe par degrés, des principes du dernier ordre aux principes moyens ; et de ceux-ci aux principes les plus élevés. Elle assure les principes de chaque plan par des exclusions et des réjections convenables. Elle n’arrête chaque principe qu’après l’avoir soigneusement vérifié et suffisamment limité. Après mille précautions, elle arrive enfin aux principes généralissimes ; et les développant par la méthode synthétique, elle en déduit une infinité de nouveaux faits (compris entre les limites qu’elle a marquées ; faits qui, n’ayant pas été nécessaires pour former ou vérifier ces principes, n’avoient pas été considérés*2) ; car un petit nombre de faits bien choisis suffit pour former, établir solidement ou vérifier un principe, et tient lieu d’une multitude d’autres faits pris au hasard.

Mais la base de la philosophie reçue étant mauvaise, au lieu d’enter le neuf sur le vieux, en prenant dos préjugés pour principes, et en entassant erreurs sur erreurs comme on le fait ordinairement il faut commencer par démolir, par tout abattre, et reprendre l’édifice par ses fondemens.

Ce que nous disons ici, ne doit pas être appliqué aux opinions reçues, qui servent de base aux raisonnemens les plus ordinaires dans la plupart des sciences, professions, sociétés, etc. où les règles et les principes étant positifs, conventionnels, arbitraires, on est forcé de les admettre purement et simplement, comme les dogmes d’une religion ou les règles d’un jeu, et en ne disputant que sur les conséquences.

Mais, si elles se trouvent fausses ou douteuses, ces propositions si respectables, qu’il n’est pas permis de soumettre à l’examen, la forme syllogistique n’y remédiera pas. À l’aide de cette forme, on ne pourra déduire de tels principes, que des conséquences de même nature. Car, quelque ingénieuse méthode qu’on puisse imaginer, on ne peut faire de bon pain avec de mauvais bled, ni avec de mauvaise étoffe un bon habit.

Et lorsqu’il y a erreur dans les premières opérations, quelque parfaites que puissent être les opérations ultérieures, le résultat est nécessairement mauvais. Au lieu que, si les premières opérations sont bonnes, on a du moins une base ; et les erreurs où l’on peut tomber ensuite, sont faciles à corriger. C’est donc principalement sur ces premières opérations qu’il faut fixer son attention ; ce qui, toutefois, ne dispense pas entièrement d’être attentif aux suivantes.

Ainsi nous avons quatre choses à faire :

1°. Écarter tous les mauvais matériaux ;

2°. N’épargner ni temps, ni soins pour nous en procurer de meilleurs, c’est-à-dire rassembler des faits en plus grand nombre, mieux choisis et mieux constatés

3°. Employer une autre méthode inductive, pour extraire de ces faits les principes des différens plans ;

4°. Enfin employer une autre méthode synthétique, pour déduire de ces principes, de nouveaux faits et de nouveaux moyens.

La collection des faits est l’objet de l’histoire naturelle ; les autres opérations font le sujet de cet ouvrage.

Notre marche, dans les commencemens, a beaucoup d’analogie avec celle des academiciens de l’ancienne Grèce, espèce de sceptiques mitigés ; car nous voulons, à leur exemple qu’on commence par douter et par suspendre son jugement. Mais voici en quoi la nôtre diffère de la leur. Ces philosophes pensoient que non-seulement les hommes n’avoient pu encore saisir la vérité, mais qu’elle étoit même tout-à-fait hors de leur portée, quelque méthode qu’ils pussent imaginer. Nous, au contraire, nous disons qu’à l’aide d’une méthode sûre et fixe ; savoir : de la méthode inductive, graduelle et d’abord négative, on peut la saisir. Au lieu de déroger, comme eux, à l’autorité des sens, et de déprimer l’entendement humain, nous procurons des directions et des secours à ces deux facultés. Ce doute, dont ils faisoient un dogme fixe et perpétuel, n’est pour nous qu’une règle provisoire, qu’une précaution. Et suivant une marche diamétralement opposée à celle des péripatéticiens, qui, ayant commencé par l’affirmative tranchante et dogmatique, étoient forcés de finir par le doute, nous commençons par le doute, afin d’assurer tous nos pas, et nous finissons par la certitude. Ce que les académiciens et les sceptiques jugeoient impossible, nous ne le jugeons que difficile ; et nous pensons que la vérité, comme tout autre bien, ne peut être acquise que par le travail.

Commençons donc par écarter les mauvais matériaux, et par nettoyer la place ou nous voulons bâtir. On peut distinguer deux principales classes d’erreurs ; savoir : les erreurs fondamentales ou radicales, et les erreurs de détail, ou accidentelles.

La première classe peut encore se diviser en quatre genres ; savoir : préjugés de l’espèce, préjugés de l’individu, préjugés de commerce ou de société, dont la principale source est l’imperfection du langage ; enfin, préjugés d’école, ayant pour causes l’excessive déférence pour les maîtres, et l’habitude des fausses méthodes.

Chacun de ces quatre genres se subdivise en un grand nombre d’espèces qui doivent être dénombrées définies et analysées avec la plus grande exactitude.

Pour relever ces différentes erreurs, nous ne pourrons procéder par voie de réfutation ; comme nous ne sommes d’accord ni sur les principes ni même sur les formes de démonstration, il n’y a pas moyen d’argumenter. Ainsi, nous nous contenterons d’indiquer etde spécifier les signes et les causes de la mauvaise constitution de la philosophie reçue, source de toutes ces erreurs ; et nous commencerons par les signes.

Ces signes se tirent de la considération

Des temps et des lieux où les sciences ont été cultivées ;

Du caractère et du tour d’esprit des nations qui se sont le plus adonnées à cette culture ;

De la qualité et de la quantité des fruits qu’elle a produits ;

De la lenteur ou de la rapidité de leurs progrès ;

De l’aveu formel des maîtres qui ont inventé ou enseigné ces prétendues sciences ;

Du schisme perpétuel qui a régné entre les différentes sectes de philosophes ;

De l'apparente unanimité des différentes classes de scholastiques, en faveur de la philosophie d’Aristote ; genre d’accord qui est moins une véritable unanimité, qu’un assujettissement commun et une coalition d’esclaves.

Les causes des différentes espèces d’erreurs sont :

Le petit nombre de siècles consacrés à la culture des sciences dans l’espace de 2500 ans ;

Et dans ces deux ou trois siècles, le petit nombre d’individus qui se sont spécialement appliqués à la philosophie naturelle, c’est-à-dire, à la science qui a pour base l’observation, l’expérience et le raisonnement ;

Le rôle secondaire que lui ont fait jouer ceux qui s’y sont appliqués, qui l’ont traitée comme la servante des autres sciences dont elle devroit être la maîtresse, et ne lui ont donné que la moindre partie de leur loisir ;

Le but des sciences mal déterminé ; l’ambition, l’avarice, la jalousie et l’esprit de parti ayant presque toujours présidé à leur culture ;

Les fausses routes qu’on a suivies pour aller à ce but ; ces prétendues sciences n’étant qu’un monstrueux produit des traditions mensongères, de la fluctuation et de la vicissitude des opinions, occasionnée par les méthodes sophistiques d’argumentation ; enfin, du hasard, du tâtonnement et d’une aveugle expérience ;

L’orgueil qui a fait craindre aux savans de déroger en s’abaissant aux détails de l’observation et de l’expérience sut des sujets matériels et communs ;

L’excessive déférence pour l’antiquité ;

La stupide et l’oiseuse admiration pour les inventions et les découvertes déjà faites ;

L’artifice et le manège des écrivains qui dans leurs traités sur les sciences les moins avancées, trouvoient moyen, à l’aide de leurs méthodes compassées et de leurs fastueuses divisions, d’arrondir les parties défectueuses, et de les faire paroître complètes ;

Le caractère et la conduite de certaine charlatans, en partie dupes de leurs propres prestiges et en partie fripons, qui, en lassant la crédulité du genre humain par leurs magnifiques promesses, et lui annonçant des opérations merveilleuses, telles que transformations de corps, productions de nouvelles espèces, prolongation de la vie, guérisons subites, prédictions, révélation des choses cachées, l’ont tellement prévenu contre toute tentative en ce genre, que tout mortel, tenant un peu à sa réputation n’ose plus s’en occuper ;

La pusillanimité des savans, la futilité des objets auxquels ils aspirent, et les tâches mesquines que s’imposent la plupart d’entr’eux ;

La ruse orgueilleuse des maîtres peu inventifs qui, en s’efforçant du faire croire qu’il est impossible d’aller plus loin qu’eux et leurs maîtres, disposent plus leurs disciples à croire qu’à examiner, et arrêtent ainsi leurs progrès ;

La superstition et le zèle insidieux des mauvais prêtres qui, dans ces derniers temps, ont pris peine à déduire des principes et des autorités d’une profane philosophie les vérités incompréhensibles du christianisme ;

Ou qui ont entrelacé diffèrens points de cette doctrine si sainte et si douce, avec les dogmes épineux et la contentieuse doctrine d’Aristote ;

Ou qui, au contraire, ont voulu convertir toute la philosophie en articles de foi, et faire dériver de leurs dogmes mystérieux, des vérités qui ne doivent être révélées aux hommes que par la raison et l’expérience ;

Des mauvais prêtres, dis-je, qui, dans tous les temps, dénoncèrent aux nations les philosophes sous le nom d’impies, et s’efforcèrent de substituer au flambeau de la philosophie, leur lanterne sourde qui n’éclaire qu’eux et leurs complices, en aveuglant tous les autres ;

La forme peu judicieuse des établissement faits en faveur des sciences et des lettres, tels que collèges, académies, instituts, sociétés de savans, et la forme moins judicieuse encore des exercices qui ont pour objet l’instruction de la jeunesse ; formes tendant à circonscrire et à emprisonner, pour ainsi dire, le plus vaste génie dans les écrits et les opinions de certains auteurs qualifiés de classiques ;

Le défaut de récompenses utiles ou honorifiques décernées à ceux qui excellent dans les sciences d’observation et de raisonnement, ou même à tous ceux qui les cultivent ;

L’opinion où l’on est qu’il est désormais impossible de faire de vraies découvertes, et que tout est dit.

Et comme ce dernier préjugé fait souvent illusion à de graves et judicieux personnages, la déférence que nous leur devons, nous fait une obligation de montrer que les motifs sur lesquels nous fondons nos espérauces, ne sont rien moins que chimériques. Ces motifs sont :

1°. La nature de Dieu même, qui, étant la source de toute lumière et de toute sagesse, a dû organiser l’homme pour la vérité, et le constituer de manière qu’il fût assuré de la trouver lorsqu’il la charcheroit avec autant de méthode que de constance et de sincérité ;

2°. Les erreurs mêmes du temps passé ; car, en distinguant les fausses routes, on découvre, par cela même, les véritables qui leur sont prosque toujours opposées. Par exemple, si, au lieu de donner tout à l’expérience vague et fortuite, comme les empyriques, ou aux principes et aux raisonnemens, comme les méthodistes et les dogmatiques*3 ;

De subordonner, d’assujettir même la philosophie naturelle à certaines sciences particulières, telles que la logique, la théologie ou les mathématiques ;

D’entrelacer des opinions hasardées et des préjugés populaires, avec les vérités qu’on a pu découvrir par la vraie méthode ;

De se contenter d’une histoire naturelle toute composée de faits controuvés, douteux ou stériles, de traditions suspectes et de simples oui-dire ;

De courir dès le commencement après les petites découvertes et les applications fructueuses ;

De faire des expériences au hasard et en tâtonnant ;

D’abandonner l’esprit à son mouvement naturel et spontanée ;

De se fier à sa seule mémoire ;

De faire travailler l’entendement sur une masse indigeste et confuse de faits disparates ;

De s’élancer, de prime-saut, des faits particulièrs aux principes les plus généraux ;

De suivre, dans la confection des axiomes, cette méthode qui procède pur voie de simple énumération ;

D’étendre excessivement par conjecture ces principes hâtifs qu’on a extraits d’un petit nombre de faits pris au hasard :

Si, dis-je, au lieu de procéder ainsi, adoptant une marche toute opposée, l’on avoit soin

De combiner sans cesse l’expérience avec le raisonnement, ou plutôt de ne raisonner que sur des faits, sur des expériences et des observations directes ;

De subordonner toutes les sciences particulières à la philosophie naturelle, leur mère commune ;

D’effacer, de rayer, d’un seul coup, toutes les théories, toutes les opinions, même les mieux fondées, mais qui n’ont pas encore été vérifiées par la vraie méthode ;

De rassembler des faits en grand nombre, bien choisis, suffisamment constatés, envisagés par toutes les faces, vus et revus, décisifs, etc.

De préférer d’abord les expériences lumineuses aux expériences fructueuses ;

D’observer à la lumière d’une méthode sûre, et de diriger toutes les expériences vers le vrai but de la philosophie, je veux dire, la découverte des causes et des principes ;

De n’observer, de n’inventer, de ne juger que par écrit ;

De digérer la collection de faits nécessaires pour une recherche particulière, en les rangeant par classes dans des tables coordonnées au but de cette recherche ;

De ne s’élever que très lentement des faits particuliers aux principes généraux, et en assurant chaque pas, avant de penser à faire le suivant ;

De faire un choix judicieux parai les faits, en rejetant tous ceux qui ne sont pas décisifs ; c’est-à-dire, tous les faits où ne se présentent point des natures (ou qualités) qui soient la raison nécessaire et suffisante de la nature dont on cherche la forme ou cause essentielle ;

Enfin, de limiter les principes on les ajustant è la mesure des faits dont ils sont extraits, et de n’en déduire que les faits qui se trouvent compris dans les limites marquées par ces faits qui ont servi à les former :

Si l’on suivoit, dis-je, cette méthode lente, graduelle, sévère et circonspecte, on saisiroit plus de vérités qu’on n’a jusqu’ici embrassé d’erreurs en suivant la marche opposée ; et chaque opération de l’esprit, ainsi dirigé, seroit un pas vers le but*4.

Ainsi, nous étions fondés à dire que la découverte des erreurs des temps passés, est un solide motif d’espérance pour animer les travaux philosophiques et provoquer d’utiles découvertes.

À ces puissans motifs s’en joignent d’autres non moins fondés :

Si les hommes ont dû au seul hazard, ou au pur tâtonnement un assez grand nombre de découvertes importantes, n’est-il pas raisonnable d’attendre de recherches plus multipliées, plus suivies, faites à dessein et à la lumière de la vraie méthode, des découvertes encore plus importantes, en plus grand nombre, plus promptement, et presque sur-le-champ ?

Parmi les inventions et les découvertes déjà faites, il en est comme celle de la poudre à canon, de la boussole et de la soie, qui n’étoient pas dans les routes connues, et auxquelles aucune analogie ne conduisoit. Il peut s’en trouver beaucoup d’autres de cette nature, et il est probable qu’en cherchant beaucoup, on les trouveroit*5. Il en est d’autres, telles que celles du papier et de l’imprimerie, dont on étoit beaucoup moins éloigné et auxquelles on auroit été aisément conduit par une méthode semblable à la notre.

Si ce temps, ces peines, cet dépenses, ce génie enfin qu’on a perdu, pour courir après tant d’objets frivoles ou nuisibles, on l’eût employé à aller au but que nous indiquons, que n’eût-on pas inventé de grand et d’utile*6 ?

Si un homme, aussi souvent détourné de l’étude de la nature, par les affaires et les intérêts politiques, que nous le sommes, nous qui parlons ici, a pu néanmoins faire d’assez grands pas dans cette route que nous traçons, quel progrès n’y feroit point un homme qui disposeroit de tout son temps, et qui seroit tout à la chose ?

Que seroit-ce donc d’une nation entière ; que dis-je, de plusieurs nations réunies, combinant leurs travaux et les dirigeant constamment vers le même but pendant plusieurs siècles ?

Tels sont nos principaux motifs d’espérance : mais, avant d’entrer en matière, il nous reste encore quelques observations à faire et quelques avertissemens à donner, afin qu’on puisse se former une idée juste et précise de notre dessein.

Notre but n’est rien moins que de fonder une secte en philosophie à l’exemple de tant d’autres, ni même de hazarder, dans ces commencemens, aucune théorie générale, mais seulement de commencer, d’ébaucher ce qu’il nous sera probablement impossible d’achever ; d’exécuter beaucoup et d’entreprendre peu ; de promettre peu de donner beaucoup.

Ainsi, on ne doit pas se hâter de nous demander des procédés nouveaux, des moyens extraordinaires, notre marche n’étant pas de déduire, comme les empyriques, des opérations et des expériences déjà connues, d’autres expériences et d’autres opérations ; mais d’extraire d’abord de ces opérations et de ces expériences déjà connues, d’abord les causes et les principes ; puis de déduire de ces principes, d’autres expériences et d’autres opérations.

Cependant, on ne laisse pas de trouver dans nos tables d’invention et dans notre histoire naturelle, beaucoup d’indications et de vues pour la pratique, dont pourront tirer parti ceux qui, par état ou par goût, se livrent plus particulièrement à ces applications.

Nous n’exclurons point de ces tables ou de cette histoire, et ne dédaignerons pas les expériences communes, triviales, grossières ou minutieuses en apparence, ou même rebutantes, pourvu qu’elles soient instructives. Car c’est d’abord la lumière seule que nous cherchons et tâchons de saisir partout où nous la trouvons : bien différens en cela de ceux qui, au lieu de la faire briller à tous les yeux, ne cherchent qu’à briller eux-mêmes, nous préférons toujours un fait trivial qui peut nous éclairer, à un fait éclatant qui nous étonne, sans nous apprendre rien de nouveau. Ces faits qui, au premier coup d’œil, paroissent méprisables, peuvent être comparés la lumière, qui, n’étant pas elle-même d’aucune utilité, est pourtant nécessaire pour voir tous les objets, pour nous distinguer les uns des autres, pour exercer les arts, les métiers, etc. ou aux lettres de l’alphabet, lesquelles, prises une à une, ne signifient rien, mais qui combinées en différens nombres et arrangées de différentes manières, sont les élémens et comme la matière première du discours.

On sera peut-être choqué de nous voir attaquer ainsi les philosophes, anciens et modernes, tous à la fois, et renverser, d’un seul coup, tous les systèmes ; on auroit sans doute raison de l’être, si nous nous permettions d’user contre eux de personnalités ; mais ce n’est ni à leurs talens, ni à leur caractère, ni à leurs personnes que nous en voulons, c’est seulement à leur marche, à leur méthode, à laquelle nous pensons qu’on doit préférer la notre, que nous ne regardons point comme une production du génie, mais comme un présent du hasard, comme un fruit du temps. Et si, à l’aide de cette méthode, nous avons fait quelques pas dans la véritable route, nous ne prétendons pas en tirer gloire. Car se vanter de pouvoir tracer une ligne droite à l’aide d’une règle, ou un cercle à l’aide d’un compas et avec plus d’exactitude que tout autre ne le pourroit faire avec la main seule sans le secours d’aucun instrument, c’est assurément se vanter bien peu. Un boiteux qui est dans la vraie route, fait plus de chemin vers le but, que le plus léger coureur qui est hors de la route ; et une fois qu’on est hors de la route, mieux on court, plus on s’égare. Ainsi, avec une bonne méthode et des talens médiocres, nous pouvons faire de plus grands pas vers le but que le plus puissant génie égaré par une fausse méthode. En un mot, loin de vouloir rivaliser avec ces grands hommes, notre dessein est au contraire de rendre presque inutile la supériorité de talens, et d’égaliser tout les esprits par le moyen de ce nouvel instrument (Novum Organum), dont tous peuvent également faire usage.

Après tout, nous dira-t-on, vous ne faites qu’imiter la marche des anciens, qui commençaient, comme vous, par rassembler des faits pour établir leurs principes ; mais qui, après avoir achevé l’édifice, faisoient disparaître cette charpente et cet échaffaudage qui auroit pu blesser la vue, se contentant de semer dans leur exposé quelques exemples choisis, soit pour éclaircir leur doctrine, soit pour la faire goûter.

Sans doute, répondrons-nous ; mais ces faits dont on parle ne sont comparables aux nôtres, ni pour le choix, ni pour la quantité, ni pour l’emploi. Eux, ils subordonnoient ces faits, quels qu’ils pussent être, à leurs principes, supposés, fixés d’avance ; et au lieu de mouler leurs théories sur l’expérience, ils tordoient l’expérience pour l’ajuster à leurs théories. Nous, au contraire nous subordonnons aux faits tous nos principes, qui ne sont que les énoncés collectifs de ces faits, que des faits généraux,

Cette suspension de jugement, ce doute provisoire que nous exigeons n’a rien de commun avec l’acatalepsie des académiciens et des sceptiques ; ces philoaophes déprimoient l’entendement humain, et refusoient aux sens toute autorité. Au lieu que notre but est de procurer à ces deux facultés des secours de toute espèce, de les rectifier, de les appuyer, de les diriger sans cesse.

La méthode que nous allons exposer ne s’applique pas seulement à la physique mais à toutes tes sciences d’observation. Car l’on peut tout aussi bien composer des tables d’invention, dans les recherches qui ont pour objet les passions, les facultés et les opérations intellectuelles, les intérêts civils et politiques, etc. que dans celles qui ont pour objet le chaud et le froid, les attractions et les répulsions, les phénomènes vitaux, ceux de la végétation, etc.

Qu’on ne s’imagine pas non plus que notre dessein soit de déclarer la guerre à la philosophie et aux sciences aujourd’hui en vogue. Nous n’empêchons nullement qu’on en fasse usage dans les diverses professions, dans les entretiens, dans le commerce du monde, dans les affaires, soit publiques, soit privées. Nous leur fournissons même des vues, des indications, des directions et des moyens, comme on l’a pu voir dans notre premier ouvrage. C’est une sorte de monnoie dont il faut savoir se payer et payer les autres, parce qu’elle a cours, parce qu’il en faut une, et qu’il vaut mieux en avoir une mauvaise que de n’en point avoir du tout. Ou encore ce sont les règles d’un jeu sur lesquelles il ne faut pas disputer, et auxquelles il faut se conformer, non-seulement pour pouvoir gagner la partie, mais même pour pouvoir jouer. D’un autre côté, les hommes ne doivent pas prendre pour des loix de la nature ces conventions et ces loix arbitraires qu’il leur a plu de faire entr’eux.

Enfin, comme une entreprise telle que la notre ne peut être exécutée que par les travaux combinés d’un grand nombre d’esprits, pour éveiller l’émulation des autres et animer leur courage nous ajouterons ici quelques observations tendantes à ce but.

Parmi les actions humaines, l’intention des choses utiles fut toujours mise au premier rang. Toute l’antiquité décerna les honneurs divins aux inventeurs des arts les plus nécessaires ou les plus agréables ; et n’accorda que le titre de héros aux fondateurs de villes ou d’empires, aux législateurs, à ceux qui avoient chassé les tyrans, ou délivré leur patrie de quelque autre fléau, etc. distinction établie par l’équité et la raison même ; car les services que rendent ces derniers sont resserrés dans les limites de tels temps ou de tels lieux, et souvent aussi trop chèrement achetés par des dangers, de longues agitations et de pénibles sacrifices. Les bienfaits des grands inventeurs sont éternels, ils se répandent paisiblement sur le genre humain tout entier, et sur toutes les générations suivantes, comme ceux du suprême auteur de toutes choses, dont ils imitent les créations : semblables à ces pluies douces qui arrosent sans bruit des contrées immenses, répandent par-tout la vie et la fécondité. Or, si le genre humain a bien pu placer dans une si grande élévation l’inventeur de tel ou tel art, quels honneurs réserve-t-il donc à celui qui, en inventant l’art même d’inventer, donne ainsi naissance à tout les autres ?

Comparez la vie douce et commode, l’intelligence et l’urbanité des nations les plus civilisées de cette partie du monde, avec l’effrayante pénurie, les mœurs atroces, et l’inconcevable stupidité de certaines hordes de l’Amérique, quelle différence ! Et cette différence pourtant n’est l’effet, ni du sol, ni du climat, ni de la constitution physique ; mais de » arts, des seuls arts, des connoissances, des lumières.

Enfin, considérez l’influence prodigieuse de certaines inventions : par exemple celle de la poudre à canon, de la boussole et de l’imprimerie, qui ont opéré trois grandes révolutions : la première, dans l’art militaire ; la seconde, dans l’art nautique ; la troisième, dans les arts, les sciences et la philosophie. Ces trois inventions, dans l’espace de quelques siècles, ont changé la face de l’univers. Elles ont fait ce qu’aucune secte, aucune religion, aucun système, aucune domination, ce que le soleil même n’auroit pu faire.

On peut distinguer trois différentes espèces, ou, si l’on veut, trois différens degrés d’ambition. Les uns n’aspirant qu’à leur grandeur et à leur puissance personnelles, voudroient assujettir le monde entier à leur frêle individu, et se font le centre de tout. D’autres, un peu moins égoïstes, mais non moins ambitieux veulent que leur patrie, par sa puissance et son éclat efface toutes les autres nations. D’autres, embrassant dans leur bienveillance illimitée toutes les nations et tous les siècles, sont jaloux d’étendre l’empire du genre humain sur la nature et l’immensité des choses. Ce dernier genre d’ambition est sans contredit le plus généreux, le plus noble et le plus auguste.

Que si tel individu, abusant des sciences, en fait un instrument de luxe, d’orgueil, de tyrannie ou de malignité ; c’est le savant, et non la science, qu’il en faut accuser. Car on en peut dire autant du génie, de la force, de l’adresse, du courage, de la beauté, des richesses, de la santé et de la lumière même*7. Commençons par aider l’homme à recouvrer ses droits sur la nature, puis la raison et la religion lui apprendront à faire un bon usage des moyens que nous lui aurons donnés*8.

Nous ne sommes pas amoureux, engoués de notre méthode, au point de prétendre qu’on ne puisse rien inventer sans un tel secours. Nous pensons même que tout homme qui, étant pourvu d’une bonne histoire naturelle, serait assez maître de lui-même pour bannir de son esprit toutes ses premières opinions, et pour réprimer en soi ce désir de s’élancer du premier vol aux principes les plus généraux, tomberoit de lui-même dans notre méthode, qui, après tout, n’est que la marche naturelle de l’esprit humain, et la route qu’il suivrait toujours par instinct, si aucune passion, aucune mauvaise habitude ne l’en détournoit. Mais, lorsqu’il sera dirigé par une méthode positive, sûre et fixe, cette marche en sera plus facile, plus sûre, plus prompte, plus ferme et plus soutenue.

Extrait de la seconde partie.

Sur une base matérielle proposée, enter une ou plusieurs natures (qualités, propriétés, modes, manières d’être quelconques), est le vrai but de la puissance humaine.

Et découvrir la vraie différence d’une nature donnée, sa nature naturante, son essence, la source de toutes ses propriétés, est le vrai but de la science humaine.

À ces deux buts primaires sont subordonnés deux buts secondaires et de moindre importance ; savoir : au premier, la transformation des corps concrets (composés) d’une espèce, en des corps d’une autre espèce. Au second répond la découverte à faire (dans toute génération et dans toute altération ou passage d’une forme à une autre) du mode de l’action progressive, continue et imperceptible de la cause efficiente bien reconnue, et de la cause matérielle également connue, depuis la moindre altération de la première forme, jusqu’à la complète introduction de la nouvelle. Au second but répond aussi la découverte de la texture cachée, et de l’intime constitution des corps considérés dans l’état de repos, dans un état fixe.

Nous disons que ces deux buts secondaires sont de moindre importance et d’une utilité plus bornée, parce qu’en ne visant qu’à ces buts, et en ne s’élevant pas plus haut, l’on est encore forcé d’envisager les corps dans leur composition ; ce qui complique les théories, particularise les moyens, ouvre un champ moins vaste à l’exécution, et limite ainsi la puissance humaine.

Or, la physique ordinaire ne tend pas même à ces deux buts. On dit bien ordinairement que la véritable science a pour base la connoissance des causes, et l’on en distingue de quatre espèces ; savoir : les causes matérielle, efficiente, formelle et finale.

Mais l’on regarde la découverte des causes formelles comme impossibles.

Et la considération des causes finales sophistique et dénature toute la philosophie naturelle, à l’exception de cette partie qui a pour objet les actions humaines ; c’est-à-dire, la morale et la religion, où cette considération est nécessaire.

Les causes matérielle et efficiente, qu’envisage la physique vulgaire, ne sont que des causes éloignées ; elle ne les considère que vaguement, et seulement par leurs apparences grossières et superficielles, par leur physionomie, sans s’embarrasser du progrès continu vers la forme.

Dans la nature, je le sais, il n’y a que des individus exerçant des actions individuelles aussi, et conformément à une loi. Mais cette loi, on peut l’envisager en faisant abstraction des individus. C’est à cette loi, ainsi envisagée, et à ses paragraphes, que nous donnons le nom de formes.

Nous avons, il est vrai, réprouvé les abstractions, mais seulement cette sorte d’abstractions a qu’on fait témérairement avant l’observation et l’expérience. Quant à celles qui n’en sont que des dérivations et des conséquences, que le sommaire et l’extrait, nous les croyons nécessaires.

Qui connoît la cause d’une nature (ou qualité), telle que la chaleur ou la blancheur, dans certains sujets seulement, n’a qu’une science imparfaite.

Celui qui est en état de produire tel effet particulier dans les sujets qui en sont le plus susceptibles, n’a également qu’une puissance imparfaite.

Enfin, celui qui connoît les causes efficiente et matérielle, genres de causes superficielles et variables, qui ne sont que de simples véhicules de la forme, pourra bien étendre une opération à des sujets analogues à ceux sur lesquels il a déjà opéré. Mais il ne changera pas sensiblement le cours de la nature, et ne reculera pas fort loin les limites de la science ou de la puissance humaine.

Mats celui qui connoît les formes, embrasse dans toute leur étendue les lois générales de la nature, et la voit parfaitement une dans les sujets les plus dissemblables. Ce que ni les vicissitudes de la nature, ni les plus ingénieuses expériences, ni le hazard même n’auroient jamais réalisé, enfin ce dont les mortels n’auroient pas même eu l’idée, il pourra et le découvrir et l’exécuter*9.

Comme nous tendons toujours à l’exécution en rejetant toute la partie oiseuse et stérile des sciences, tournons d’abord nos regarde vers la pratique, afin qu’elle détermine la théorie, et la sanctionne, pour ainsi dire, on lui imprimant son propre caractère.

Supposons donc que, voulant produire dans un corps une qualité telle que la couleur blanche, ou la transparence, ou la nature animale, ou la nature végétale, quelle espèce de précepte ou de règle demanderoit-on pour se diriger ? On demanderait sans doute un précepte qui indiquât un moyen dont l’effet fût certain ; qui eût une certaine latitude, et n’astreignit pas à certains moyens particuliers qu’on n’auroit pas actuellement en sa disposition ; ou qui n’exclût pas d’autres moyens dont on disposeroit ; enfin, qui indiquât un procédé plus facile que ceux qu’on suit ordinairement pour produire le même effet.

Or, un tel moyen ne diffère point essentiellement de cette forme que nous cherchons ; puisque, dans tout sujet où se trouve cette forme, la qualité à produire en est une conséquence nécessaire ;

Que, dans tout sujet où cette qualité est présente, sa forme l’est aussi ;

Et que chacune est exclue de tout sujet où l’autre ne se trouve pas.

Ainsi, tel doit être l’énoncé du précepte théorique : il faut trouver une qualité qui soit convertible avec la qualité proposée, et qui soit cependant la limitation d’une qualité plus commune qu’on puisse regarder comme son véritable genre*10.

Quant au précepte qui a pour objet la transformation des corps, il se divise en deux espèces, dont l’une envisage les corps comme étant des combinaisons, des assemblages de qualités, et rentre par conséquent dans la précédente. Car, si je suis maître de produire à volonté la couleur jaune, la fusibilité, la ductilité, la fixité, etc. en un mot, chacune des qualités de l’or, et au degré où elle se trouve dans ce métal, il est clair que pour faire de l’or, il me suffit de réunir ces moyens, avec cette différence toutefois qu’on éprouve un peu plus de difficulté à faire concourir, dans un même corps, un si grand nombre de qualités et de formes qui se trouvent rarement réunies dans un même sujet, sinon par les voies ordinaires de la nature.

Le précepte de la seconde espèce considère par quelle gradation de substance et de mouvement la nature, dans son cours ordinaire, transforme un composé d’une espèce en un composé d’une autre espèce. Cette seconde méthode ne remonte pas jusqu’aux loix les plus générales ; mais elle semble, par cela même, plus a la portée de l’homme.

Or, à ces mots de progrès caché, nous n’attachons pas la même signification que la plupart des hommes qui ne considèrent dans chaque opération que le commencement et la fin (que l’application de l’agent et le résultat), ou tout au plus, divisent sa durée en un certain nombre de parties beaucoup trop grandes et qui observent, pour ainsi dire, par sauts. Mais nous parlons d’une vraie continuité : nous disons qu’il faut observer, sans la plus petite interruption, et suivre toute l’opération sans la perdre jamais de vue.

Ce que nous disons de la génération et de la transformation des corps, il faut l’appliquer à toutes les espèces d’altérations et de changemens moins grands et moins sensibles.

La découverte de la texture cachée des composée considérés dans un état fixe, n’est pas moins nécessaire que celle de l’action progressive par laquelle ils passent d’une forme à une autre et en vain se flatterait-on de pouvoir opérer des transformations, tant qu’on ne connoîtra pas l’intime constitution des corps à transformer.

Or, cet objet est assez mal rempli par l’anatomie ordinaire qui ne considère que les parties sensibles des composés qu’elle analyse, et ne saisit que ce qui est, pour ainsi dire, sous la main.

Les distillations et autres procédés d’analyses chymiques qui tendent à réunir les parties homogènes des composés, et à séparer les parties hétérogènes, nous mettant ainsi en état de découvrir et de distinguer leurs élémens constitutifs, ont un rapport plus direct à notre objet actuel. Mais ce but, on le manque souvent à force d’y tendre ; car le feu et les autres agens trop puissans, qu’on emploie ordinairement pour ces décompositions, détruisent ou altèrent sensiblement lee textures qu’on veut connoître. Quelques-unes de ces textures sont le produit du feu même, ou de ces autres agens perturbateurs, et n’existoient pas auparavant dans le composé.

Ainsi, cette analyse plus délicate que nous avons en vue, ce n’est pas à l’aide du feu ou de ces autres agens trop violens qu’il faut la faire ; mais à l’aide de la seule raison (sorte de feu divin), et à la lumière de la véritable induction, c’est-à-dire par le moyen d’expériences bien choisies et décisives, par la comparaison des différens corps ; enfin, en ramenant les qualités et les formes complexes aux qualités et aux formes simples qui se trouvent combinées dans les composés.

Par exemple il faut chercher quelle est la nature et la quantité, soit de l’esprit, soit des parties tangibles qui se trouvent combinées dans chaque corps ; la quantité respective, ou la proportion de ces deux genres de substances ; la grandeur, la figure, la situation respective, soit des parties tangibles, soit des pores ou interstices qu’elles laissent entr’elles ; la manière dont l’esprit se trouve logé dans le composé et distribué entre ses parties ; la manière dont il agit etc.

En suivant cette marche nous procéderons du simple au composé, du vague au défini, des raisons sourdes aux raisons déterminables, de l’incommensurable au commensurable ; à peu près comme l’enfant qui, en apprenant à lire, épelle les lettres de l’alphabet ; ou comme le musicien qui, pour apprendre à former des accords, en étudie les tons élémentaires un à un*11.

De ces deux genres d’axiomes ou de préceptes dont nous venons de parler se tire la vraie division des sciences et de la philosophie.

La recherche des causes finales et formelles est l’objet propre de la métaphysique ;

Celle des causes matérielle et efficiente, du progrès caché et de la texture intime des corps, est l’objet de la physique.

À ces deux parties théoriques répondent deux parties pratiques ; savoir : à la première la magie (en purifiant l’acception de ce mot) et à la seconde la méchanique.

Le but étant désormais bien déterminé, passons aux préceptes. Les indications peuvent avoir deux objets : l’un d’extraire de l’expérience et de l’observation, des principes vrais et solides ; l’autre, de déduire de ces principes, de nouvelles observations et de nouvelles expériences.

Le premier genre d’indications se subdivise en trois espèces de secours (ou de services) ; savoir : secours propres aux sens ; secours propres à la mémoire ; et secours propres à la raison.

Ainsi, il faut d’abord se procurer une histoire naturelle composée d’une riche collection de faits, d’un bon choix et bien constatés. C’est la base de tout l’édifice ; car il ne s’agit pas d’imaginer, de deviner ce que la nature fait ou laisse faire, mais de l’observer.

En second lieu, les faits au lieu d’être jetés pêle-mêle dans cette collection doivent être rangés dans des tables coordonnées au but de la recherche dont on s’occupe ; afin que l’esprit puisse opérer sur ces faits avec plus de promptitude et de facilité.

3°°. L’esprit en opérant sur ces tables, doit être dirigé par une méthode sûre et toujours la même, par la véritable induction, qui est proprement la clef de l’interprétation ; sans quoi il ne se tiendra pas long-temps sur la vraie route, et se jettera souvent à côté. Nous commencerons par les tables.

Supposons que la qualité dont on cherche la forme soit la chaleur.

Première table d’invention, composée de sujets tous différens et qui n’ont rien de commun, sinon la qualité en question, qui se trouve dans tous sans exception.

Seconde table composée de sujets, pris deux & deux, et semblables en tout, à l’exception de la qualité proposée (savoir, la chaleur), qui se trouve dans l’un des sujets de chaque couple, et non dans l’autre.

Troisième table composée de faits où la chaleur est croissante ou décroissante, soit dans le même sujet, soit en différons sujets.

Si nous laissons encore L’esprit opérer de lui-même sur ces tables, il sera aisément dupe des fausses lueurs ; il s’attachera précipitamment à de faux principes, qu’il faudra ensuite corriger à chaque instant, ou sauver par de frivoles distinctions : il vautmieux les limiter d’avance et prévenir ainsi toute exception*12.

Il est donc nécessaire de le diriger sans cesse par une méthode simple, lumineuse et fixe.

Ainsi, en premier lieu, pour réduire promptement à un fort petit nombre les faits à considérer, et bannir les formes imaginaires, il faut d’abord exclure de ces tables

Toutes les natures qui ne se trouvent pas dans quelque sujet où se trouve la qualité proposée ;

Celles qui se trouvent dans les sujets où elle n’est pas ;

Celles qui décroissent dans les sujets où elle est croissante ;

Enfin, celles qui croissent dans ceux où elle est décroissante ;

Car il est clair que les natures qui ne se trouvant pas dans les sujets où se trouve la nature dont on cherche la forme, ou qui décroissent tandis qu’elle croît, n’en sont pas la raison nécessaire, ou ne sont pas nécessaires pour la produire ; et que les natures qui sont présentes dans les sujets où la nature en question est absente, ou croissantes dans ceux où elle est décroissante, ne sont pas suffisantes pour la produire, ou n’en sont pas la raison suffisante.

Par exemple, si je trouve des corps qui soient chauds, sans être lumineux, ou d’autres corps où la chaleur décroisse tandis que la lumière croit, la lumière n’est donc pas la raison ou la cause nécessaire de la chaleur. De même, si je rencontre des corps qui soient lumineux, sans être chauds, et d’autres corps où la lumière croisse tandis que la chaleur décroît, la lumière n’est donc pas cause ou raison suffisante de la chaleur.

Ainsi la lumière n’est pas la forme complète de la chaleur, ni même une partie essentielle de cette forme : il faut donc exclure de notre table la lumière.

Il en seroit de même de la fluidité et de la solidité, de la densité et de la rarité, de la pesanteur, etc.

Et si, après un grand nombre d’exclusions ou de rejections de cette espèce, il reste dans notre table une nature qui soutienne les quatre épreuves, elle sera la véritable forme de la chaleur. Mais si aucune ne les soutient toutes, ce sera à recommencer, et il faudra composer d’autres tables d’inventions coordonnées au même but, jusqu’à ce qu’on trouve une nature qui résiste à toutes ces épreuves.

Exemples de ces exclusions ou rejections, appliqués aux trois tables précédentes, coordonnées à la recherche de la forme de la chaleur.

Première conclusion provisoire ; essai de définition de la chaleur, ou ébauche d’interprétation relativement à cette qualité. Je ne donne point ici cette conclusion, parce que, sans l’inspection des tables il seroit impossible d’en sentir la justesse.

Mais tout ce travail peut être abrégé parmi ces faits, déjà rangés dans les tables, ou ceux qu’on veut y faire entrer, il en est qui conduisent plus directement et plus promptement que les autres à la découverte de la forme de la nature proposée. Il est donc un choix à faire entre ces faits ; choix qui doit étre dirigé par des règles, et dont nous devons donner des exemples. Tel est l’objet des vingt-sept derniers articles où l’auteur dénombre et définit vingt-sept classes de faits, qu’il comprend toutes sous ce titre : prérogatives (ou motifs de préférence) des faits ou exemples*13.

I. Faits solitaires (ou exemples d’isolement), présentant des sujets tous fort différens les une des autres, et qui n’ont rien de commun entr’eux, sinon la qualité en question qui se trouve dans tous ; faits dans lesquels par conséquent cette unique analogie se trouve comme isolée parmi le grand nombre de différences qui distinguent ces sujets. Tels sont, par rapport aux sept couleurs primitives, un prisme de verre, l’arc-en-ciel, certaines plantes à fleur, etc.

Ou présentant des sujets fort semblables entr’eux, à l’exception de la qualité proposée qui se trouve dans les uns, et non dans les autres différence qui est comme isolée parmi le grand nombre d’analogies qui unissent ces sujets ; telles sont les taches de blanc et de noir dans le marbre, ou les taches de blanc et de couleur purpurine dans l’œillet, la giroflée : ces taches se ressemblent en tout, à la couleur près.

La première des trois tables d’invention est toute composée de faits de la première espèce ; et la seconde table, de faits de la seconde espèce.

II. Les exemples de migration qui présentent des sujets dans lesquels la qualité dont on cherche la forme est tout-à-coup produite ou détruite, augmentée ou diminuée. Comme alors la forme ou cause essentielle de cette qualité est aussi tout-à-coup engendrée ou détruite, augmentée ou diminuée, cette forme en devient plus sensible et plus facile à apercevoir. Tels sont, pour la migration, soit générative, soit destructive, relativement à la transparence et à la blancheur, le verre entier, comparé au verre pulvérisé, et l’eau tranquille comparée à l’écume de la même eau violemment agitée. Car, dans le verre pulvérisé ou dans l’écume de l’eau, la blancheur est tout-à-coup produite, et la transparence tout-à-coup détruite. Au contraire, dans l’eau redevenue tranquille, la blancheur est tout-à-coup détruite, et la transparence tout-à-coup reproduite.

III. Les exemples ostensifs, ou de maximum, qui présentent des sujets où la qualité on question est à son maximum.

Dans les sujets de cette espèce, la forme ou cause essentielle de la qualité en question devant être aussi à son maximum, elle en devient plus facile à apercevoir ; et une fois qu’on l’y a saisie, qu’on la connoît de vue, on l’aperçoit ensuite plus aisément dans les degrés moindres. Telle est la liqueur du thermomètre par rapport à l’expansion occasionnée par la chaleur. Cet exemple annonce que le mouvement expansif, est une partie essentielle de la forme de cette qualité.

IV. Les exemples clandestins ou de crépuscule qui offrent des sujets où la qualité en question est à son minimum. Ces exemples servent à généraliser les simples observations, ou les explications ; à s’élever aux genres ou aux principes.

Car si une qualité se trouve dans le minimum d’un genre qui n’en paroit pas susceptible, a plus forte raison se trouvera-t-elle dans les autres degrés. Telles sont, à cet égard, les bulles d’eau ou de toute autre liqueur, par rapport à la force de cohésion, les filets d’eau des gouttières, les bulles de savon, etc.*14.

Et si la qualité, présumée être la forme, peut, même lorsqu’elle n’est qu’à son minimum, produire la qualité en question, à plus forte raison le peut-elle lorsqu’elle est à ses autres degrés. Mais, ce qu’il ne dit pas, c’est que la combinaison des exemples de maximum et des exemples de minimum suffit toujours, ou presque toujours, pour établir solidement un principe ou une règle. Nous y suppléerons dans l’appendice à la fin du troisième volume, où nous ferons voir que, pour établir un principe ou une règle, c’est toujours assez de trois espèces de faits, souvent de deux, quelquefois même d’une seule. Par exemple, si telle cause, même lorsqu’elle est son maximum, est insuffisante pour produire tel effet, à plus forte raison le sera-t-elle lorsqu’elle sera à des degrés moindres ; et si telle autre cause étant à son minimum, suffit pour produire tel autre effet, a plus forte raison, dans ses autres degrés, suffira-t-elle pour le produire.

V et VI. Les exemples constitutifs ou par poignées, et les exemples analogues ou de conformité. À mesure qu’en multipliant nos observations, le nombre des analogies que nous découvrons entre les êtres ou leurs modes va en augmentant, nous formons dos classes de plus en plus étendues, et des propositions de plus on plus générales. Les exemples de conformité servent à former les classes du dernier ordre, celles qui touchent aux individus et les exemples constitutifs, les classes ou les propositions moyennes, qui réunies servent à former les propositions de l’ordre le plus élevé ; car nous ne pouvons et ne devons généraliser nos idées et nos principes que par degrés.

VII et VIII. Les exemples monadiques ou hétéroclites, et les exemples de déviation, lesquels présentent des sujets qui n’ont d’analogie avec aucun autre, et qui sont comme des écarts de la nature ; avec cette différence que les exemples monadiques sont des espèces qui ne ressemblent à aucune autre espèce ou uniques en leur genre et les exemples de déviation, des individus qui ne ressemblent à aucun autre individu, ou uniques en leur espèce et qualifiés de monstres, dans la langue vulgaire.

Les exemples de ces deux classes sont d’excellens sujets pour s’exercer à découvrir les analogies et les genres. Il faut les analyser et les comparer jusqu’à ce qu’on soit parvenu à les ramener aux qualités et aux classes les plus communes : en un mot, jusqu’à ce qu’on se soit mis en état de faire voir que ce qu’ils ont d’étrange et de merveilleux, n’est que l’effet de la seule combinaison et le produit d’un concours extraordinaire de choses très ordinaires, une espèce de quine.

IX. Les exemples limitrophes ou mi-partis, qui présentent des sujets participant de deux espèces différentes, comme le poisson-volant, la chauve-souris, la sensitive, etc.

Ces exemples servent à découvrir le méchanisme et la structure des composés divers, ainsi que les causes du nombre et de la variété des espèces les plus connues. Ils exercent l’entendement à lire le possible dans le réel, et mettent sur la voie des transformations.

X. Les exemples de puissance, qui présentent les productions les plus distinguées et les plus utiles de l’intelligence, de l’activité et de la patience humaine, Car, avant de s’occuper de ce qui reste à faire, il est bon de savoir d’abord ce qui est déjà fait, pour ne pas le refaire inutilement ; sans compter que ce qui est fait peut fournir des indications et des vues pour ce qui reste à faire.

XI. Les exemples de concomitance ou d’exclusion, qui présentent des sujets où la qualité en question se trouve toujours et d’autres sujets où elle ne se trouve jamais. Telle est la flamme, par rapport à la chaleur ; et l’air, par rapport à la solidité. Car, jamais mortel ne vit de flamme froide, ni d’air solide. La propriété des exemples de cette classe, est d’accélérer la découverte de la forme. Car, il est clair que la forme de la qualité en question a nécessairement des relations très étroites avec l’intime constitution des sujets où elle se trouve toujours, et beaucoup d’opposition avec celle des sujets où elle ne se trouve jamais. Ainsi, ces exemples servent à former ou à établir des propositions universelles et fixes, soit affirmative » soit négatives.

XII. Les exemples subjonctifs et de non ultrà, qui présentent de vrais maximum, non pas seulement des sujets où la qualité en question a beaucoup d’intensité, ce qui suffit pour remplir l’objet des exemples ostensifs, où il ne s’agit que de rendre plus sensibles la qualité en question et sa forme ; mais les sujets où elle a visiblement la plus grande intensité possible.

Tels sont l’or, par rapport à la densité ou pesanteur spécifique ; le chien, par rapport à l’odorat ; la poudre à canon, relativement à la soudaine expansion ou explosion.

La propriété distinctive de cette classe d’exemples, est de marquer dans chaque espèce de corps les limites que la nature ne passe jamais, et celles qui séparent une qualité d’une autre qualité. Ainsi Us servent a faire des divisions exactes et conformes à la réalité des choses.

XIII. Les exemples d’alliance ou d’union, qui servent à faire voir l’analogie des qualités qu’on regarde ordinairement comme différentes, et qu’on suppose telles dans les divisions reçues ; par exemple, l’analogie de la chaleur du soleil avec celle du feu artificiel, et avec celle des animaux.

XIV. Les exemples de la croix, lesquels de deux ou trois routes qui se présentent d’abord à l’esprit, lui montrent celle qu’il doit suivre : c’est une combinaison du dilemme avec le disjonctif.

Étant données plusieurs causes auxquelles un effet peut être attribué, et dont chacun a pour elle quelque probabilité ; supposons trois : on dénombre d’abord ces causes par une division semblable à celle qui est la base du disjonctif, et dont les membres s’excluent réciproquement, puis l’on en exclut deux, par deux dilemmes négatifs. Enfin l’on conclut que la troisième est la véritable : il en est de même d’un plus grand nombre de causes. On fait autant de dilemmes négatifs moins un, qu’il y a de causes proposées et toutes ces causes, moins une, étant exclues colle qui reste, peut être regardée comme la véritable.

XV. Les exemples de divorce, qui présentent des sujets où se trouvent séparées des natures, ou qualités qui se trouvent presque toujours ensemble, telles que les quatre suivantes, la chaleur, la lumière, la ténuité et la mobilité, dont Telèse ne formoit qu’une seule classe, les regardant comme inséparables, quoiqu’il y ait des corps lumineux, sans être chauds ni denses ; des corps chauds, sans être lumineux ; et d’autres encore qui sont très ténus et très mobiles, sans être ni lumineux, ni chauds, etc.

Ces exemples servent à montrer les fausses analogies, à découvrir les nuances distinctives, et à déceler les formes imaginaires.

XVI. Les exemples de la porte, ou de première information, lesquels aident et facilitent les actions immédiates des sens, qui sont comme les cinq portes de l’âme.

Supposons qu’il s’agisse du sens de la vue, celui de tous qui parle le plus à l’imagination, et par elle, à la raison. Ces exemples nous procurent trois espèces de secours, par rapporté ce sens.

Us nous mettent en état de voir les objets que, sans un tel secours, nous ne verrions point du tout ;

Ou de voir de loin ceux que nous ne pourrions voir que de près ;

Ou de voir les objets, soit voisins, soit éloignés, plus clairement, plus distinctement, plus exactement et plus complètement.

XVII. Les exemples de citation ou d’évocations, qui mettent à la portée des sens ce qui leur échapperoit par différentes causes, dont on trouvera l’énumératipn dans la préface de l’auteur.

XVIII. Les exemples de route on articulés, qui indiquent les mouvemens graduels et continus de la nature, tels que ceux de la formation des plantes et des animaux ; mouvemens qui échappent moins aux sens qu’à l’observation, et qu’on ignore, non pour n’avoir pas pu, mais pour n’avoir pas assez voulu les observer. Car l’objet à observer est toujours là ; c’est l’observateur qui n’y est pas toujours.

Pour connoître ce qu’il y a de plus subtil et de plus délié dans les opérations de la nature, comme pour saisir tout le fin d’un art ou d’un métier, ce n’est pas assez de jeter un coup d’œil sur les matériaux, les instrumens et les résultats ; il faut de plus, comme nous le disions, être là, tandis que l’artiste ou l’ouvrier est à l’ouvrage ; considérer ses opérations dans tous leurs détails, et les suivre depuis le commencement jusqu’à la fin.

C’est ainsi qu’il faut observer de fort près et sans interruption, non-seulement les générations et les transformations de plantes, d’animaux, etc. mais aussi toutes les espèces d’altérations possibles.

XIX. Les exemples de supplément, de substitution ou de refuge, destinés à suppléer l’observation directe, lorsqu’elle est impossible, le sens étant tout-à-fait en défaut.

Cette substitution peut se faire de deux manières ; savoir : par graduation ou par analogie. (Voyez encore la préface de l’auteur.)

XX. Les exemples d’extrême divisibilité, que nous appelons aussi exemples agaçans, à cause de la double propriété qu’ils ont de montrer jusqu’à quel point la nature pousse quelquefois la division et la subdivision des corps, et d’agacer l’entendement, en l’excitant à l’attention par l’étonnement même qu’ils inspirent. Tels sont les suivans.

Un cylindre d’argent de quinze lignes de diamètre, d’environ vingt-deux pouces de longueur, et doré avec une once d’or, étant allongé par une suite de filières, acquiert une longueur de cent onze lieues, et reste doré dans tous les points de sa surface.

Toutes les étoiles de notre hémisphère, dont les plus basses sont à une distance de la terre qui égale peut-être cent mille fois celle du soleil à cette planète (laquelle est au moins de trente-trois millions de lieues), peuvent être vues distinctement par un trou fait à une carte à l’aide d’une épingle ce qui suppose que des rayons lancés par tous ces astres peuvent passer par ce trou sans se confondre.

Avec une goutte d’encre, on peut, en parlant à toutes les nations et à tous les siècles, changer la face de l’univers.

XXI. Les exemples de portée on de non ultrà (de lieu) font connoître la portée des différentes espèces de forces ou de vertus, de qualités, de propriétés, etc. Ils déterminent les différentes distances auxquelles s’exercent leurs actions, en spécifiant et distinguant

Celles qui agissent dans le contact et non à distance ;

Celles qui agissent à distance, et non dans le contact ;

Celles qui agissent avec plus de force, à une petite distance qu’à une grande ;

Et celles qui agissent avec plus de force, à une certaine distance que de fort près ;

Enfin, ils déterminent les mouvemens sphériques de la circonférence au centre, ou du centre à la circonférence, de contraction ou de dilatation ; c’est-à-dire, ceux en vertu desquels les corps acquièrent un nouveau volume, de nouvelles dimensions, une nouvelle densité. Je veux dire que ces exemples font connoître jusqu’à quel point les différentes espèces de corps peuvent se dilater ou se contracter.

XXII. Les exemples de cours ou de clepsydre, qui mesurent les forces et leurs actions par la détermination des parties du temps et comme les précédens les mesurent par la détermination des parties du lieu.

Ils mettent en état de déterminer

La durée de l’action de ces différentes forces ;

La quantité de leur effet, dans un temps donné ;

La durée que doit avoir leur action pour devenir sensible ;

Et non-seulement ils donnent les mesures absolues, par rapport au temps ; mais de plus, les mesures respectives, ou proportions ;

Enfin ils font connoître dans chaque espèce d’action ou d’opération, ce qui précède et ce qui succède ; ce qui est premier, ou dernier, etc.

XXIII. Les exemples de quantité ou doses de la nature, qui déterminent le rapport de l’intensité de chaque force, propriété ou qualité, à la quantité de matière. Ils montrent, dans chaque espèce de corps, suivant quelle proportion et en quelle raison l’augmentation ou la diminution de cette quantité de matière augmente ou diminue cette intensité ; raison qui, dans les uns, est directe ; et inverse, dans les autres. À quoi il faut joindre quelques observations sur le trop et le trop peu, par rapport à chaque espèce de force ou de propriété.

XXIV. Les exemples de lutte ou de prédominance, qui, en déterminant les différentes mesures et proportions des différentes espèces de mouvemens de tendances, de forces, d’efforts, de qualités actives ou passives, spécifient et distinguent celles qui, dans les composés divers, l’emportent sur les autres, ou leur cèdent, et les proportions de cette supériorité ou infériorité.

En tête de l’article il donne d’abord l’énumération et la définition de dix-neuf espèces de mouvemens qu’il suppose dans l’univers. C’est ce qu’il y a de plus foible dans l’ouvrage ; en analysant cet article nous avons trouvé que la plupart de ces mouvemens rentrent les uns dans les autres, et qu’on peut les réduire à trois ou quatre ; réduction d’autant plus facile que quelques-uns n’ont aucune réalité.

Cependant, parmi ce grand nombre de suppositions assez gratuites, on démêle quelques grandes vues dont Newton et ses disciples ont su profiter, en y appliquant leur esprit géométrique.

Enfin, il donne plusieurs exemples de forces et de mouvemens, qui sont tantôt supérieurs, tantôt inférieurs selon que les circonstances varient.

XXV. Exemples indicatifs, qui montrent les différentes applications qu’on peut faire des propriétés naturelles déja connues, aux différentes nécessités et situations de la vie humaine.

XXVI. Les exemples polychrestes, ou d’un usage très multiplié, qui montrent ce qu’il y a de plus général et de plus fréquemment utile dans les agens ou moyens qu’on peut employer.

Outre ce moyen général et simple qui consiste à approcher ou éloigner les corps les une des autres, on peut agir sur les corps naturels par sept principaux genres de moyens.

1°. En écartant les obstacles qui empêchent, gênent ou troublent les opérations.

2°. Par voie d’extension, de compression, d’agitation, etc.

3°. Par le moyen du chaud et du froid.

4°. En tenant les corps, pendant un certain temps, dans un lieu convenable.

5°. Par le frein et le régime du mouvement, c’est-à-dire en réprimant et réglant le mouvement par la forme et la situation des vaisseaux où l’on met les corps, par la filtration, etc.

6°. Par les affinités, les oppositions et autres corrélations spéciales.

7°. Par une alternation convenable et employée à propos.

Enfin, par l’ordre, la suite et l’enchaînement de la totalité ou d’une partie des moyens dénombrés et définis.

Il donne des exemples de ces différons genres de moyens. Cet article est précieux ; c’est une mine riche. L’auteur, par le grand nombre de vues qu’il y a semées, nous forçoit, pour ainsi dire, à inventer, tandis que nous le traduisions.

XXVII. Les exemples magiques sont ceux où la quantité de la matière ou celle de la cause efficiente sont extrêmement petites, eu égard à la grandeur des effets qui, par cette raison même, ont je ne sais quoi de merveilleux, de miraculeux ; les uns, à la première vue ; les autres, même après l’examen. Ces effets magiques peuvent s’opérer de trois manières.

1°. Par la faculté qu’ont certaines substances de se multiplier elles-mêmes, comme le feu, certains poisons qualifiés de spécifiques, etc.

2°. Par la propriété qu’ont certains agens d’exciter, d’inviter au mouvement les corps sur lesquels ils exercent leur action. Tel est l’aimant qui excite la vertu magnétique dans une infinité d’aiguilles, sans rien perdre de la sienne ; tels sont encore les levains, etc.

3°, Par l’antéversion (ou précession) du mouvement, laquelle a lieu lorsque l’extrême célérité du mouvement de l’agent le met en état de prévenir toute résistance de la part des corps soumis à son action ; soit que cette résistance naisse de la force d’inertie, de la force de pesanteur, ou de toute autre.

CONCLUSION.

L’avantage de ces vingt-sept classes d’exemples ou de faits, est de faciliter, d’accélérer, de confirmer, d’étendre, de limiter, de diriger, de rectifier l’induction ; un petit nombre de faits ainsi choisis mènent plus directement et plus promptement au but ; savoir : à la découverte des formes ou causes essentielles, qu’une multitude d’autres faits pris au hazard.

Les uns, tels que les exemples constitutifs, monadiques, limitrophes, indicatifs, polychrestes, magiques, ainsi que ceux de déviation, de puissance, de première information, etc. doivent être rassemblés dès le commencement et avant qu’on procède à aucune recherche spéciale, vu qu’ils contribuent en général à rendre les opérations de l’entendement plus faciles, plus promptes et plus sûres.

Quant aux autres il suffit de les rassembler lorsqu’on veut composer des tables de comparution ou d’invention, pour découvrir la forme ou cause essentielle de telle nature ou qualité particulière.

Tel est, en substance, l’ouvrage dont nous publions la traduction. Nous avons eu pour donner un peu d’étendue à cet extrait, trois motifs principaux.

1°. Notre dessein a été de disposer la jeunesse à la lecture de l’ouvrage, en lui montrant nettement le but et, à peu près, la marche de l’auteur.

2°. De suppléer, jusqu’à un certain point, les parties non exécutées ; car, dans cet exposé, nous remplissons bien des vuides. Nous étant proposé d’ajouter à l’ouvrage quelques notes de supplément, et prévoyant qu’elles auroient une certaine étendue, pour ne pas trop charger le troisième volume, nous avons jeté dans cette introduction une partie de la matière de ces notes.

3°. De contribuer aussi quelque peu à l’instruction de cette moitié du genre humain, qui fait presque tout le bonheur ou le malheur de l’autre. Plus les femmes seront instruites, plus elles voudront et pourront contribuer à notre bonheur. Une occupation utile et noble, pour laquelle une femme se passionne un peu, supprime bien des caprices, et donne la paix aux familles auxquelles une grande fortune laisse trop de loisir. S’il est vrai que l’oisiveté engendre tous les vices, le plus sûr moyen pour empêcher les enfans de naître, c’est de tuer la mère. Nous pensons, comme Descartes, que l’autre sexe a plus d’aptitude naturelle que le nôtre pour la philosophie, puisqu’il souffre davantage, et sait mieux souffrir, remédier à ses propres maux et adoucir les nôtres. Car souffrir est le métier de l’homme, et guérir est celui du philosophe. La sottise est un ingrédient nécessaire dans le philtre apprêté pour un sot ; mais un peu de raison ne l’est pas moins pour plaire à un homme raisonnable ; et un homme d’esprit ne peut aimer long-temps qu’une femme d’esprit ; une belle femme, sans un esprit cultivé, sera un an sa maîtresse, et trente ans sa servante ; la beauté passe, et la sottise reste. La plupart de nos préjugés nous viennent des femmes dont nous avons été environnés dans notre enfance. Ainsi, en instruisant le sexe fort, instruisons aussi le sexe foible, de peur qu’il ne soit esclave de l’autre, et ne fasse sucer à nos enfans sa servitude avec ses préjugés.

Mais la nature même d’un extrait rend cet objet très difficile à remplir. Pour rendre l’ouvrage intelligible, nous avons été obligés d’y joindre un grand nombre de notes, et un commentaire fort étendu. Comment nous y prendre pour rendre clair cet extrait, où il faut retrancher non-seulement tous les raisonnemens un peu longs, mais même tous les exemples et les développemens trop volumineux ? Ainsi, vouloir que cet extrait fût parfaitement clair, ce seroit exiger de nous beaucoup plus que n’a fait Bacon lui-même. Cependant, en intercalant quelques propositions, et en changeant un peu l’ordre que l’auteur a suivi, nous avons remédié en partie à cet inconvénient et cet exposé suffira peut-être pour donner du moins une idée de la sagesse de ses vues et de sa marche. Ce n’est pas au hazard que nous disons la sagesse, car il ne s’agit pas ici de tours de force, ni de ces élans assez gratuitement qualifiés de génie, mais seulement de bon sens. Et il se trouvera peut-être à la fin que cette raison simple, mâle et soutenue, qui n’est jamais dupe des fausses lueurs, qui dédaigne le faux brillant, ne vise qu’à l’utile, et va toujours droit au but est le vrai génie.

Ainsi, on ne doit chercher dans cet ouvrage que ce que l’auteur a voulu y mettre, ni lui demander que ce qu’il a promis. Or, son véritable but, comme il le dit souvent lui-même, est de rendre inutile, du moins en philosophie, la supériorité de talens ; de mettre pour ainsi dire, de niveau tous les esprits, et d’établir, dans le monde intellectuel, cette même égalité que nous nous efforçons depuis tant d’années d’établir dans le monde réel, en faisant marcher de front l’art de vaincre et l’art de penser. Ce livre est la carte nécessaire pour voyager dans le pays inconnu. C’est le compas à l’aide duquel la main la plus gauche et la plus timide peut tracer un cercle avec autant d’exactitude que la main la plus sûre et la plus hardie. Enfin, c’est un levier, instrument simple et commun, mais puissant, à l’aide duquel un enfant peut soulever un poids immense, et dont l’homme le plus vigoureuse ne peut se passer.




Nota. Dans le premier ouvrage, pour ne pas fatiguer nos lecteurs pur une trop longue énumération, nous ayons omis les noms d’une grande partie des individus, des familles, des corps politiques, ou des sociétés littéraires qui ont, soit directement, soit indirectement, favorisé notre entreprise ; nous nous faisons un devoir de compléter ici cette énumération.

À Paris, l’Institut et la société philomatique. Les citoyens Montmorency-Luxembourg-Tingry (père, fils et neveu), Penthièvre, De Crône, Hérault de Séchelles, La Grande, Syeyes, Lozier, Lalande, Cousin, Vicq-d’Azyr, Mauduit, Champagne, Sanaville, Duhamel, Advynay, Chamfort, Lelong, de Nesle, Laumont, la Salle (de Versailles) ; Crussaire, Morin, etc. Les citoyennes Tingry, La Saudraie, Beauharnois. À Dijon, Borthon, Chef de Brigade du cinquième régiment d’artillerie à pied ; Jacotot, Professeur de physique à l’École centrale.

À Auxerre, Fournier, Maure, François.

À Semur, les citoyens Champagne, André, Berthet. Les citoyennes Frédérique-Brachet, Daumont, Ligeret-Brusard, Creuzot-Brusard, Finot, Thibaut, Reuillon.

Genève, Vanière (ex-Secrétaire de Voltaire).

Rome, Zelada, Frosini, Bernis.

Fin de la préface.
*Parce qu’elle fait illusion. Comme la méthode est plus souvent unie à la vérité qu’à l’erreur, la même justesse d’esprit qui met en état de voir les choses telles qu’elles sont, rendant également capable de les bien placer, on s’imagine aisément que la vérité est inséparable de la méthode, comme si ce qui a lieu le plus souvent, avoit toujours lieu, et par-tout où l’on voit la méthode, on croît voir la vérité. Une sottise en forme fait fortune ; et une vérité, sans cette forme, est mise au rebut.
*2Nous engageons nos lecteurs à fixer leur attention sur cette proposition qu’ils trouveront répétée dans plusieurs notes, et développée dans le supplément. C’est la clef du Novum Organum. Sans cette addition, l’auteur paroit souvent en contradiction avec lui-même et son ouvrage devient presque inutile.
*3L’empyrique est l’aveugle qui n’a des yeux qu’au bout des doigts, et qui ne voit rien au-delà de la longueur de son bâton. Le raisonneur pur ressemble à certain docteur allemand, qui connoissoit les noms et les positions de tous les villages de la Cochinchine, et qui voyageoit dans les rues de sa ville natale, une carte à la main. Mais l’expérience perpétuellement combinée avec le raisonnement, est la canne angloîse surmontée d’une bonne lunette : le bâton sert à assurer tous ses pas ; la lunette, à voir fort loin devant soi.
*4En allant très doucement, on va fort vite vers le but, parce qu’on n’est jamais obligé de rétrograder. Les esprits trop vifs voyagent dans le monde intellectuel, à peu près comme voyagent dans le monde réel certaines levrettes qui font trente ou quarante lieues par jour, et qui ne peuvent pas en faire dix sur la route ; leurs continuels écarts les harassent ; ils se promènent trop, et voyagent trop peu.
*5Lorsque dans une recherche, on est guidé par de fortes analogies, on est presque certain d’attirer au but ; mais, par cela même que les analogies sont fortes, on ne s’éloigne pas beaucoup des routes connues. Ainsi, pour faire des découvertes très extraordinaires, il faut tâtonner ou suivre la méthode de Bacon. Cependant, comme tout tient à tout, et qu’il y a de tout dans tout, à la rigueur, tout peut conduire à tout par l’analogie.
*6Par exemple si l’on eût travaillé à perfectionner l’art de guérir, autant que l’art de tuer. Mais nous ne connaissons point de drogue curative dont l’effet soit proportionné à la vertu occisive du canon ; ce qui n’est rien moins qu’étonnant car les inventions sont proportionnelles au nombre, à la constance et à la sagacité des recherches qui le sont à la qualité et à la quantité des récompenses utiles et honorifiques, affectées au succès de ces recherches. Or, voua observerez, lecteur, qu’un homme qui coupe cent paires d’oreilles est un héros ; au lieu que celui qui en guérit dix mille n’est qu’un chirurgien.Celui qui vous épouvante est gentilhomme ; et celui qui vous rassure est roturier. De manière que tout homme qui se respecte un peu, n’aime pas ces genres si utiles, et passe sa vie à tuer des hommes pour tuer le temps.
*7Le même soleil qui éclaire les oiseaux de jour, aveugle les oiseaux de nuit et avec le même pain qui peut nourrir un homme, on peut l’assommer ; s’ensuit-il que le pain et le soleil soient nuisibles ? Mais, dit Rousseau, grand exagérateur d’inconvéniens, on doit regarder comme nuisibles les choses dont on abuse toujours ; et telles sont les sciences. Ce principe est faux : si les choses dont on abuse toujours étoient nuisibles, tout seroit nuisible car on abuse de tout. Et même les meilleures choses sont celles dont on abuse le plus, attendu que, par cela même qu’elles sont les meilleures on en use plus souvent et avec plus de passion ; à force d’en user, on les use. Si le soleil vous grille, eh bien tâchez de vous mettre à l’ombre et si vous ne pouvez éviter ses rayons tâchez du moins de vous rafraîchir par votre patience. Car vos invectives contre le soleil ne le refroidiront pas ; et votre mauvaise humeur ne changera pas l’univers, elle ne changera que vous. Le flambeau de la vérité ne brûle que ceux qui ne savent pas le tenir, ou qui le regardent de trop près. Prétendre que l’ignorance vaut mieux que la science, c’est prétendre qu’il vaut mieux être aveugle qu’avoir deux bons yeux ; et marcher de nuit, que faire route en plein jour. Si la science sans la vertu est nuisible, ce n’est point une raison pour se plonger dans l’ignorance, mais seulement pour enseigner la vertu avant ou avec la science. D’ailleurs si la vertu, comme le prétend Socrate ou le sens commun, n’est qu’une certaine espèce de science, comment la science et la vertu seroient-elles ennemies ! Or, la vertu est en effet une science ; car, être vertueux, c’est savoir ce qu’on doit faire, et savoir faire ce qu’on doit. Mais dire que la science est utile, c’est dire une chose triviale ; au lieu que dire que la science est nuisible, c’est avancer un paradoxe aussi facile à soutenir que tout autre. Car, tout ayant ses avantages et ses inconvéniens, il y a toujours quelque chose à blâmer dans ce que loue le grand nombre, et quelque chose à louer dans ce qu’il blâme. Ainsi, avec beaucoup de mauvaise humeur, et un peu de génie, il est toujours facile, en heurtant de front l’opinion publique, de fabriquer des paradoxes, et de devenir, à très peu de frais, un auteur original. Tel fut l’unique secret du grand détracteur des sciences, écrivain aussi honnête sans doute qu’éloquent ; mais un peu contrariant, morose et exagérateur, qui, prenant peine à nous dégoûter de ce que nous possédions, sans rien mettre à la place, voulait nous crever les deux yeux pour en guérir un, et prétendoit nous éclairer eu soufflant notre flambeau.
*8Si vous commencez par former des soldats avant d’avoir formé des citoyens, vous recruterez souvent pour l’ennemi. Moi, je dirois : commençons par former de bons citoyens, puis nous en ferons des soldats quand nous voudrons. Car, en donnant une épée à un méchant, on ne lui ôte pas l’envie de mal faire. En aiguisant son arme avant ne l’avoir amendé lui-même, vous ne faites qu’affiler sa méchanceté. Ainsi, pour former tout à la fois des hommes vertueux et des hommes éclairés, au lieu de leur apprendre d’abord à marcher, et de leur montrer ensuite la route, apprenez-leur, sur la route même, à marcher. Par exemple, donnez le premier prix au plus vertueux, et le second, à celui qui aura su le louer avec le plus de sentiment et de dignité ; car les éloges dispensés par le génie, sont la semence de la vertu, comme le bled est la graine d’hommes. Le génie et la vertu doivent s’unir dans l’homme, comme la lumière et la chaleur s’unissent dans l’astre radieux et bienfaisant qui est leur image.f
*9Il est une infinité de choses que font les hommes, et que la nature ne fait jamais. Par exemple, la nature nefait ni maisons, ni jardins, ni vignobles, ni champs à bled, ni vin, ni poudre à canon, ni, etc. Si l’homme connoissoit les loir générales de la matière, il feroit beaucoup d’autres choses que la nature ne fait jamais, ou plutôt n’a jamais faites, mais plus grandes et plus extraordinaires. Il les feroit en séparant ce qu’elle unit toujours et en unissant ce qu’elle tient toujours séparé.
*10C’est-à-dire, qu’il faut trouver une différence spécifique (d’une qualité plus générale que la qualité proposée), qui soit tellement identique avec cette dernière qu’on puisse indifféremment affirmer l’une de l’autre ; ou encore trouver le genre prochain et la différence spécifique de la qualité proposée ; ou enfin trouver sa vraie définition ; car ces trois différentes expressions ne signifient au fond qu’une seule et même chose. On voit que notre auteur est un peu disciple de Platon ; car le philosophe grec parle aussi très fréquemment de la nécessité de chercher les formes ou causes essentielles ; et il est continuellement occupé de définitions qu’il cherche par une méthode qui a quelque analogie avec celle du philosophe anglois, et dont nous indiquerons dans une note le vrai méchanisme éclairci par deux exemples.
*11Un enfant qui s’amuse à feuilleter un in-folio, est l’image d’un homme qui promène ses avides regards sur le vaste et magnifique théâtre de l’univers qui, en commençant à observer, court d’objets en objets ; et, à force de voir, ne voit rien. D’abord, le nombre des mots lui paroît infini même dans une seule page, plus forte raison, celui des lettres. Puis il s’aperçoit que ces mots peuvent être comptés ; et, lorsqu’il vient à les analyser, il reconnoît qu’ils ne sont composés que d’un certain nombre, et même assez petit, de lettres qui, par leurs différentes combinaisons et situations, forment toute cette diversité. Il en est de même du monde réel. Les élémens de la matière, et leurs propriétés radicales qui leur sont inhérentes, sont les lettres ; les composés et leur qualités, sont les mots. Ces formes ou loix générales dont parle Bacon et qui sont le principal sujet de cet ouvrage, sont l’alphabet de la nature et la clef de son chiffre.
La méthode qu’on doit suivre pour découvrir une loi de la nature, peut aussi être comparée à celle que nous avons nous-mêmes suivie pour découvrir le sens de tel ou tel mot, dans ce livre presque inintelligible que nous avions entrepris de déchiffrer. Nous avons considéré ce mot dans un grand nombre de phrases dont il faisoit partie ; et ce qu’il y avoit de commun dans les idées exprimées par cet phrases, nous a indiqué la fonction perpétuelle de ce mot dans ses différente » associations, c’est-à-dire, son véritable sens. Pour trouver plus aisément cette fonction nous avons supprimé ce mot dans toutes ces phrases ; et malgré cette suppression, le rapport des parties restantes et toutes connues, à la partie inconnue que nous avions ôtée, nous indiquait la fonction de cette dernière. Car il est peu de phrases où un mot soit tellement nécessaire pour entendre le tout, que ce mot venant à manquer, on ne puisse le suppléer l’idée qu’il doit représenter étant presque toujours indiquée par les idées toutes connues de la phrase même dont il fait partie, des précédentes et des suivantes.
Voici quel est le principe commun de ces analogies. On peut envisager le sens d’une phrase ou d’un mot comme un effet dont cette phrase ou ce mot est la cause. Cela posé, une phrase est une cause composée dont les différens mots qui entrent dans sa composition sont les élémens. Et la signification totale de cette phrase est l’effet également composé, dont les significations particulières de ces mots sont aussi les élémens. Le rapport qui nous a servi de guide dans cette explication, n’est donc pas une analogie simplement oratoire ou poétique, mais une analogie réelle et physique. Ainsi Bacon cherchant les formes éternelles, son interpréte déchiffrant le Novum Organum, l’imprimeur corrigeant sa feuille, le musicien épelant des tons, l’enfant apprenant à lire, et Newton pesant les mondes, ne font tous, sous différent noms qu’un seul et même métier ; cet occupations, en apparence si différentes, ne sont que des application » toutes semblables des mêmes facultés à différent objets.
Que le lecteur daigne fixer son attention sur ces comparaisons tirées principalement de l’objet même qu’il a en main, et il ne sera plus choqué de ce mot de forme, qu’il rencontrera si souvent dans l’ouvrage ; car être choqué d’un mot qui n’est, après tout qu’une commode abréviation, qu’une espèce de signe algébrique, ce n’est plus être simplement comparable à l’enfant dont nous parlions ; c’est être l’enfant même ; et il n’est pas moins puéril de repousser des mots nécessaires, que d’appeler des mots inutiles.
*12Quand un principe, ou, ce qui est la même chose, une règle est trop générale, comme alors son énoncé embrasse les cas mêmes où elle n’a pas lieu et qu’elle auroit dû laisser hors de ses limites, chacun de ces cas fait exception à la règle et force à la limiter après coup en excluant ces cas. Mais si la règle en se limitant d’avance elle-même annonce ses exceptions, alors ces exceptions ne l’attaquent plus et ne font que prouver ce qu’elle avoit dit. Ainsi, le moyen le plus sûr pour ne jamais donner prise, soit dans la conversation, soit dans les livres même en avançant des opinions positives, c’est de particulariser beaucoup, et de joindre à la plupart des principes qu’on pose, des règles qu’on énonce, ces expressions modificatives et restrictives : souvent, presque toujours, communément, rarement, toutes choses égales, entre certaines limites, etc. et d’adoucir ses affirmations, en proportion qu’on renforce ses preuves ; de joindre à des prémisses évidentes ou très probables de modestes conclusions.
Mais dira-t-on, si la règle (ou le principe) a des exceptions, chaque cas qui se présente peut en être une. On n’est donc jamais certain dans la théorie de saisir la vérité en se conformant aux principes, ni d’atteindre au but, dans la pratique en suivant la règle. Je réponds que cela n’est pas certain, mais du moins très probable, quand la règle est un peu générale. Et alors la probabilité de réussir, en observant la règle est à la probabilité de ne pas réussir, en la suivant, ou de réussir en ne la suivant pas, comme le nombre des cas qui rentrent dans la règle est au nombre des cas qui n’y rentrent pas. Or, l’expérience même prouve qu’en se fiant aux raisonnemens nécessaires pour distinguer les cas qui font exception de ceux qui rentrent dans la règle, on tombe dans une infinité d’erreurs, soit pour n’avoir pas fait entrer dans ces raisonnement toutes les considérations nécessaires, soit pour avoir posé quelque principe faux, soit enfin pour avoir tiré de principes vrais, des conséquences fausses et les méprises auxquelles on s’expose en voulant faire toutes ces distinctions, sont en beaucoup plus grand nombre que les erreurs qu’on peut commettre en observant constamment la règle, et méprisant courageusement toutes les exceptions : ainsi la prudence veut que l’on se tienne constamment attaché aux règles (ou aux principes) sinon dans les cas où l’exception est bien marquée et sensible pour les plus foibles vues, c’est-à-dire, dans ceux où la cause énoncée par le principe, ou, ce qui est la même chose le moyen indiqué par la règle est visiblement à son minimum, tandis que la cause contraire est à son maximum. Aussi l’expérience, parfaitement d’accord avec le raisonnement, prouve-t-elle que ceux qui demeurent constamment attachés à des principes, a des règles, à des systèmes, à des plans, même d’une bonté médiocre, sont ordinairement plus heureux dans leurs entreprises que ceux qui, ne sachant pas négliger les petites erreurs et les petite doutes, flottent perpétuellement entre les principes, les règles, les systèmes, ou les plans opposés.
*13L’auteur emploie ici le mot d’instances ; mais ce terme nous paroît trop général. Une instance est une allégation en surcroît de preuve positive ou négative. Or, il est bien des espèces d’allégations, telles que faits ou exemples, autorités, comparaisons, principes positifs, définitions, preuves per absurdum, etc. Comme il s’agit ici de faits et d’exemples, nous ferons usage de ces deux derniers mots et nous les emploieront alternativement, soit pour éviter la monotonie, soit pour n’être pas obligés de nous exprimer ainsi : On trouve un exemple de telle espèce d’exemples dans tels animaux.
*14La même force qui arrondit un soleil ou une planète, arrondit une goutte d’eau.