Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre II/Partie II/Section I/Chap I

Novum Organum
Livre II - Partie II - Section I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres5 (p. 219_SECTION1_Ch01-378).
PREMIÈRE SECTION.
Prérogatives des faits, ou exemples relatifs à la théorie.

CHAPITRE PREMIER.
Prérogatives des faits, ou exemples destinés à diriger l’entendement dans la recherche des formes.

XX.

Parmi les prérogatives des faits ou exemples, nous proposerons d’abord les exemples solitaires[1] : sous cette dénomination, nous comprenons les exemples qui présentent des sujets semblables entr’eux par la nature à définir, laquelle se trouve dans tous, mais différens à tout autre égard ; ou qui, au contraire, présentent des sujets semblables entr’eux, presqu’en tout, à la réserve de la nature en question, laquelle se trouve dans les uns, et non dans les autres[2]. Car il est évident que les exemples de ce genre épargnent bien des détours, accélèrent ou confirment l’exclusive[3] ; et qu’un petit nombre de ces exemples tient lieu d’une multitude d’autres pris au hasard.

Supposons que l’objet de la recherche soit la couleur en général, les exemples solitaires seront alors les prismes, les diamans crystallins (les brillans), qui donnent des couleurs, soit lorsqu’on regarde à travers, soit lorsqu’on projette sur un mur les rayons de lumière qui les ont traversés ; il en est de même des rosées, etc. car les exemples de ce genre n’ont rien de commun avec ceux des couleurs fixes, dans les fleurs, les pierres colorées, les métaux, les bois, etc, sinon la couleur même. D’où il est aisé de conclure que la couleur n’est autre chose qu’une modification de l’image de la lumière, qui pénètre à travers un corps transparent, ou qui est réfléchie par un corps opaque[4] ; modification qui, dans la première espèce de corps, est l’effet des différens degrés d’incidence (des rayons de lumière qui traversent le corps transparent) ; et dans la dernière espèce, celui des différentes textures et configurations des corps colorés[5]. Ce sont les faits de cette espèce que nous appelons exemples solitaires, quant à la ressemblance[6].

Réciproquement, dans la même recherche, ces veines distinctes de blanc et de noir, qu’on voit dans certains marbres, et cette diversité de couleur qu’on observe dans des fleurs d’une même espèce, sont aussi des exemples solitaires. Car le blanc et le noir de ces marbres, ainsi que les taches blanches et purpurines de certaines espèces d’œillet et de giroflée, se ressemblent presqu’en tout, à l’exception de la couleur même. D’où il est naturel de conclure que la couleur n’a pas de fort étroites relations avec les qualités intimes d’un corps ; mais qu’elle dépend seulement de quelques différences grossières, superficielles et presque méchaniques dans les situations respectives de ses parties. Tels sont les exemples solitaires, quant à la dissemblance[7]. Et sous le nom commun d’exemples solitaires, nous comprenons ceux des deux espèces dont nous venons de parler.

XXI.

Parmi les prérogatives des faits ou exemples, nous mettrons au second rang les exemples de migration[8]. Ce sont ceux où la nature en question passe du néant à l’être, ou de l’être au néant. Ainsi, dans ces deux parties symétriquement opposées, et dont chacune est comme le pendant de l’autre, l’exemple est toujours double ; ou plutôt ce n’est qu’un seul objet en mouvement, et considéré dans son passage ou son prolongement jusqu’à la période contraire, Non-seulement les faits de ce genre accélèrent et renforcent l’exclusive, mais ils resserrent, dans des limites plus étroites, l’affirmative, c’est-à-dire, la forme elle-même, et rétrécissent, pour ainsi dire, l’espace où l’on est obligé de la chercher. En effet, il est de toute nécessité que la forme soit quelque chose qu’on ait introduite dans le sujet en question, par une migration de la première espèce, ou qu’on ait ôtée et détruite par une migration de l’espèce opposée. Car, quoique toute exclusive en général accélère et facilite l’affirmative ; cependant on va plus directement à ce but, en comparant un seul sujet à lui-même, relativement à une nature qui y paroît ou disparoît, qu’en comparant entr’eux des sujets différens, et tels que cette nature se trouve dans les uns, et non dans les autres[9]. Or, la forme (comme on n’en peut douter d’après tout ce que nous avons dit) se décelant une fois dans un seul sujet, devient ainsi plus facile à apercevoir dans tous les autres ; et plus la migration est simple, plus le fait est précieux. De plus, ces exemples de migration peuvent être d’un grand usage dans la pratique ; comme ils présentent la forme unie à la cause efficiente ou destructive, par cela même ils indiquent clairement, dans plusieurs cas, les moyens d’exécution ; moyens qu’il est ensuite facile d’appliquer à des sujets analogues. Cependant on ne laisse pas de courir quelque risque, en employant des exemples de ce genre, et on ne doit le faire qu’avec certaines précautions. Ils ont l’inconvénient de trop ramener la forme à la cause efficiente, de l’y trop assimiler ; et en fixant uniquement l’attention sur cette cause efficiente, de faire illusion à l’esprit par rapport à la cause formelle, qu’il est alors tenté de confondre avec la première. Mais il ne faut jamais oublier que la cause efficiente n’est rien de plus que le véhicule de la forme : d’ailleurs, toute erreur sur ce point est aisée à prévenir ou à corriger, à l’aide d’une exclusive bien faite.

Voyons donc un exemple de ces migrations : soit l’objet de la recherche, la couleur blanche ; l’exemple de migration générative sera le verre entier comparé au verre pulvérisé ; ou encore l’eau ordinaire, comparée à l’eau changée en écume par son agitation. Car le verre entier et l’eau tranquille sont diaphanes sans être blancs ; mais le verre pulvérisé et l’eau en écume sont blancs et non diaphanes. Ainsi, il faut chercher ce qu’il est arrivé de nouveau dans cette migration du verre ou de l’eau ; car il est évident que la forme de la blancheur est apportée et introduite par cette pulvérisation du verre et par cette agitation de l’eau. Or, qu’y a-t-il de nouveau ici ? Rien autre chose que la séparation des parties du verre ou de celles de l’eau, et l’insertion de l’air, qui reste ensuite disséminé entre ces parties. Et ce n’est pas avoir fait peu de progrès vers la découverte de la blancheur, que de savoir que deux corps diaphanes par eux-mêmes, mais plus ou moins, tels que l’air et l’eau, ou l’air et le verre, étant mêlés ensemble par petites portions, produisent la blancheur, par l’effet de l’inégale réfraction des rayons de lumière[10].

Mais nous devons donner aussi un exemple de l’inconvénient auquel, comme nous l’avons dit, on est exposé, en employant ce genre d’exemples, et des précautions à prendre pour le prévenir, Voici en quoi consistent le mal et le remède. L’entendement, dépravé par la considération trop fréquente des causes efficientes de cette espèce, sera porté à croire que l’air est essentiel à la forme de la blancheur, et que les corps diaphanes sont les seuls qui puissent engendrer cette couleur : deux opinions tout-à-fait erronées, et convaincues de faux par plusieurs exclusions. Mais, si l’on pèse plus mûrement les deux faits dont il s’agit ici, en laissant de côté et l’air et toute conjecture de cette espèce, on concevra aisément que les corps d’une texture tout-à-fait uniforme (quant à leurs portions optiques), donnent la transparence ; que les corps inégaux, quant à leur texture simple, donnent le blanc ; que ceux dont la texture composée est inégale, mais régulière, donnent toutes les autres couleurs, excepté le noir ; enfin, que les corps dont la texture composée est tout à la fois inégale, irrégulière et confuse, donnent le noir (a). Tel est l’exemple de migration générative, dans la recherche qui a pour objet la forme de la couleur blanche. L’exemple de migration destructive, relativement à cette même forme, c’est l’écume dissoute ; car, dès que l’eau, une fois débarrassée de l’air, est redevenue homogène, et se trouve réduite à ses parties propres, elle recouvre sa transparence.

Or, ce qu’il ne faut pas non plus oublier, c’est que, sous ce nom d’exemples de migration, on doit comprendre non-seulement ceux des natures qui sont actuellement engendrées ou détruites dans un même sujet, mais encore ceux des natures qui y sont croissantes ou décroissantes, attendu que ces derniers mènent également à la découverte de la forme, comme on le voit clairement par la définition même que nous avons donnée des formes en général, et par la table des degrés. Par exemple, le papier, lorsqu’il est sec, est blanc ; mais, lorsqu’on l’a mouillé, alors excluant l’air de ses pores, et y recevant l’eau, il devient moins blanc, et quelque peu transparent. Ainsi, cette substance présentant les mêmes phénomènes que les deux exemples proposés plus haut, elle mène aux mêmes conséquences.

XXII.

Nous placerons an troisième rang les exemples ostensifs dont nous avons parlé dans la première conclusion provisoire ou ébauche d’interprétation, relativement à la chaleur. Nous les qualifions aussi assez souvent de coups de lumière, d’exemples de liberté, d’exemples de prédominance. Ce sont ceux qui présentent la nature en question comme toute nue, et subsistante par elle-même, ou encore dans son état d’exaltation, dans le plus haut degré de sa puissance ; c’est-à-dire, émancipée, et sinon débarrassée, du moins victorieuse de tous les obstacles, par sa grande intensité, anéantissant leur effet, et rendant leur opposition inutile. Comme tout corps réunit en soi les formes d’un grand nombre de natures, lesquelles, en s’y combinant, forment un tout, il en résulte qu’elles s’émoussent, se rabattent, se rompent et se brident réciproquement ; ce qui obscurcit et masque, pour ainsi dire, chacune de ces formes. Mais on rencontre des sujets où la nature en question est plus dans sa force, qu’elle ne s’y trouve dans tous les autres ; ce qui est l’effet de l’absence des obstacles ou de la prédominance de son action. Les exemples de ce genre sont ceux qui dévoilent le mieux la forme, et sont par conséquent les plus ostensifs. Mais ces exemples mêmes exigent aussi certaines précautions ; et pour empêcher l’entendement d’en abuser, il faut réprimer son impétuosité naturelle ; car tout ce qui semble étaler la forme, et la forcer de se présenter à l’esprit, doit être tenu pour suspect[11]. Et alors, pour éviter toute méprise, il faut recourir à une exclusive exacte et sévère.

Supposons, par exemple, que le sujet de la recherche soit la chaleur ; alors l’exemple vraiment ostensif du mouvement d’expansion, qui, comme nous l’avons dit, est la partie principale de la forme de la chaleur ; cet exemple, dis-je, c’est le thermomètre à air. En effet, quoique, dans la flamme, l’expansion soit manifeste ; cependant, comme elle s’éteint à chaque instant[12], on n’y peut observer le progrès de cette expansion. L’eau chaude, vu la facilité avec laquelle ce liquide se convertit en vapeur et en air, ne montre pas non plus assez bien l’expansion de l’eau proprement dite, et supposée demeurant dans l’état de corps tangible. Enfin, loin que le fer rouge et les autres corps de cette nature laissent apercevoir ce progrès, au contraire, leur esprit mollissant, pour ainsi dire, contre leurs parties grossières et compactes, qui lui opposent une résistance invincible, il arrive de là que l’expansion n’y est point du tout sensible[13]. Mais le thermomètre montre parfaitement cette expansion dans la masse d’air qu’il contient ; il la rend visible, il rend sensible sa dilatation progressive et continue.

Supposons encore que la nature à définir soit le poids ou la pesanteur[14]. L’exemple ostensif, relativement à la pesanteur, c’est le mercure ; il l’emporte par son poids sur tous les autres métaux, excepté l’or, qui cependant n’est pas beaucoup plus pesant. Mais l’exemple tiré du mercure, indique beaucoup mieux la forme de la pesanteur, que celui qui se tire de l’or. Car l’or, outre son grand poids, a aussi de la consistance et de la solidité ; genre de qualité qui semble se rapporter à la densité. Au lieu que le mercure, tout liquide et tout abondant en esprits qu’il est, ne laisse pas d’être beaucoup plus pesant que le diamant, et que ceux d’entre les autres corps qu’on regarde comme les plus solides. Ce qui prouve que la forme du poids ou de la pesanteur ne dépend pas d’un tissu plus serré, et d’un assemblage plus ferme, mais simplement de la quantité de matière.

XXIII.

Nous mettrons au quatrième rang les exemples clandestins, que notre coutume est de nommer aussi exemples de crépuscule. Ceux-ci sont, en quelque manière, opposés aux exemples ostensifs. Ce sont ceux qui présentent la nature donnée à son degré le plus foible et comme à son berceau, et comme faisant ses premières tentatives, ses premiers essais, mais masquée et vaincue par sa contraire. Les exemples de ce genre sont d’une grande utilité pour la découverte des formes ; car, de même que les exemples ostensifs conduisent aisément aux différences, les exemples clandestins mènent aussi aisément aux genres, c’est-à-dire, à ces natures communes dont les natures à définir ne sont que les limitations[15].

Supposons, par exemple, que la nature en question soit la consistance ; où cette propriété par laquelle un corps à des limites fixes, des dimensions déterminées ; nature dont la contraire est la liquidité ou la fluidité. Les exemples clandestins, sur ce sujet, sont ceux qui présentent dans un fluide quelque foible degré de consistance. Telle est une bulle d’eau, laquelle n’est autre chose qu’une sorte de pellicule (vésicule), qui a quelque consistance et des dimensions fixes ; pellicule composée de la substance même de l’eau proprement dite, et dans l’état de corps tangible. Il en est de même de ce qu’on observe dans les gouttières : lorsque l’eau y est en assez grande quantité pour fournir à un écoulement continu, elle prend la forme d’un filet délié, de peur que sa continuité ne soit interrompue. Mais s’il n’y a point assez d’eau, elle tombe en gouttes rondes ; figure qui de toutes est la plus propre pour garantir l’eau de sa solution de continuité. Mais à l’instant même où le filet se rompt, et où elle commence à tomber goutte à goutte, elle revient tout-à-coup de bas en haut, et évite ainsi la solution de continuité. Je dirai plus : on observe le même phénomène dans les métaux, qui, étant fondus, sont liquides et coulans, mais plus tenaces, plus adhérens ; leurs gouttes se retirent aussi de bas en haut, mais elles demeurent aussi-tôt adhérentes. Enfin, on aperçoit quelque chose de semblable dans ces espèces de petits miroirs que font les enfans avec leur salive, et à l’aide de tuyaux de jonc ; miroirs où l’on voit aussi une pellicule d’eau qui a quelque consistance. C’est ce dont les enfans, dans leurs jeux, fournissent un exemple encore plus frappant, lorsqu’ayant pris de l’eau, rendue un peu visqueuse par le savon qu’ils y ont fait dissoudre, ils la soufflent à l’aide d’un chalumeau, et en forment une espèce de château de bulles, qui, par l’interposition de l’air, acquiert un certain degré de consistance, et un degré tel, qu’on peut, jusqu’à un certain point, l’agiter dans tous les sens et le projeter, sans rompre sa continuité. C’est ce qu’on voit encore mieux dans l’écume et dans la neige, qui acquièrent une telle consistance, qu’on pourroit presque les couper, quoique chacune de ces deux substances ne soit qu’un composé de l’air et de l’eau, qui tous deux sont fluides dans leur état ordinaire. Tous ces exemples prouvent assez que les idées qu’on attache communément À ces mots de consistance et de liquidité, sont des notions purement populaires, et que ces deux dénominations n’expriment que de simples relations aux sens ; qu’il existe réellement dans tous les corps une tendance à éviter la solution de continuité ; que, dans les corps homogènes, tels que les liquides, cette tendance est foible et languissante ; mais que, dans les corps composés de parties hétérogènes, elle est plus active et plus forte[16], parce que l’approche d’une substance hétérogène les resserre, en déterminant leurs parties avec plus de force les unes vers les autres ; au lieu que l’introduction d’une substance homogène les dissout en relâchant leur assemblage[17].

Supposons de même que la nature en question soit l'attraction, ou la tendance des corps à s’unir ; je dis que, de tous les exemples relatifs à sa forme, le plus ostensif est l’aimant. Car la nature contraire à l’attraction est la non-attraction, quoique dans une substance semblable, à tout autre égard. Tel est l’exemple du fer, dans son état ordinaire, lequel n’attire point d’autre fer ; pas plus que le plomb n’attire d’autre plomb ; le bois, d’autre bois ; ou l’eau, d’autre eau. Mais un exemple vraiment clandestin sur ce sujet, c’est l’aimant armé de fer, ou plutôt le fer dans un aimant armé. Car la loi de la nature porte qu’à une certaine distance, un aimant armé n’attire pas le fer avec plus de force que ne le fait un aimant non armé. Mais si vous approchez davantage le fer, alors l’aimant armé portera un poids beaucoup plus grand que le même aimant sans armure ; différence qui n’a d’autre cause que l’analogie de substance du fer avec d’autre fer. Mais cette propriété-là étoit tout-à-fait clandestine et voilée dans le fer, avant qu’on se fût avisé de le mettre en contact avec l’aimant. D’où il suit évidemment que la forme de l’attraction est quelque chose qui, dans l’aimant, est fort et actif ; mais qui, dans le fer, est foible et caché. On a aussi observé que de petites flèches de bois, sans pointes de fer, décochées à l’aide de grands arbalètes, pénétroient plus avant dans le bois, par exemple, dans le flanc d’un vaisseau, que ces mêmes flèches armées de pointes de fer ; ce qui vient encore de l’analogie de substance du bois avec le bois, quoique cette propriété du bois y fût tout-à-fait cachée avant qu’on en eût fait l’expérience. De même, quoique l’air n’attire pas plus l’air que l’eau n’attire l’eau, lorsque ces deux fluides font partie de masses un peu grandes de leur espèce ; cependant deux bulles étant approchées l’une de l’autre, leur action réciproque fait que chacune se dissout plus aisément que si l’autre n’étoit pas là ; phénomène dont la véritable cause est l’attraction que l’eau exerce sur d’autre eau ; et l’air sur d’autre air. Ainsi, ces exemples clandestins qui sont d’un si grand usage, comme nous l’avons déjà dit, c’est dans les plus petites et dans les plus subtiles portions de la matière, qu’ils se présentent le plus souvent ; les plus grandes masses de corps, suivant des formes plus communes (ou obéissant à des loix plus générales), comme nous l’observerons encore dans le lieu convenable.

XXIV.

Au cinquième rang doivent être placés les exemples constitutifs, que nous appelons aussi ordinairement exemples par poignées (ou poignées de faits). Il s’agit de ceux qui constituent une espèce de nature à définir ; espèce envisagée alors comme une sorte de forme mineure (ou de forme du 2°. du 3°. du 4°. ordre). Car les véritables formes, qui seules sont conversibles avec les natures à définir, étant, pour ainsi dire, cachées à une grande profondeur, et difficiles à découvrir, la foiblesse de l’esprit humain nous fait une nécessité de ne point négliger, et même de remarquer avec la plus grande attention ces formes particulières, qui, rassemblant, non pas la totalité, mais seulement un certain nombre de faits d’un même genre, et en formant comme une poignée, les réunissent sous quelque notion commune ; tout ce qui tend à montrer la liaison et l’enchaînement des parties de la nature, même d’une manière imparfaite, ne laissant pas de frayer le chemin à la découverte des formes. Ainsi, les exemples qui mènent à ce but, ne sont nullement à mépriser, et doivent jouir de quelque prérogative[18]. Mais on ne doit pas en faire usage sans de grandes précautions ; car il est à craindre que l’entendement, après avoir trouvé un certain nombre de ces formes particulières, et en avoir tiré certaines divisions ou partitions de la nature, ne se repose entièrement là-dessus ; qu’au lieu de faire de nouveaux efforts pour découvrir la grande forme, il ne se hâte de supposer que, dès la racine, la nature est ainsi morcelée et divisée en un grand nombre de parties essentiellement différentes[19] ; et que, préoccupé de cette idée, il ne dédaigne et n’abandonne pour toujours les recherches tendantes à réunir encore davantage ces parties, les regardant comme une spéculation aussi inutile que difficile, et qui ne peut aboutir qu’à de pures abstractions.

Soit, par exemple, la nature en question, la mémoire, ou le moyen d’exciter et aider la mémoire. Les exemples constitutifs, par rapport à cette nature, sont d’abord l’ordre et la distribution méthodique, qui aide visiblement la mémoire : à quoi il faut ajouter les lieux dont on fait usage dans la mémoire artificielle, et qui peuvent être ou des lieux proprement dits, comme une porte, un coin, une fenêtre, et autres semblables, ou des personnes connues et familières, où toute autre espèce d’objets qu’on voudra y substituer (pourvu toutefois qu’on les dispose dans un ordre fixe) ; tels que des animaux, des plantes, des mots, des lettres, des caractères, des personnages historiques ; objets qui, à la vérité, peuvent être plus ou moins commodes. Or, l’expérience prouve que des lieux de cette espèce aident singulièrement la mémoire, et la portent quelquefois à un point qui surpasse infiniment celui où elle pourroit atteindre par ses seules forces naturelles. De même les vers sont plus faciles à apprendre par cœur, et à retenir, que la prose. Ainsi, de cette poignée de trois exemples ; savoir : l’ordre, les lieux de la mémoire artificielle et les vers, se compose déjà une première espèce de secours pour la mémoire ; et cette première espèce, on peut, avec raison, la qualifier d’abscission de l’infini[20], (de limitation de l’indéfini), Car, lorsqu’on fait effort pour se rappeler quelque chose, si l’on n’a quelque prénotion ou perception de ce qu’on cherche, on le cherche long-temps, avec beaucoup de peine, et quelquefois en vain ; l’esprit alors va, pour ainsi dire, courant çà et là, et comme se perdant dans l’infini. Mais, a-t-on une certaine prénotion de cette même chose, dés-lors l’infini est comme rogné et réduit à un petit espace, où la mémoire ensuite trouve plus aisément ce qu’elle cherche. Or, dans ces trois exemples que nous venons de donner, la prénotion est claire et déterminée. Dans le premier exemple, ce doit être une image qui ait quelque relation, quelque analogie avec le lieu déterminé où on la place. Enfin, dans le troisième, ce doivent être des mots qui s’ajustent à la mesure du vers. C’est ainsi que l’indéfini est limité et réduit à une classe peu étendue. D’autres exemples nous donneront une autre espèce fondée sur ce principe : que tout ce qui ramène les idées abstraites à des idées sensibles, et leur donne, pour ainsi dire, un corps (moyen qui est d’un grand usage dans la mémoire artificielle), aide aussi la mémoire. De quelques autres exemples nous formerons une troisième espèce, en partant de ce principe : que tout ce qui est imprimé dans la mémoire par une passion forte ; par exemple, que tout ce qui excite la crainte, l’admiration, la honte, le plaisir, etc. s’y grave plus profondément, et facilite les opérations de cette faculté. D’autres exemples encore composeront une quatrième espèce, fondée sur cet autre principe : tout ce qu’on apprend dans les momens où l’esprit est libre, dans ceux où il n’est pas encore ou n’est plus préoccupé ; par exemple, ce qu’on apprend durant l’enfance, ou avant de se livrer au sommeil ; enfin, les choses qui ont lieu pour la première fois ; toutes ces choses, dis-je, se gravent aussi plus profondément dans la mémoire. On formera aisément une cinquième espèce, si l’on considère combien la multitude des circonstances et des prises qu’on donne à la mémoire, aide ses opérations. Tel est l’usage d’écrire par parties détachées ce qu’on veut se rappeler[21] ; de le lire ou de le réciter à hante voix. Enfin, d’autres exemples donneront cette sixième espèce, qui prend pour principe : que les choses qui sont attendues, et qui, par cette cause, excitent l’attention, se gravent plus aisément dans l’esprit, que celles qui ne font, pour ainsi dire, qu’y passer. Aussi vous aurez beau lire vingt fois un écrit, vous ne l’apprendrez pas aussi aisément par cœur, que si, de temps en temps, vous essayiez de le réciter, et en regardant le livre, quand votre mémoire se trouve en défaut.

Voilà donc six formes, ou genres d’exemples, qui comprennent autant de moyens d’aider la mémoire ; savoir : la limitation de l’indéfini ; la déduction de l’intellectuel au sensible ; l’impression faite par une forte affection ; l’impression faite dans l’esprit libre ; la multitude des prises ; et l’attente.

Soit encore prise pour exemple la nature du goût (ou de la gustation) ; on peut regarder les faits suivans comme autant d’exemples constitutifs, par rapport à cette faculté. D’abord, ceux que la nature a totalement privés de l’odorat, ne discernent point au goût un aliment rance ou putride[22] ; ils ne distinguent pas mieux ceux où entrent de l’ail, de l’eau de rose, etc. De plus, si les personnes qui ont les narines bouchées par quelque cause accidentelle, un rhume, par exemple ; si ces personnes, dis-je, ayant dans la bouche, ou au palais, quelque substance fétide ou d’odeur agréable, viennent à se moucher avec force, dans l’instant même elles en sentent l’odeur. Exemples qui donneront et constitueront cette espèce ou partie du goût ; savoir : que le sens du goût n’est, en grande partie, qu’une sorte d’odorat intérieur, qui, passant, descendant des deux orifices intérieurs du nez, se répand de là dans la bouche et le palais. Au contraire, les saveurs salées, douces, âcres, acides, amères, etc. toutes ces saveurs-là, ceux qui sont totalement privés de l’odorat, ou en qui l’organe de ce sens est accidentellement obstrué, les perçoivent tout aussi-bien que les autres individus. D’où il suit évidemment que le sens du goût n’est qu’un composé d’un odorat intérieur, et d’une sorte de tact très fin[23]. Mais ce n’est pas ici le lieu de traiter en détail un tel sujet.

De même, supposons que la nature en question soit la communication[24] d’une qualité quelconque, sans communication de substance. L’exemple de la lumière constituera une espèce de communication ; la chaleur et aimant constitueront l’autre. Car la communication de la lumière est comme instantanée[25], et cesse dès qu’on éloigne la lumière originelle (le corps lumineux), Mais la chaleur, ou la vertu magnétique, une fois transmises, ou plutôt excitées dans un corps, s’y attachent en quelque manière, et y subsistent assez long-temps, quoiqu’on en éloigne le premier moteur[26].

Enfin, la prérogative des exemples constitutifs est d’autant mieux fondée, qu’ils sont d’une grande utilité pour les définitions (sur-tout pour les définitions particulières), et pour les divisions ou partitions des natures. C’est le vif sentiment de cette utilité qui a fait dire à Platon : tout homme en état de donner de bonnes définitions et de bonnes divisions, doit être regardé comme un Dieu[27].

XXVII.

Nous mettrons au sixième rang, parmi les prérogatives des faits, les exemples de conformité ou d’analogie que nous désignons aussi quelquefois par les dénominations de parallèles et de similitudes physiques. Ce sont ceux qui montrent, en effet, les similitudes, les convenances et les analogies des choses, non dans les formes mineures (ce qui est la fonction propre des exemples constitutifs), mais dans les composés mêmes (dans le concret) ; ces exemples sont comme le premier étage, les premiers degrés par lesquels on s’élève à l’unité des loix de la nature. Ce n’est pas qu’ils puissent servir à établir, dès le commencement, tel ou tel axiome ; leur destination est seulement d’indiquer certaines corrélations entre les corps. Cependant, quoiqu’ils n’accélérent pas beaucoup la découverte de la forme, ils ne laissent pas d’être d’une grande utilité, en dévoilant la liaison, l’analogie et l’enchaînement des parties de l’univers : ils font des membres de ce grand corps, une sorte d’anatomie, et par conséquent ils mènent, comme par la main, à des axiomes plus élevés et plus importans, sur-tout à ceux qui ont pour objet la configuration et le tout-ensemble de l’univers, axiomes auxquels ils conduisent plutôt qu’aux natures et aux formes simples,

Parmi les exemples de conformité, on peut ranger les suivans : un miroir et l’œil ; la structure de l’oreille et les lieux qui rendent des échos. Or, de cette conformité de leur structure, outre l’observation même de leur analogie, qui fournit une infinité d’applications, découle naturellement et se forme cet axiome : que les organes des sens et les corps qui occasionnent des réflexions vers les sens, sont de nature analogue[28]. De plus, l’entendement éclairé par ce premier aperçu, parvient sans peine à certain axiome plus grand et plus élevé[29] ; savoir : qu’il n’y a entre les corrélations ou les sympathies des corps doués de sentiment, et celles des corps inanimés qui en sont privés, d’autre différence sinon que les premiers ont de plus l’esprit animal logé dans un corps disposé à le recevoir, et organisé pour cette fin ; au lieu que cet esprit ne se trouve point dans les derniers[30]. En sorte qu’autant il y a de corrélations et d’analogies dans les corps animés, autant il y auroit de sens dans les animaux, si la nature et percé, dans les corps animés, des trous en nombre suffisant et de grandeur ou de figure convenable, pour que l’esprit animal y trouvât un lieu où il pût aller et venir librement, et exécuter tous ses mouvemens, comme une machine appropriée à ce but ; et que réciproquement autant il y a d’espèces de sensations[31] dans les animaux, autant il y a d’espèces de mouvemens dans le corps inanimé, où l’esprit animal ne se trouve pas ; quoique, pour le dire en passant, les mouvemens, dans les corps inanimés, soient nécessairement en beaucoup plus grand nombre que les espèces de sensations dans les corps animés, vu le très petit nombre des organes du sentiment[32]. C’est ce dont on voit un exemple fort sensible dans les différentes espèces de sensations douloureuses. En effet, comme il est, dans les animaux, différentes espèces, et, pour ainsi dire, différens caractères de douleurs, telles que celles d’une brûlure, d’un froid âpre, d’une piqure, d’une foulure, d’une distension violente et autres semblables, il n’est pas douteux que les différences corrélatives[33], du moins quant au mouvement, se trouvent aussi dans les corps inanimés, tels que le bois ou la pierre, lorsqu’ils sont brûlés, resserrés par la gelée, percés, coupés, fléchis ou écrasés, et ainsi des autres, quoiqu’ils n’en aient pas le sentiment, à cause de l’absence de l’esprit animal (b).

D’autres exemples de conformité (ce qui pourra paroître étrange), ce sont les racines et les branches des plantes ; car tout végétal, en vertu de l’action qui opère son développement, s’enfle et pousse ses parties du centre à la circonférence, tant vers le haut que vers le bas ; et il n’y a point, au fond, entre les racines et les branches, d’autre différence, sinon que les premières sont renfermées dans la terre ; au lieu que les dernières sont exposées à l’air et au soleil ; en voici la preuve : si, ayant pris sur un arbre une branche tendre et vigoureuse, on la plie pour la faire entrer dans quelque motte de terre non adhérente au sol, elle poussera non une branche, mais une racine. Si, au contraire, ayant mis la racine en dessus, on la couvre d’une pierre ou de quelque autre substance dure qui arrête la pousse de bas en haut, et qui empêche la plante de pousser des feuilles, elle poussera des branches de haut en bas, en vertu de l’action de l’air auquel elle est exposée.

On peut encore ranger parmi les exemples de conformité, les gommes des arbres, et la plupart de ces pierres précieuses que l’on tire des rochers. Car les unes et les autres ne sont autre chose que le produit de certaines exsudations et filtrations de sucs. Dans les corps de la première espèce, ce sont les sucs des arbres ; et dans ceux de la seconde, les sucs pierreux. De là ce brillant et cet éclat qu’on remarque dans les unes et les autres ; éclat qui a pour cause une filtration très exacte et très délicate de ces sucs. C’est par une cause toute semblable, que les poils des animaux ne présentent pas des couleurs aussi belles et aussi vives que les plumes des oiseaux. Cette différence vient de ce que la peau n’est pas un filtre aussi délicat et aussi fin que le tuyau de la plume.

Nous pouvons encore regarder comme exemples de conformité, le scrotum dans les animaux mâles, et la matrice dans les animaux femelles. En sorte que cette structure admirable qui fait la différence des sexes (du moins dans les animaux terrestres), semble se réduire à la très légère différence qui peut se trouver entre deux parties de même conformation, dont l’une est intérieure, et l’autre extérieure. La chaleur qui a plus de force et d’intensité dans le sexe masculin, poussant au dehors les parties génitales ; au lieu que, dans les femelles, où la chaleur est trop foible pour produire un semblable effet, ces parties restent en dedans[34].

Nous regarderons aussi comme exemples de conformité, les nageoires des poissons, les pieds des quadrupèdes, ainsi que les pieds et les ailes des oiseaux. À quoi Aristote a ajouté les quatre flexions d’où résulte le mouvement sinueux des serpens. En sorte que, dans la totalité de l’univers, les mouvemens les plus ordinaires des êtres vivans paraissent s’exécuter par le moyen de membres et de flexions toujours au nombre de quatre.

Les dents des animaux terrestres, comparées au bec des oiseaux, sont encore un exemple de conformité, d’où il résulte que, dans tous les animaux parfaits, une certaine substance dure est déterminée vers la bouche.

Ce ne seroit pas non plus abuser de l’analogie, que d’appeler l’homme une plante renversée ; car la tête est comme la racine des nerfs et des facultés animales[35], et les parties séminales sont en bas, en comptant pour rien les extrémités des bras et des jambes. Au contraire, dans les plantes, la racine, qui est comme leur tête[36], est ordinairement placée dans le lieu le plus bas, et la semence dans la partie supérieure.

Mais un avertissement bien nécessaire ici, et que nous ne nous lasserons point de donner, c’est qu’en rassemblant et choisissant les faits pour en composer une histoire naturelle, il faut suivre un plan tout-à-fait contraire à celui qu’on se fait ordinairement, et se pénétrer d’un esprit tout opposé. Car jusqu’ici, à la vérité, les hommes n’ont pas manqué d’intelligence et d’activité dans l’étude de la nature, mais envisagée selon la diversité des êtres ou des phénomènes, et ils ont poussé l’exactitude, en ce genre, jusqu’au point de remarquer et d’expliquer les plus minutieuses différences des animaux, des végétaux et des fossiles ; différences qui, le plus souvent, ne sont tout au plus que des jeux de la nature, et non des objets dont la considération puisse être vraiment utile aux sciences. Ces sortes d’observations sont fort agréables sans doute, et sont même de quelque utilité dans la pratique ; mais s’agit-il de pénétrer dans les profondeurs de la nature, de telles connoissances sont alors d’une utilité médiocre, pour ne pas dire nulle. Il faut donc tourner principalement son attention vers les similitudes et les analogies, tant dans les composés que dans leurs parties. C’est là proprement la marche qui peut nous mettre en état de saisir l’ensemble de la nature, et le premier fondement de la véritable science (c).

Mais ces rapprochemens ne doivent être faits qu’avec précaution ; ils exigent de la circonspection et de la sévérité. Il ne faut donner ce nom d’exemples d’analogie et de conformité, qu’aux faits qui, (comme nous l’avons dit en commençant,) présentent des similitudes physiques, c’est-à-dire, réelles, substantielles, et ayant leur racine dans la nature même ; non des similitudes hazardées, spécieuses ; moins encore de ces analogies superstitieuses dont se berce une coupable curiosité, et semblables à celles qu’étalent sans cesse les auteurs qui traitent de la magie naturelle ; genre d’écrivains frivoles et superficiels qui, dans un sujet aussi grave, méritent à peine d’être nommés, et dont la sotte vanité va débitant des similitudes aussi stériles qu’imaginaires, et quelquefois même controuvées à dessein.

Mais, laissant de côté ces chimères, nous dirons qu’il ne faut pas non plus négliger les exemples de conformité, relatifs à la configuration du globe terrestre, du moins quant à ses grandes parties. Telles sont, par exemple, l’Afrique et la région du Pérou, y compris les contrées plus méridionales du même continent, lesquelles s’étendent aussi et s’allongent jusqu’au détroit de Magellan ; car, sur ces deux continens, on voit des isthmes et des promontoires tous semblables ; ce qui ne sera pas arrivé par hazard, et doit être l’effet d’une cause commune.

Il en est de même du nouveau monde et de l’ancien, comparés ensemble, selon leur totalité ; car tous deux sont fort larges vers le nord, et fort étendus de l’est à l’ouest, mais, au contraire, tous deux fort étroits, et d’une figure qui va en s’aiguisant de plus en plus vers le midi[37].

Il est encore deux exemples de conformité qui méritent d’être remarqués ; c’est d’abord ce froid si âpre qui règne dans ce qu’on appelle la moyenne région de l’air ; puis ces feux si actifs qui s’élancent, avec un bruit terrible, des entrailles de la terre, dans les éruptions volcaniques ; deux phénomènes qu’on peut regarder comme des maximum, comme des extrêmes de la nature ; savoir : l’un, de la nature chaude, vers la concavité des cieux ; l’autre, de la nature froide, vers les entrailles de la terre ; double phénomène, dis-je, dont la cause est l’antipéristase ou l’action répulsive que chacune des deux natures exerce sur sa contraire[38].

Enfin, l’analogie de certains axiomes, pris dans les différentes sciences, fournit encore une conformité d’exemples également remarquable. Par exemple, cette figure de rhétorique, qu’on nomme, contre l’attente, est analogue à cette figure musicale appelée déclinaison de la cadence (de la finale). De même cet axiome mathématique : deux choses égales à une troisième, sont égales entr’elles, rappelle celui qui est la base de toute la structure du syllogisme ; forme de raisonnement par laquelle on unit deux idées qui s’accordent par rapport à une troisième ; savoir : celle du moyen terme (ou terme moyen de comparaison[39].) Enfin, une des qualités le plus souvent utiles en philosophie, c’est une certaine sagacité active qui rend capable de chercher et de saisir les conformités et les similitudes physiques.

XXVIII.

Parmi les prérogatives des faits, nous mettrons au septième rang les exemples Monadiques (de sujets uniques en leur genre, ou d’espèces rares), que nous qualifions aussi assez souvent d’exemples irréguliers ou hétéroclites (en empruntant un terme des grammairiens). Les exemples de cette classe désignent, parmi les composés divers, ceux qui semblent n’être que des extravagances, des bizarreries de la nature, des espèces de sauts, et qui n’ont aucune analogie avec les choses du même genre[40]. En effet, les exemples de conformité sont ceux qui ont de l’analogie avec d’autres ; au lieu que les exemples monadiques sont ceux qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes. La destination de ces derniers est précisément la même que celle des exemples clandestins ; ils aident l’esprit à s’élever à l’unité de la nature, à réunir ses parties sous les mêmes idées, pour découvrir les genres et les qualités communes ; qualités qui ensuite doivent être particularisées et limitées par les vraies différences des choses à définir. Car il ne faut pas se désister de la recherche qui a pour objet les propriétés ou qualités observées dans des sujets qu’on peut regarder comme des prodiges de la nature, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à les ramener à quelque classe de faits connus, et à les comprendre sous quelque forme ou loi certaine ; en sorte qu’on voie clairement que toute cette apparente irrégularité ou singularité tient à quelque forme commune, et que tout le miracle n’est que l’effet naturel de certaines nuances délicates, d’une proportion et d’une combinaison rares, dans les causes productrices, et non d’une différence vraiment spécifique. Mais aujourd’hui on ne fixe pas longtemps son attention sur les raretés de ce genre : on se contente de les appeler les secrets, les grands mystères de la nature : On les qualifie d’inexplicables, d’exceptions aux règles générales, et l’on s’en tient là[41].

On peut regarder comme des exemples Monadiques, le soleil et la lune parmi les astres ; l’aimant, parmi les pierres ; le mercure, parmi les métaux ; l’éléphant, parmi les quadrupèdes ; le sens vénérien, parmi les différens genres de tact ; la finesse de l’odorat du chien, parmi les différentes espèces d’odorat ; et même la lettre S, dans la grammaire, peut être regardée comme Monadique, vu la facilité avec laquelle elle se prête à sa combinaison avec d’autres consonnes, quelquefois avec deux, quelquefois même avec trois. Or, les exemples de ce genre sont très précieux ; ils vivifient l’étude de la nature, et aiguisent l’intelligence humaine ; ils rectifient l’entendement dépravé par l’habitude, et trop frappé de ce qui arrive le plus souvent.

XXIX.

Au huitième rang, parmi les prérogatives des exemples, nous mettrons les exemples de déviation ; c’est-à-dire, les erreurs de la nature, ses écarts, les monstres ; en un mot, tous les sujets où elle semble s’écarter de sa route ordinaire et s’égarer. Car les erreurs de la nature diffèrent des exemples monadiques, en ce que ces derniers sont des prodiges d’espèce ; au lieu que les premiers sont des prodiges d’individus ; mais ceux dont nous parlons ici ne laissent pas d’avoir précisément la même destination ; leur usage est aussi de rectifier l’entendement asservi par l’habitude, et de dévoiler les formes communes. Quand on rencontre de tels exemples, il ne faut pas non plus se désister de la recherche, qu’on n’ait découvert la cause de cette espèce d’écart. Cependant cette cause même ne s’élève guère jusqu’à quelque forme proprement dite, mais seulement jusqu’au progrès caché vers la forme[42]. Car, qui connoîtroit bien les voies de la nature, connoîtroit, par cela seul, ses déviations ; et qui connoîtroit bien ses déviations, seroit aussi en état de montrer ses voies.

Les exemples de déviation diffèrent encore des exemples monadiques, en ce qu’ils fournissent de plus puissans moyens pour la pratique ; car engendrer de nouvelles espèces, seroit une entreprise trop difficile ; mais varier les espèces connues, et, par cette seule variation, produire une infinité de choses rares et extraordinaires, le seroit moins. Or, des prodiges de la nature aux prodiges de l’art, le passage est facile ; si une fois l’on pouvoit saisir la nature dans sa variation, et cette variation en bien connoître la cause, alors il seroit facile à l’art de ramener La nature dans les voies où elle s’étoit égarée par hazard, et de la conduire non-seulement à ce point, mais même à tout autre ; ses écarts dans une seule direction, frayant la route à des écarts et à des déviations dans toutes les directions. Or, par cela même que les exemples de cette classe sont en grand nombre, nous n’avons pas besoin d’en citer, et il faut composer une histoire naturelle ex-professo, où entre la description de tous les monstres et de toutes les productions bizarres de la nature ; en un mot, de tout ce qui est nouveau, rare et extraordinaire ; mais une pareille histoire doit être faite avec le choix le plus sévère ; on n’y doit faire entrer que des faits authentiques. Il faut sur-tout tenir pour suspects tous ces faits merveilleux qui ont des relations quelconques avec la religion ; tels que ces prodiges que rapporte Tite-Live[43] ; regarder du même œil tous ceux qu’on rencontre dans les traités de magie naturelle et d’alchymie, et se défier de tout ce que rapportent les écrivains de ce caractère, qui, semblables en cela aux amans de Pénélope, ont un goût trop vif pour les fables et les petits contes. Ces faits, enfin, il faut les tirer d’une histoire grave, sûre et appuyée de solides autorités.

XXX.

Nous mettrons au huitième rang les exemples limitrophes, auxquels nous donnons aussi assez souvent le nom de participes (d’exemples de sujets mi-partis). Ce sont ceux où se présentent certaines espèces qui semblent être composées de deux espèces différentes, ou n’être que des ébauches, des essais, entre une espèce et l’autre. À proprement parler, on pourroit ranger ces exemples-ci parmi les exemples monadiques ou hétéroclites, vu qu’ils sont également rares et extraordinaires dans l’immensité des choses. Cependant, par leur importance, ils méritent d’être classés à part, et de faire le sujet d’une analyse particulière ; car ils fournissent d’excellentes indications sur le méchanisme et la structure des composés divers. Ils dévoilent les causes du nombre et des qualités distinctives des espèces les plus communes dans l’univers, et à l’aide du fil de l’analogie, conduisent l’entendement de ce qui est à ce qui peut être (d).

On peut regarder comme limitrophes les exemples suivans : la mousse qui tient le milieu entre la substance putride et la plante ; certaines comètes, entre les astres et les météores ignées ; les poissons volans[44], entre les oiseaux et les poissons ; les chauve-souris, entre les oiseaux et les quadrupèdes ;

Et même cet animal grimacier qui ressemble si fort à notre espèce, et n’en est pas plus beau.

Enfin, tous ces fétus qui tiennent de deux espèces, ou d’un plus grand nombre.

XXXI.

Nous mettrons au dixième rang, parmi les prérogatives des faits, les exemples de puissance, que nous appelons aussi quelquefois les productions du génie, ou encore les secondes mains de l’homme[45]. Ce sont les ouvrages les plus distingués et les plus parfaits ; en un mot, les chef-d’œuvres dans chaque art. Car le principal but, en philosophie, étant de plier, en quelque manière, la nature, pour approprier ses opérations à l’avantage et à l’utilité du genre humain, c’est un dessein tout-à-fait conforme à cette fin, que celui de dénombrer et de décrire tous les procédés dont l’homme est depuis long-temps en possession, comme autant de provinces déjà conquises et assujetties, mais sur-tout ceux qui sont aujourd’hui le mieux développés et portés au plus haut point de perfection. Car, de ces moyens déjà connus, à de nouvelles découvertes, le passage sera plus prompt et plus facile, que s’il eût fallu inventer sans un tel secours. Et pour peu qu’un homme, ayant suffisamment considéré et analysé toutes ces découvertes déjà faites, s’anime ensuite et s’applique avec ardeur à l’invention, il ne pourra manquer d’étendre un peu ces procédés connus ; ou ils le conduiront à d’autres fort analogues ; ou, enfin, il en fera de plus belles et de plus utiles applications.

Ce n’est pas tout : mais de même qu’à la vue des productions les plus rares et les plus extraordinaires de la nature, l’entendement s’éveille, et prenant un essor plus hardi, s’élève à la recherche et à l’invention des formes dans l’étendue desquelles ces productions se trouvent comprises, et dont la connoissance met en état de les imiter ; ainsi, à la vue des chef-d’œuvres et des productions admirables de l’art, l’admiration même qu’ils inspirent, excite à en chercher les raisons ; et l’attention qu’ils excitent, jointe aux indications qu’ils fournissent, met en état de les expliquer. On peut dire même qu’à cet égard, la vue de ces dernières a des effets plus puissans, attendu que la manière dont l’art opère ses prodiges, est visible et palpable ; au lieu que la nature, en opérant les siens, semble presque toujours cacher sa marche. Mais c’est une raison de plus pour ne pas s’attacher sans précaution à ce genre d’étude, dont le principal inconvénient est d’abattre et d’atterrer, en quelque manière, l’entendement.

En effet, il est à craindre qu’à la vue de ces chef-d’œuvres de l’art, qui sont comme les sommités, ou le comble de l’industrie humaine, l’entendement, frappé d’une excessive admiration, ne soit arrêté dans sa marche, et lié comme par une sorte de maléfice, relativement aux inventions en ce genre ; qu’il ne puisse plus s’accoutumer à d’autres opérations, et ne pousse la prévention jusqu’au point de s’imaginer qu’on ne peut plus rien exécuter dans le même genre, qu’en suivant précisément les mêmes procédés, ou tout au plus en redoublant d’attention, en opérant avec plus de précision, et faisant ses préparatifs avec plus de soin.

Mais, loin de le penser, on doit au contraire tenir pour certain que tous ces procédés inventés et observés jusqu’ici, ne composent qu’une pratique assez pauvre et assez mesquine ; que tout grand accroissement de puissance dépend et doit être dérivé, avec méthode, des sources mêmes des formes, dont aucune encore n’a été découverte.

Ainsi, comme nous l’avons dit ailleurs, si un homme eût tourné son attention vers les béliers et autres machines dont les anciens faisoient usage dans les sièges, avec quelqu’effort et quelque tenue qu’il eût médité sur ce sujet, y eût-il même consumé sa vie entière, jamais pour cela il ne seroit parvenu à l’invention de l’artillerie et autres armes à feu, qui doivent tout leur effet à la poudre. De même on auroit eu beau méditer sur les étoffes fabriquées, soit avec la laine, ou avec les fils tirés des végétaux, jamais pour cela on n’auroit découvert la nature du ver à soie, et celle du fil que fournit cet insecte.

Une autre observation à faire sur ces inventions, qu’on peut, avec raison, regarder comme les plus belles et les plus utiles, c’est qu’on ne les doit nullement à cette espèce de génie assez médiocre et de méthode assez facile, qui développe et étend les arts ; mais au pur, au seul hazard. Et ce hazard, qui le plus souvent ne multiplie les inventions qu’à force de siècles, il n’est qu’une seule chose qui puisse le suppléer et le prévenir ; savoir : l’invention des formes.

Or, ces chef-d’œuvres de l’art sont en si grand nombre, que cette multitude même nous dispense d’en donner des exemples. Reste donc à visiter et à considérer de plus près les arts méchaniques et même les arts libéraux (quant à leur pratique), afin d’en tirer des matériaux pour une histoire particulière toute composée des plus beaux secrets, des œuvres de main de maître ; en un mot, des productions les plus parfaites de chaque art, en y joignant une description bien circonstanciée de leurs procédés.

Dans cette collection, que nous exhortons à faire avec tant de soin, nous ne prétendons pas qu’on doive s’astreindre aux seuls chef-d’œuvres de chaque art, aux seuls ouvrages qui excitent l’admiration, Car l’admiration est fille de la rareté ; et les choses rares, quoiqu’en genéral elles tiennent à des natures assez communes, ne laissent pas d’exciter ce sentiment.

Mais, an contraire, des choses qui seroient faites pour attirer l’admiration, à cause de telle différence vraiment spécifique, qui les distingue, pour peu néanmoins qu’elles deviennent familières, n’excitent pas même l’attention ; cependant les exemples monadiques (ou singularités) de l’art, ne doivent pas être observés avec moins d’attention que ceux de la nature, dont nous venons de parler. Et de même que nous avons rangé parmi les exemples monadiques de la nature, le soleil, la lune, l’aimant et autres corps semblables qui sont fort connus, mais qui, considérés par rapport à leur nature, sont presque uniques, il faut aussi classer parmi les exemples monadiques de l’art, les ouvrages et les procédés qui, bien que fort connus, n’en sont pas moins uniques en leur espèce.

Si nous cherchons, dans les arts, des exemples monadiques, nous trouvons d’abord le papier, matière extrêmement commune, mais dont la texture ne laisse pas d’être singulière ; car la plupart des matières, qui sont des produits de l’art, ou qui ne sont que de purs tissus, sont à chaîne et à tramefils directs et tranverses) : telles sont les étoffes de soie ou de laine, les toiles et autres semblables ; ou ce sont des espèces de concrétions de sucs épaissis et durcis : tels sont la brique, l’argile de potier, le verre, l’émail, la porcelaine et autres de cette nature, qui, lorsque leur grain est fin et serré, ont du brillant et de l’éclat ; mais qui, dans la supposition contraire, se durcissent seulement jusqu’à un certain point, et sans avoir ce luisant que leur donneroit une texture plus serrée. Cependant tontes ces substances formées de concrétions, sont fragiles ; elles ont peu de cohérence et de ténacité. Au lieu que le papier est une substance tenace, susceptible d’être coupée et déchirée ; en un mot, il ressemble fort et le dispute presque à la peau et aux membranes des animaux, ou aux feuilles des végétaux, ou à toute autre matière de cette espèce, composée par la nature même ; car il n’est ni fragile comme le verre, ni tissu comme les étoffes et les toiles. Que s’il a aussi des fibres, ce ne sont pas des fibres distinctes et régulièrement arrangées, mais des fibres disposées confusément, et qui se croisent dans tous les sens, précisément comme dans les substances naturelles. En sorte que, parmi les matières qui sont le produit de l’art, il seroit difficile de retrouver quelque chose de semblable, et qu’il est tout-à-fait monadique. Mais, parmi les produits de l’art, il faut sur-tout préférer ceux qui imitent le mieux la nature, ou, au contraire, ceux qui la maîtrisent et renversent sa marche.

De plus, parmi les productions de l’intelligence et de la main humaines, il ne faut pas tout-à-fait mépriser les prestiges et les tours d’adresse ; en un mot, les jeux proprement dits. Quoique ce ne soient que des jouets et des bagatelles, on ne laisse pas d’en tirer d’assez grandes lumières, et des connoissances applicables à des objets plus importans.

Enfin, il ne faut pas non plus rejeter entièrement les relations superstitieuses et même magiques (en laissant à ce mot sa signification ordinaire). Car, quoique les faits de ce genre soient comme étouffés par la masse énorme des fables et des mensonges qu’on y mêle, il est bon toutefois d’y donner un coup-d’œil, afin de voir si, dans cette immensité de prétendus miracles, on ne trouverait pas quelque opération vraiment naturelle ; par exemple, dans ce qu’ils disent sur les moyens de fasciner ou de fortifier l’imagination ; sur la corrélation et l’action réciproque de certains sujets à des distances assez grandes ; sur la transmission qui, selon eux, n’a pas moins lieu d’esprit à esprit (e), que de corps à corps, et autres effets de cette nature.

XXXII.

Il suit de tout ce que nous venons de dire, que le recherche des cinq derniers genres d’exemples (savoir : des exemples de conformité, monadiques, de déviation, limitrophes, et de puissance), ne doit point être retardée jusqu’au temps où l’on s’occupera ex-professo de telle ou telle nature à définir, comme l’on doit réserver pour ce temps-là les autres espèces d’exemples que nous avons proposés d’abord, et la plus grande partie de ceux que nous proposerons par la suite : mais qu’il faut, dès le commencement, en faire une collection, en composer une sorte d’histoire particulière ; parce qu’ils servent à digérer tout ce qui entre dans l’entendement, et à corriger sa mauvaise complexion ; laquelle, sans cela, seroit nécessairement infectée, pervertie, dépravée par les choses familières et rebattues, qui y formeroient autant de préjugés difficiles à vaincre.

Ainsi, les exemples de ces cinq dernières classes doivent être employés comme une sorte de remèdes préparatoires pour rectifier et purger l’entendement ; car tout ce qui le détourne des choses trop familières, et le dégage des liens, de l’habitude, nettoyant, pour ainsi dire, son aire, et aplanissant sa surface, le prépare ainsi à recevoir la lumière pure et sèche des notions véritables.

Il y a plus : ces sortes d’exemples fraient le chemin à la pratique, comme il sera dit en son lieu, et lorsque nous traiterons de la manière de déduire les conséquences pratiques.

XXXIII.

Parmi les prérogatives des faits, nous mettrons au onzième rang les exemples d’accompagnement (de concomitance), et les exemples hostiles (d’opposition ou d’exclusion), que nous appelons aussi exemples de propositions fixes. Ce sont ceux qui présentent tel corps ou composé, dans lequel se trouve perpétuellement la nature à définir, comme une sorte de compagne inséparable ; ou, au contraire, tel composé où la nature en question ne se trouve jamais, et dont elle est perpétuellement exclue, comme une sorte d’ennemie. Car c’est d’exemples de ce genre que se forment les propositions certaines et universelles, soit affirmatives, soit négatives ; c’est-à-dire, les propositions dont le sujet sera tel genre de composés, et l’attribut, la nature même en question. En effet, les propositions particulières ne sont rien moins que fixes, lorsque, dans le genre de composé qui en est le sujet, la nature en question n’est que passagère et accidentelle ; c’est-à-dire, tantôt acquise, tantôt perdue, et peut y entrer en quelque manière, et en sortir alternativement. Nous devons même observer à ce sujet, qu’il n’est point de proposition particulière qui ait de plus grandes prérogatives que d’autres, si l’on en excepte le seul cas de migration, dont nous avons parlé dans un des articles précédens. Et néanmoins, ces propositions particulières mêmes, comparées aux propositions universelles, sont d’une grande utilité, comme il sera dit en son lieu. Mais, dans ces propositions universelles, auxquelles nous attachons tant d’importance, ce n’est point une affirmative ou une négative rigoureuse et absolue que nous demandons ; elles rempliroient suffisamment notre objet, dans le cas même où elles souffriroient une seule et même un petit nombre d’exceptions.

Or, l’avantage des exemples de concomitance est de resserrer l’affirmative de la forme. En effet, de même que nous voyons, dans les exemples de migration, l’affirmative de la forme se resserrer à tel point, qu’il faut absolument supposer que la forme de la nature à définir est quelque chose qui est mis ou ôté, produit ou détruit par cet acte de migration ; de même aussi l’affirmative de la forme se resserre tellement dans les exemples de concomitance, qu’on est forcé de supposer que la forme de cette nature en question est quelque chose qui entre toujours dans la composition d’un corps de cette espèce, ou qui en est perpétuellement exclus par une espèce d’antipathie ; en sorte que tout homme qui connoîtroit bien la constitution et la texture de ce corps, ne seroit pas loin de découvrir la forme de la nature proposée.

Soit, par exemple, la nature en question, la chaleur ; alors l’exemple de concomitance sera la flamme. En effet, dans l’eau, dans l’air, dans les pierres, les métaux, et une infinité d’autres corps, la chaleur n’est que passagère et purement accidentelle : mais toute flamme est chaude ; en sorte que la chaleur entre perpétuellement et nécessairement dans la composition de tout corps enflammé. Mais nous ne trouvons point autour de nous d’exemple hostile (d’exclusion), par rapport à la chaleur ; car nos sens me nous apprennent rien de ce qui se passe dans le sein de la terre ; et quant aux corps que nous connoissons, il n’est aucun composé qui ne soit susceptible de chaleur.

Puis, en renversant le problème, supposons que la nature en question soit la consistance ou la solidité, l’exemple hostile (ou d’exclusion), en ce genre, c’est l’air ; car le métal peut être tantôt solide, tantôt fluide ; il en est de même du verre ; et l’eau elle-même peut, par sa congélation, acquérir de la solidité. Mais il est impossible que l’air devienne jamais solide, et se dépouille de sa fluidité[46].

Il nous reste à donner, sur les propositions fixes dont nous venons de parler, deux avertissemens utiles à notre objet actuel : l’un est que, si la proposition universelle, soit affirmative, soit négative, dont on a besoin, manque absolument, il faut avoir soin de remarquer ce déficit même comme une sorte de non-être (de privation totale), et c’est ce que nous avons fait par rapport à la chaleur ; question où l’universelle négative (du moins quant aux êtres qui sont parvenus à notre connaissance) manque absolument dans la nature des choses. De même, soit la nature proposée, l’éternité ou l’incorruptibilité : dans cette question, l’affirmative universelle n’a lieu relativement à aucun des corps qui nous environnent ; car, ni sous les cieux, ni dans les parties supérieures de la terre, il n’est de corps dont on puisse dire qu’il est éternel ou incorruptible. L’autre avertissement est, qu’aux propositions universelles, tant affirmatives que négatives, qu’on forme par rapport à quelque composé, il faut joindre ces autres composés qui paroissent approcher le plus de la totale privation de la nature affirmée dans ces propositions, ou au contraire. Or, telles sont, par rapport à la chaleur, les flammes très foibles et qui brûlent très peu ; et par rapport à l’incorruptibilité, l’or, qui est presque doué de cette qualité. Car ce rapprochement des deux extrêmes, dans chaque genre, indique les limites de la nature entre l’être et le non-être (la possession et la privation) ; et aidant à circonscrire les formes, il empêche qu’en s’étendant excessivement, et s’éloignant des propriétés réelles et positives de la matière, elles n’aillent se perdre dans les abstractions.

XXXIV.

Nous mettrons au douzième rang, parmi les prérogatives des faits, ces exemples mêmes dont nous parlions dans l’aphorisme précédent, auxquels nous donnions le nom d’exemples subjonctifs, et que nous qualifions aussi quelquefois de non plus ultrà, on de limites. Or, les exemples de ce genre ne sont pas seulement utiles en tant qu’on les joint aux propositions fixes, mais ils le sont aussi par eux-mêmes, et en vertu de leur propriété particulière, En effet, ils indiquent très clairement les vraies divisions de la nature, et les mesures des choses ; ils montrent jusqu’à quel point la nature fait ou permet de faire telle ou telle opération ; et marquent ainsi son passage d’un genre ou d’une espèce à l’autre[47]. Tels sont, l’or, par rapport au poids ; le fer, relativement à la dureté ; la baleine, pour la stature des animaux ; le chien, par rapport à la finesse de l’odorat ; l’inflammation de la poudre à canon, pour la promptitude de l’expansion ; et autres natures semblables.

Et il ne faut pas moins présenter dans ces exemples, les qualités qui se trouvent au degré le plus foible, que celles qui sont portées au plus haut degré (pas moins le minimum de chaque genre de qualité, que son maximum), comme l’esprit de vin, pour le minimum de pesanteur spécifique ; la soie, pour celui de la mollesse ; la peau d’un ver très délié, pour celui de la quantité de matière, dans les animaux, etc.[48].

XXXV.

Au treizième rang, nous mettrons les exemples d’alliance ou d’union. Ce sont ceux qui confondent et réunissent les natures qu’on regarde ordinairement comme hétérogènes, et que les divisions reçues supposent telles.

Maïs les exemples d’alliance montrent que les effets qu’on attribue à tel de ces corps réputés hétérogènes, et qu’on regarde comme leur étant propres, appartiennent aussi à ceux qu’on croit d’une espèce différente, afin qu’on soit bien convaincu que cette hétérogénéité n’est point réelle, ou du moins essentielle, et qu’elle n’est autre chose qu’une simple modification d’une nature commune aux sujets qu’on croit si différens. Ces exemples sont d’un grand usage pour élever l’entendement des différences aux genres[49].

Ils dissipent les trompeuses apparences des choses, et font, pour ainsi dire, tomber leur masque ; car, dans les composés où elles sont combinées, elles se présentent comme masquées.

Par exemple, soit la nature en question, la chaleur ; c’est une division fameuse, et en quelque sorte authentique, que celle par laquelle on distingue trois genres de chaleur ; savoir : la chaleur des corps célestes, celle des animaux et celle du feu ; prétendant que ces chaleurs (sur-tout l’une d’entr’elles comparée aux deux autres) sont essentiellement, spécifiquement différentes, et tout-à-fait hétérogènes, attendu que la chaleur des corps célestes et celle des animaux, ont la faculté d’engendrer et de conserver ; au lieu que la chaleur du feu dissout et détruit tout. Ainsi, l’exemple d’alliance sur ce sujet, est cette expérience assez connue. Si l’on introduit une branche de vigne dans quelque partie d’une maison où l’on fasse du feu continuellement, les raisins mûrissent un mois plutôt qu’ils n’auroient fait au dehors. Voilà donc la maturité d’un fruit encore suspendu à l’arbre, avancée par le feu, et qu’on regardoit pourtant comme l’effet propre de l’action du soleil. Ainsi, de cette première indication, l’entendement rejetant toute idée d’hétérogénéité essentielle, s’élève à la recherche des vraies différences qui se trouvent entre la chaleur du soleil et celle du feu, et s’excite à chercher pourquoi leurs effets sont si différens, quoiqu’ils participent d’une nature commune.

Or, ces différences sont an nombre de quatre. La première est que la chaleur du soleil est beaucoup plus douce et plus modérée que celle du feu. La seconde consiste en ce que cette chaleur, telle du moins que l’air nous l’apporte, est beaucoup plus humide. En troisième lieu (ce qui est le point le plus essentiel), la chaleur du soleil est extrêmement inégale ; elle va tantôt s’approchant et augmentant, tantôt s’éloignant et diminuant ; variation qui est une des plus puissantes causes de la génération des corps. Car ce n’est pas sans fondement qu’Aristote prétend que la principale cause de ces générations et de ces corruptions que nous voyons à la surface de la terre, est la route oblique que parcourt le soleil dans le zodiaque ; obliquité qui, en partie par la succession alternative du jour et de la nuit, en partie par celle de l’été et de l’hiver, rend cette chaleur extrêmement inégale. Mais cette remarque si juste, le tranchant personnage ne manque pas de lui ôter aussi-tôt tout son prix. Car se constituant, à son ordinaire, l’arbitre de la nature, il assigne magistralement, pour cause de la génération, l’approche du soleil ; et son éloignement, pour cause de la corruption, quoique l’une et l’autre ; savoir : l’approche du soleil et son éloignement, soient, non pas distinctement, mais presqu’indifféremment, causes, tant des générations que des corruptions ; attendu que l’effet de l’inégalité de la chaleur est tout à la fois la génération et la corruption des composés, et que son égalité n’a d’autre effet que leur conservation (f). Il est une quatrième différence entre la chaleur du soleil et celle du feu, différence très importante ; elle consiste en ce que la chaleur du soleil, croissant et décroissant avec beaucoup de lenteur, insinue ses effets par périodes fort longues ; au lieu que le feu, vu l’impatience humaine, agit brusquement et par intervalles de temps fort courts. Mais s’il se trouvoit un homme bien assidu qui, tempérant d’abord la chaleur du feu, et la ramenant à un degré plus modéré et plus doux (effet qu’il est aisé d’obtenir par plus d’un moyen), sût ensuite y mêler quelque peu d’humidité ; mais qui, sur toutes choses, sût patienter et attendre tout du temps, non pas tout-à-fait d’un temps proportionné à la lenteur des effets du soleil, mais d’un temps du moins beaucoup plus long que celui de la durée de nos opérations à l’aide du feu ; cet homme-là détruiroit pour toujours le préjugé de l’hétérogénéité de ces deux espèces de chaleur ; et il tenteroit, ou il égaleroit, et quelquefois même surpasseroit, à l’aide du feu, les opérations du soleil. Un autre exemple d’alliance, c’est encore cette expérience où l’on ressuscite, par le moyen d’une chaleur douce, des papillons engourdis par le froid, et restés comme morts ; expériences qui prouvent que le feu n’a pas moins la propriété de vivifier les animaux, que celle de mûrir les végétaux. Ajoutez-y la célèbre invention de Fracastorius ; je parle de cette poêle fortement chauffée dont les médecins entourent la tête des apoplectiques désespérés ; poêle, dont la grande chaleur, dilatant manifestement les esprits animaux comprimés par les humeurs qui obstruent le cerveau, et presque éteints, rétablit ainsi leur mouvement (précisément de la même maniére que le feu agit sur l’eau et sur l’air), et qui, en conséquence de ce mouvement, les vivifie et les ranime. On fait aussi quelquefois éclore des œufs à l’aide du feu ; effets tout-à-fait semblables à ceux de la chaleur animale, ainsi qu’une infinité d’autres, d’après lesquels il n’est plus permis de douter que la chaleur du feu ne puisse être modifiée dans certains sujets, de manière à imiter la chaleur des corps célestes et celle des animaux.

De même, supposons que les natures en question soient le mouvement et le repos ; c’est encore une division fameuse et qui semble tirée des profondeurs de la philosophie, que de dire : ou les corps naturels se meuvent circulairement, ou ils se meuvent en ligne droite, ou ils demeurent en repos. Car, ajoute-t-on, entre le mouvement sans terme, le repos dans un terme, et le mouvement vers un terme, il n’est point de milieu. Or, quant à ce mouvement perpétuel de circulation[50], il paroît être propre aux corps célestes ; l’immobilité on le repos semble l’être au globe terrestre, Quant à ces autres corps, dont les uns sont qualifiés de graves, et les autres, de légers, corps qui sont placés hors des lieux propres à ceux de leur espèce, ils se portent en ligne droite vers les masses ou assemblages de leurs congénères ou analogues ; savoir : les corps légers, en haut, vers la circonférence des cieux ; et les corps graves, en bas, vers la terre : toutes distinctions fort belles sans doute, maïs pour le discours.

Un exemple d’alliance qui détruit toutes ces divisions, c’est celui d’une comète fort basse, et qui, bien que située fort au dessous des cieux, ne laisse pas d’avoir un mouvement circulaire. Quant à ce conte d’Aristote, qui suppose que la comète est liée à quelque astre, et forcée de le suivre, il y a long-temps qu’il n’en est plus question ; non pas seulement parce que la raison qu’il en donne n’est nullement probable, mais bien parce que cette hypothèse est manifestement démentie par l’observation qui a démontré l’irrésularité du mouvement des comètes, lesquelles se meuvent dans toutes sortes de directions.

Un autre exemple d’alliance sur le même sujet, c’est le mouvement de l’air qui, entre les tropiques où les cercles du mouvement diurne sont plus grands, paroît circuler lui-même d’orient en occident[51].

On pourroit encore regarder comme un exemple d’alliance, le flux et le reflux de la mer ; si, d’après les observations, l’on trouvoit que les eaux elles-mêmes ont, d’orient en accident, un mouvement circulaire, mais lent et presque insensible, de manière cependant que deux fois par jour il soit répercuté (rétrograde) : si donc l’on trouve que les choses se passent ainsi, il s’ensuit évidemment que ce mouvement de circulation ne se termine pas aux corps célestes, mais qu’il est communiqué à l’air et à l’eau.

On peut dire aussi que cette tendance, en vertu de laquelle on suppose que les corps légers se portent de bas en haut, est quelque peu douteuse ; et on pourroit décider cette question, en prenant pour exemple d’alliance la bulle d’eau. En effet, tant que l’air est sous l’eau, il s’élève rapidement à la surface de ce fluide, en vertu de ce mouvement que Démocrite appelle mouvement de plaie, par lequel l’eau, en se portant vers le bas, frappe l’air et le force à s’élever ; et non pas en vertu d’une tendance naturelle et positive de l’air même à monter[52]. Or, lorsque ce fluide est arrivé à la surface de l’eau ; la cause qui l’empêche quelque temps de s’élever davantage, c’est cette légère résistance qu’il éprouve de la part de l’eau, qui d’abord ne se laisse pas aisément diviser ; en sorte qu’il n’est rien de plus foible que cette tendance de l’air à s’élever.

Supposons encore que la nature en question soit la pesanteur : suivant la division reçue, les corps denses et solides se portent vers le centre de la terre ; les corps rares et ténues, vers la circonférence des cieux ; les uns et les autres tendent aux lieux qui leur sont propres. Or, quant à la supposition de ces lieux, toute accréditée qu’elle est dans les écoles, je dis que c’est une idée tout-à-fait inepte et puérile, que de supposer ainsi que le lieu puisse quelque chose. En effet, les philosophes semblent plaisanter, lorsqu’ils disent que si l’on perçoit la terre, dès que les corps graves seroient arrivés au centre, ils s’y arrêteroient. C’est attribuer bien de la vertu et du pouvoir à un point mathématique, à un pur néant, que de le supposer capable de faire telle chose, et d’attirer telle autre[53]. Disons plutôt que la seule chose qui puise agir sur un corps, c’est un autre corps. Mais cette tendance à se porter vers le haut ou vers le bas, dépend soit de la texture du corps qui se meut, soit de sa sympathie ou de ses corrélations avec un autre corps. Et si l’on trouve quelque corps dense et solide qui, malgré cette densité et cette solidité, ne se porte point vers le centre de la terre, c’est fait alors de cette belle division. Or, si l’on adopte le sentiment de Gilbert[54], qui prétend que cette force magnétique, par laquelle la terre attire les graves, ne s’étend pas au-delà de sa sphère d’activité (car toute vertu, toute force, n’agit que jusqu’à une certaine distance), et que cette hypothèse, on puisse la vérifier par quelque fait, ce fait sera un exemple d’alliance sur ce sujet. Cependant il ne se présente à mon esprit, pour le moment, aucun fait certain et probant sur cette question. Ce qui paroît en approcher le plus, ce sont ces trombes que l’on voit quelquefois dans la mer atlantique[55], près des Indes occidentales. Car la force et la masse des eaux que ces trombes répandent tout-à-coup, sont si grandes, qu’on doit croire que cet amas d’eau s’étoit fait auparavant, qu’il étoit demeuré suspendu à cette hauteur, et qu’ensuite il a été plutôt jeté, poussé hors de là par quelque cause violente, qu’il n’en est tombé en vertu de sa seule pesanteur naturelle. En sorte qu’on peut conjecturer qu’un corps d’une grande masse, fort dense et fort compact, qui seroit placé à quelque distance de la terre, y demeureroit suspendu, comme la terre elle-même, et n’en tomberoit pas, à moins qu’il n’en fût chassé par quelque cause extérieure (g) ; mais c’est un point sur lequel nous ne pouvons rien assurer, Quoi qu’il on sait, par ce genre d’observations et par beaucoup d’autres que nous citons, il est aisé de voir combien notre histoire naturelle est pauvre, puisqu’au lieu de faits certains, nous sommes réduits à alléguer des faits si douteux, de pures suppositions.

Soit enfin la nature en question, les mouvemens ou les opérations de l’esprit, on croit avoir fait une division bien exacte lorsqu’on les a divisées en raison humaine, et instinct des brutes. Cependant il est telles actions qu’on voit faire à ces brutes, et qui porteroient à penser qu’elles sont capables aussi de faire des espèces de syllogimes ; sur-tout si l’on en veut croire ce qu’on rapporte de certain corbeau (h) qui, durant une grande sécheresse, étant presque mort de soif, aperçut de l’eau dans le creux d’un tronc d’arbre, et n’y pouvant entrer, parce que l’ouverture étoit trop étroite, ne cessa d’y jeter de petits cailloux jusqu’à ce que le niveau de l’eau s’élevât assez haut pour qu’il pût boire à son aise ; et ce fait a depuis passé en proverbe.

Soit enfin la nature en question, la visibilité ; on croit faire une excellente division, en disant que la seule lumière est douée d’une visibilité originelle[56] ; qu’elle est le principe de toute vision ; que la couleur n’a qu’une visibilité secondaire, et que, sans la lumière, elle ne seroit pas vue ; en sorte qu’elle semble n’être qu’une image, qu’une modification de la lumière. Cependant on trouve aussi-tôt deux exemples d’alliance qui ruinent les deux parties de cette division ; savoir : la neige vue en grande quantité, et la flamme du soufre. Car, dans la première, on voit une couleur tirant déjà sur la lumière[57] ; et dans la seconde, une lumière tirant déjà sur la couleur.

XXXVI.

Nous mettrons au quatorzième rang, parmi les prérogatives des faits, les exemples de la croix, que nous qualifions ainsi, en empruntant le nom de ces croix qu’on élève à l’entrée des chemins fourchus, et qui indiquent les lieux où conduisent les deux routes. Nous les nommons aussi exemples décisifs, ou de jugemens définitifs ; et, dans certains cas, exemples de l’oracle ou du commandement, Voici leur méchanisme et leur destination. Lorsque, dans la recherche de la forme de quelque nature, l’entendement est comme en équilibre et tellement en suspens, qu’il ne sait laquelle de deux natures il doit regarder comme la véritable cause (formelle) de la nature en question ; incertitude où le jettent le grand nombre de natures qui se trouvent souvent réunies et concourantes dans un même sujet, les exemples de la croix montrent le lien étroit et indissoluble qui unit l’une de ces natures avec la nature en question, en faisant voir que l’autre n’y tient qu’accidentellement. Dès-lors la question est terminée, et l’on peut admettre comme cause la première de ces deux natures, en rejetant tout-à-fait l’autre. Ainsi, les exemples de cette espèce répandent un grand jour sur une recherche ; ils sont, pour ainsi dire, d’une grande autorité, et d’un tel effet, que la carrière de l’interprétation s’y termine quelquefois, et qu’alors ils mènent jusqu’au bout. De temps à autre on aperçoit de tels exemples parmi ceux qu’on connoissoit déjà, et qu’on avoit envisagés d’une autre manière. Mais le plus souvent ils sont entiérement nouveaux ; on ne les rencontre qu’après les avoir cherchés, et ce n’est pas sans peine qu’on les trouve (i).

Supposons, par exemple, que la nature en question soit le flux et reflux de la mer ; double phénomène qui a lieu deux fois par jour ; savoir : chaque fois, six heures pour le flux, et six heures pour le reflux [58] ; en négligeant une petite variation qui coïncide avec le cours de la lune [59]. Or, voici la bifurcation qu’on trouve sur ce sujet.

Ce double phénomène a nécessairement pour cause ou le mouvement progressif et rétrograde des eaux (à peu près comme il arrive à l’eau qu’on agite dans un bassin, et qui, en baignant un côté, abandonne l’autre), ou le soulèvement des eaux de l’océan au dessus de leur niveau, ces eaux retombant ensuite à ce niveau on au dessous, comme on l’observe dans une eau bouillante qui s’élève et retombe alternativement. Mais à laquelle de ces deux causes doit-on attribuer le flux et le reflux ? voilà ce qu’il s’agit de savoir. Si l’on s’en tient à la première supposition, il est clair que le flux ne peut avoir lieu sur certaines côtes, sans que le reflux ait lieu en même temps sur d’autres rivages. Ainsi, c’est-là précisément le point de la question. Or, Acosta et quelques autres se sont assurés, par des observations très exactes, que le flux a lieu sur les côtes de la Floride, dans le même temps que sur les côtes d’Espagne et d’Afrique, rivage opposé au premier ; au lieu qu’il faudroit, pour appuyer la première assertion, que, dans le même temps qu’il y a flux aux côtes de la Floride, il y eût reflux aux côtes d’Espagne et d’Afrique. Cependant, si l’on y fait bien attention, cela même ne suffit pas pour établir l’hypothèse du soulèvement des eaux, et ruiner celle de leur mouvement progressif ; car il se pourrait que le mouvement des eaux fût progressif, et que néanmoins ces eaux, dans le même bassin, inondassent les deux rivages en même temps : or, c’est ce qui arriveroit en effet, si elles venaient d’ailleurs ; je veux dire, si d’un autre bassin elles se portoient dans celui dont nous parlons ; à peu près comme dans les fleuves qui ont le flux et le reflux sur les deux rives en même temps, quoique le mouvement des eaux y soit visiblement progressif, attendu que du bassin de la mer voisine, elles se portent dans le lit de ces fleuves, par leur embouchure, Il se pourroit donc aussi que les eaux venant en grande quantité de la mer des Indes, fussent déterminées, poussées dans le bassin de la mer atlantique, et qu’en vertu de cette cause, elles inondassent en même temps ses deux rivages. Reste donc à chercher un autre bassin où les eaux puissent décroître, et où le reflux puisse avoir lieu dans le même temps. Or, nous trouvons aussi-tôt la mer australe (la mer du Sud ou la mer pacifique), qui suffit pour vérifier cette supposition ; mer qui ne le cède point à la mer atlantique, et qui est même beaucoup plus étendue, beaucoup plus vaste.

Nous voilà donc enfin arrivés à un exemple de la croix sur ce sujet (l) ; le voici. Si, par des observations exactes, on peut s’assurer qu’en même temps qu’il y a flux dans la mer atlantique, sur les deux rivages opposés (savoir : ceux de la Floride et de l’Espagne), il y a reflux à la côte du Pérou et sur toute cette partie des côtes de la Chine qui borde la mer du Sud, alors, sans contredit, en vertu de cet exemple décisif, il faut rejeter tout-à-fait cette supposition, que le flux et le reflux de la mer ont pour cause le mouvement progressif. Car il ne reste plus d’autre mer, d’autre bassin, où le mouvement rétrograde, le reflux, puisse avoir lieu dans le même temps. Or, c’est ce dont il seroit aisé de s’assurer, en s’informant des habitans de Panama et de ceux de Lima, contrée où les deux mers ; savoir : la mer atlantique et la mer du Sud, ne sont séparées que par un isthme fort étroit ; en s’informant, dis-je, si le flux et le reflux ont lieu dans le même temps sur les deux rivages opposés de cet isthme, ou si c’est le contraire qui a lieu. Mais cette décision, au fond, n’est certaine qu’en supposant que la terre soit immobile, Si, au contraire, il est vrai que la terre tourne, il se peut que les eaux, ne tournant pas avec la même vitesse que le globe, il résulte de cette inégalité de vitesse, une accumulation, un entassement des eaux, qui forment un flux ; et qu’ensuite ces eaux, au moment où elles ne peuvent plus s’accumuler ainsi, venant à retomber, forment le reflux[60]. Mais ce point mérite une recherche à part. Cependant, en admettant cette supposition même, tojours est-il vrai que, dans le temps où le flux a lieu dans certaines parties du globe, le reflux a nécessairement lieu dans d’autres parties.

De même, supposons que la nature en question soit le dernier de ces deux mouvemens dont nous venons de parler ; je veux dire, ce mouvement par lequel les eaux s’éléveroient et retomberoient alternativement ; en supposant qu’après un suffisant examen, nous fussions obligés de rejeter l’hypothèse du mouvement progressif, alors nous aurons, par rapport à cette nature, une trifurcation. Car il est de toute nécessité que ce mouvement, par lequel, dans les flux et reflux, les eaux s’élèvent pour retomber ensuite sans aucune addition de nouvelles eaux, qui viennent s’y joindre latéralement, soit opéré par un des trois moyens suivans : ou que cette grande masse d’eau sorte des entrailles de la terre, et y rentre alternativement ; ou que ces eaux, leur masse, leur quantité demeurant absolument la même, se dilatent et se raréfient de manière à occuper un plus grand espace, et à augmenter sensiblement de volume, et qu’ensuite elles se contractent proportionnellement ; ou enfin, que ces eaux, sans aucune augmentation dans leur quantité ou leur volume, soient attirées en dessus par quelque force magnétique, et, en quelque manière, appelées par consentement (corrélation ou affinité), et qu’elles retombent ensuite à leur premier niveau. Ainsi, abandonnant les deux premières suppositions, tenons-nous-en, si l’on veut bien, à cette dernière, et voyons si ce soulevement, par consentement ou par une force magnétique, a quelque chose de réel. Or, en premier lieu, il est évident que ces eaux, contenues dans le bassin de la mer, ne peuvent s’élever ainsi toutes ensembles ; autrement il ne resteroit plus rien pour les remplacer au fond de ce bassin ; en sorte que, s’il existoit en effet dans les eaux une tendance à s’élever ainsi, elle seroit balancée, vaincue même par cette autre force qui tend à maintenir la continuité de toutes choses ; ou, pour employer une expression reçue, par l’horreur du vuide. Reste donc à supposer que les eaux s’élevant d’un côté, elles décroissent par cela même, et s’abaissent, de l’autre. Il s’ensuit de plus que cette force magnétique ne pouvant agir également sur la totalité de ces eaux, c’est sur leur milieu qu’elle doit agir avec le plus de force, et par conséquent c’est vers le milieu du bassin que les eaux de la mer doivent le plus s’élever ; effet qui ne peut avoir lieu sans qu’elles abandonnent les côtes, et laissent les rivages à découvert.

Nous sommes donc enfin arrivés à un exemple de la croix sur ce sujet ; le voici. Si, d’après d’exactes observations, l’on trouve que, dans les reflux, la surface de la mer est plus arquée (plus convexe) et plus arrondie, les eaux s’élevant au milieu du bassin, et abandonnant les côtes, c’est-à-dire les rivages ; et qu’au contraire, dans les flux, cette surface est plus unie, plus de niveau, les eaux revenant à leur première position ; alors, sans contredit, en vertu de cet exemple décisif, on peut admettre l’hypothèse du soulevement de ces eaux par une force magnétique ; sinon il faut la rejeter entièrement. Or, c’est ce dont il est facile de s’assurer, dans les détroits, par le moyen de la sonde[61]. Il faut donc voir si, dans les reflux, la mer est plus haute vers son milieu, que dans les flux. Or, il est bon d’observer en passant, que, si cette dernière supposition est fondée, il se trouve aussi (par une disposition toute contraire à ce qu’on croit communément), que les eaux s’élevant durant le reflux, et s’abaissant durant le flux, c’est en vertu de cet abaissement même, qu’alors elles couvrent et inondent les rivages.

De même, soit la nature en question le mouvement de rotation spontanée, et supposons qu’il s’agisse de savoir au juste si ce mouvement diurne par lequel le soleil et les étoiles nous paroissent se lever et se coucher, est un mouvement de circulation réel dans les corps célestes, ou si, n’étant qu’apparent dans ces corps, il est réel dans le globe terrestre. Nous pourrons, sur ce sujet, avoir cet exemple de la croix. Si, ayant découvert dans l’océan quelque mouvement d’orient en occident, même très lent et très foible, on trouve que ce mouvement ait plus de vitesse dans le corps de l’air, sur-tout entre les tropiques, où les cercles étant plus grands, il doit être plus sensible ; s’il se trouve aussi que, dans les comètes, ce mouvement soit déjà vif et d’une certaine force ; si encore l’on trouve que, dans les planètes, ce même mouvement soit tellement disposé et gradué, que sa vitesse croisse en raison directe de leur éloignement de la terre, et en raison inverse de leur proximité ; si enfin, dans le ciel étoilé, il a la plus grande vitesse possible, alors, sans contredit, il faudra regarder le mouvement diurne comme réel dans les cieux, et renoncer pour toujours à l’hypothèse du mouvement réel de la terre. Car alors il sera évident que le mouvement d’orient en occident est tout-à-fait cosmique, c’est-à-dire, commun à toutes les parties de l’univers ; que, dans les sommités (les parties les plus élevées des cieux), il est infiniment rapide, et qu’ensuite décroissant par degrés, il vient, en quelque manière, s’éteindre et mourir dans l’immobile, c’est-à-dire, dans le globe terrestre.

De même encore, soit la nature en question, cet autre mouvement de circulation, dont les astronomes sont si occupés ; mouvement qui, étant d’orient en occident, est par conséquent contraire, rénitent (résistant, réfractaire) au mouvement diurne, que les anciens astronomes croyoient réel dans les planètes mêmes et le ciel étoilé ; mais que Copernic et ses sectateurs attribuent encore à la terre. Qu’on se demande enfin si, dans la nature entière, l’on trouve quelqu’autre mouvement de cette espèce, ou si plutôt ce n’est pas une pure fiction, une hypothèse gratuite et imaginée seulement pour abréger et faciliter les calculs ; sans compter la sublime idée de faire décrire à tous les corps célestes des cercles parfaits. Car on ne prouve point du tout la vérité, la réalité de ce mouvement, soit en objectant ce retard qui fait que chaque jour une planète ne répond pas précisément au même point du ciel que la veille, soit en alléguant que les pôles du zodiaque sont différens de ceux du monde ; deux observations qui ont donné lieu à la supposition de ce mouvement chimérique. Quant au premier phénomène, on en rend aisément raison, en supposant que le premier mobile tournant plus vite que la planète, la laisse chaque jour un peu en arrière ; et quant au second, on l’explique clairement par les lignes spirales[62] ; en sorte que la variation du retour des planètes[63], et leur déclinaison vers les tropiques, pourroient bien être plutôt de simples modifications du mouvement diurne et unique, que des mouvemens rénitens, ou autour de pôles différens (de ceux de l’équateur). Ce qui est hors de doute, c’est que si l’on sait se faire peuple un instant, en revenant aux idées les plus naturelles, et en oubliant toutes ces hypothèses des astronomes et des scholastiques, tous gens à qui il n’est que trop ordinaire de donner un démenti aux sens, et d’aimer l’obscurité, on conviendra qu’à en juger par des sens, ce mouvement est tel que nous le disons ; ce qui est d’autant moins difficile à croire, que nous-mêmes, il y a quelques années, à l’aide de certains fils de fer, et d’un méchanisme assez simple, nous vînmes à bout de représenter ce mouvement tel qu’il est[64].

Mais voici quel exemple de la croix l’on pourroit trouver sur ce sujet : si on lit dans quelque histoire digne de foi, qu’il a paru telle comète dont le révolution n’étoit pas manifestement d’accord avec le mouvement diurne, (pas même d’un accord mêlé de beaucoup de variations et d’irrégularités), mais qui tournoit en sens contraire ; alors sans doute il faudra bien se résoudre à croire qu’il peut exister un tel mouvement dans la nature. Mais si l’on ne découvre rien de semblable, il faut tenir pour suspecte l’hypothèse de ce mouvement ; et pour terminer la question, recourir à d’autres exemples de la croix.

De même, soit la nature en question, la pesanteur ou la gravité ; il se présente d’abord deux suppositions à faire sur cette nature. Car on est forcé de supposer de ces deux choses l’une : ou que les corps graves et pesans tendent naturellement vers le centre de la terre, en vertu de leur texture ou constitution ; ou qu’ils sont attirés, entraînés par la masse corporelle du globe terrestre[65], qui est comme l’assemblée, le rendez-vous de leurs analogues ou congénères, et qu’ils se portent vers elle en vertu de cette analogie ou affinité. Que si la dernière cause est la véritable, il s’ensuit que la force et la vitesse avec laquelle les graves se portent vers la terre, est en raison inverse de leur distance à cette planète, ou, ce qui est la même chose, en raison directe de leur proximité, ce qui est précisément la loi de l’attraction magnétique[66] ; proportion toutefois qui n’a lieu que jusqu’à une certaine distance. En sorte que si des corps se trouvoient placés à une telle distance de notre globe, que sa force attractive cessât d’agir sur eux, ils demeureroient suspendus comme la terre elle-même, et cesseroient de tomber vers elle.

Nous aurons donc, sur ce sujet, cet exemple de la croix. Prenez deux horloges, dont l’une ait pour moteur un poids de plomb par exemple, et l’autre un ressort. Ayez soin de les éprouver et de les régler de manière que l’une n’aille pas plus vite que l’autre. Placez ensuite l’horloge à poids sur le faîte de quelqu’édifice fort élevé, et laissez l’autre en bas. Puis observez exactement si l’horloge placée en haut ne marche pas plus lentement qu’à son ordinaire ; ce qui annonceroit que la force du poids est diminuée[67]. Tentez la même expérience dans les mines les plus profondes, afin de savoir si une horloge de cette espèce n’y marche pas plus vite qu’à l’ordinaire, par l’augmentation de la force du poids qui lui sert de moteur. Cela posé, si l’on trouve que cette force diminue sur les lieux élevés, et augmente dans les souterreins, il faudra regarder comme la véritable cause de la pesanteur, l’attraction exercée par la masse corporelle de la terre[68].

De même, soit la nature donnée, la polarité[69] d’une aiguille de fer aimanté ; il se présente aussi sur cette nature deux suppositions à faire. Car il faut de deux choses l’une : ou que l’aimant avec lequel on touche le fer, lui communique par soi-même la polarité, où qu’il excite et dispose seulement ce métal à recevoir cette propriété[70], et qu’ensuite le mouvement même d’où résulte la polarité, lui est communiqué par la présence de la terre, comme le pense Gilbert, qui accumule les preuves pour établir cette assertions car c’est proprement à ce but que tendent toutes les recherches qu’il a faites sur ce sujet avec tant de sagacité et de dextérité. Selon lui, une cheville de fer qui est restée fort long-temps dans la direction du nord au sud, contracte insensiblement la polarité, sans avoir été touchée par l’aimant. Ce qui porteroit à penser que la terre elle-même, qui, à cause de sa distance, n’a qu’une action très foible sur ce fer (car il prétend que la surface, la croûte extérieure du globe, est destituée de tonte vertu magnétique) ; que la terre, dis-je, suppléant au défaut du contact de l’aimant, par la longue durée et la continuité de son action, excite d’abord le fer, et après l’avoir excité, lui donne la conformation requise, et la direction, qui n’en est qu’une conséquence. Il prétend de plus que, si après avoir chauffé, jusqu’à l’incandescence, une verge de fer, on la place dans la direction du nord au sud, au moment même où on l’éteint, elle contracte aussi la polarité, sans qu’on l’ait aimantée. Il semble que, dans cette expérience, les parties du fer, d’abord mises en mouvement par l’ignition, puis venant à se resserrer tout-à-coup, dans l’instant même de l’extinction, deviennent ainsi plus susceptibles de cette vertu qui émane de la terre, et, en quelque manière, plus sensibles à son action, que dans toute autre disposition ; en un mot, qu’elles sont comme éveillées par cette opération. Mais toutes ces observations, quoique bien faites, ne sont rien moins que suffisantes pour établir son sentiment sur ce point.

Voici quel exemple de la croix l’on pourroit se procurer sur ce même sujet. Prenez une petite sphère d’aimant, que vous pourrez regarder comme représentant en petit le globe terrestre, et marquez ses pôles pour les reconnoître. Placez les pôles de ce petit globe dans la direction de l’est à l’ouest, et fixez-le dans cette situation ; mettez ensuite sur ce globe une aiguille de fer non aimantée, et laissez les choses en place pendant six ou sept jours. Cela posé, l’aiguille (et il n’y a aucun doute sur ce point), tant qu’elle demeurera sur le petit globe, abandonnant les pôles du monde, tournera ses extrémités vers les pôles de cet aimant ; c’est-à-dire, qu’elle restera dans la direction de l’est à l’ouest. Si ensuite l’on observe que cette aiguille, ayant été ôtée de dessus l’aimant, et replacée sur son pivot, se tourne aussi-tôt vers le nord et le sud, ou à peu près, il faudra regarder comme la véritable cause de la polarité, la présence de la terre. Mais si elle se tourne, comme auparavant, vers l’est et l’ouest, ou perd sa polarité, il faudra tenir pour suspecte cette supposition, et faire de nouvelles recherches sur ce sujet.

De même encore soit la nature en question, la substance corporelle de la lune[71] ; et supposons qu’il s’agisse de savoir si la lune est une substance ténue et analogue à celle de la flamme ou de l’air[72], comme l’ont pensé un assez grand nombre de philosophes anciens ; ou si c’est un corps dense et solide, comme le pensent Gilbert et plusieurs modernes, d’accord sur ce point avec quelques anciens[73]. La principale raison sur laquelle est fondé ce dernier sentiment, c’est que la lune réfléchit les rayons du soleil, et que les corps solides semblent être les seuls qui puissent réfléchir les rayons lumineux. Nous aurons donc ici pour exemple de la croix (si toutefois il peut y en avoir de tels sur ce sujet), les faits qui démontrent qu’un corps ténu, tel que la flamme, peut réfléchir les rayons lumineux, pourvu qu’il soit d’une épaisseur suffisante. Il est hors de doute que les rayons du soleil, réfléchis par la partie la plus élevée de l’athmosphère, sont la véritable cause du crépuscule. De plus, nous voyons que, sur le soir, les rayons solaires, réfléchis par le bord des nuages épais, ont plus d’éclat et de splendeur que ceux mêmes qui sont réfléchis par le corps de la lune ; et cependant il n’est pas certain que ces nuages aient acquis une densité égale à celle de l’eau[74]. Nous voyons encore que, durant la nuit, l’air obscur qui est derrière une fenêtre, réfléchit la lumière d’une bougie, tout aussi-bien que le pourroit faire un corps dense. Mais une autre expérience qu’il faudroit tenter, ce seroit de faire passer un rayon solaire par un trou pratiqué à un volet fermé, et de le faire tomber sur quelque flamme roussâtre ou bleuâtre. On sait que les rayons solaires, tombant sur des flammes un peu foibles, semblent les amortir et les éteindre, à tel point qu’elles ont plutôt l’air de fumées blanches que de vraies flammes. Voilà, en fait d’observations propres pour servir d’exemples de la croix sur cette question, ce qui, pour le moment, se présente à notre esprit ; et nous ne doutons nullement qu’on ne puisse en trouver de meilleurs. Quoi qu’il en soit, on ne doit pas s’attendre à voir une flamme réfléchir les rayons lumineux, à moins qu’elle ne soit d’une certaine épaisseur, sans quoi elle seroit demi-transparente. Ainsi, l’on doit tenir pour certain que tout corps d’une texture régulière et uniforme, ou réfléchit les rayons lumineux, ou les reçoit dans son intérieur, et les transmet.

Soit encore la nature en question, le mouvement des armes de trait, et en général, des corps lancés dans l’air[75] ; tels que dards, flèches, balles de mousquet, boulets de canon, etc. Ce mouvement, l’école, à son ordinaire, l’explique d’une manière tout-à-fait superficielle et ridicule ; sitôt que, par la dénomination de mouvement violent, elle a pu le distinguer de cet autre mouvement qu’elle qualifie de naturel, et que, pour rendre raison de la première percussion ou impulsion, elle a su le ramener à cet axiome : deux corps ne peuvent exister en même temps dans le même lieu ; autrement leurs dimensions se pénétreroient réciproquement ; dès qu’elle a ainsi parlé, tout est dit ; la voilà contente de son explication et d’elle-même ; elle ne s’embarrasse plus du progrès continu de ce mouvement. Il est pourtant deux suppositions à faire sur ce sujet : ou ce mouvement, peut-on dire, a pour cause l’air déférent (qui sert de véhicule), et qui se ramasse derrière le corps lancé, à peu près comme le fait l’eau d’un fleuve à l’égard d’un bateau, et le vent à l’égard des pailles et autres corps légers : ou l’on peut dire que les parties du corps pressé ou choqué, ne pouvant soutenir l’impression du corps pressant ou choquant, se portent en avant pour s’en délivrer. Le premier de ces deux sentimens est celui de Fracastorius, et de tous ceux qui ont porté dans cette recherche un peu de pénétration et de sagacité. Nul doute que l’air ne joue ici quelque rôle ; mais l’autre mouvement nous paroît avoir plus d’influence et de réalité, comme le prouvent une infinité d’expériences. Entr’autres faits relatifs à cette question, en voici un qui suffit pour la décider. Si, tenant entre le pouce et l’index, une lame ou un fil de fer un peu roide et élastique, ou même un simple tuyau de plume divisé par la moitié (longitudinalement), on l’abandonne à lui-même, il saute et s’élance loin de la main. Or, il est clair que, dans cette expérience, on ne peut attribuer le mouvement à l’air qui se ramasse derrière le corps lancé, attendu que le principe de ce mouvement est au milieu de la lame ou de la plume, et non à ses extrémités.

De même encore, soit la nature en question cette soudaine et puissante expansion qui a lieu dans la poudre à canon lorsqu’elle prend feu ; force expansive qui la met en état de renverser les plus épaisses fortifications, et de lancer au loin des corps d’un si grand poids ; comme on en voit des exemples dans les effets prodigieux des grandes mines et des grosses pièces d’artillerie. Voici la double supposition qui se présente sur ce sujet. Ce mouvement a pour cause ou la simple tendance du corps en question à se dilater après son inflammation, ou bien la tendance mixte[76] de l’esprit crud[77], lequel fuit avec rapidité le feu[78] dont il est environné, et s’en échappe comme d’une prison. Or, l’école, ainsi que l’opinion commune, s’en tiennent à la première de ces deux tendances. Car il est tel écrivain qui s’imagine raisonner très philosophiquement sur ce sujet, en disant que la flamme, en conséquence de la forme même d’un élément de sa nature, est douée d’une certaine nécessité qui la force à occuper un espace plus grand que celui qu’occupoit la substance inflammable, lorsqu’elle étoit sous la forme de poudre à canon, et que c’est-là justement la raison de ce mouvement d’expansion[79]. Mais, en raisonnant ainsi, ils ne s’aperçoivent pas qu’à une première supposition assez gratuite, ils en ajoutent une seconde ; savoir, que la flamme est déjà engendrée, Ainsi, quand on leur accorderoit la première, ils n’en seroient pas plus avancés, puisque ces grandes masses dont nous parlions, pourroient encore, par une forte compression, empêcher totalement la génération même de la flamme. En sorte que cette nécessité qu’ils supposent, n’est rien moins que suffisante pour rendre raison de l’expansion à expliquer. En effet, qu’il y ait ici nécessairement expansion, et que de cette expansion s’ensuive la projection ou le renversement du corps qui fait obstacle, c’est avec raison qu’ils le pensent. Mais cette nécessité, on l’évite, on l’ôte tout-à-fait, à l’aide de cette masse solide qui, en comprimant la substance inflammable, empêche la génération de la flamme. Et nous voyons que cette flamme, dans le premier instant où elle se forme, est foible et peu active : qu’elle a besoin d’une cavité où elle puisse, pour ainsi dire, s’essayer et jouer librement[80]. Ainsi, la cause qu’ils assignent est tout-à-fait insuffisante pour expliquer un mouvement si violent. Mais la vérité est que la génération des flammes flatueuses de ce genre, de ces espèces de vents ignées, a pour cause le conflit, la lutte de deux substances de natures diamétralement opposées ; savoir : le soufre, substance éminemment inflammable, et l’esprit crud renfermé dans le nitre ; substance aériforme, qui à une sorte d’antipathie ou d’horreur pour la flamme ; en sorte qu’il se livre là un combat terrible, le soufre s’enflammant autant qu’il le peut (car la troisième substance ; savoir : le charbon, n’a ici d’autre fonction que celle d’incorporer et de bien lier ensemble les deux autres) ; tandis que l’esprit de nitre, lequel s’échappe autant qu’il le peut, se débande avec la plus grande force (propriété commune à l’air, à l’eau, et à toutes les substances crues, lorsqu’elles sont dilatées par la chaleur) ; et, dans l’instant même de cette fuite, de cette éruption, les parties de l’esprit soufflant, pour ainsi dire, en tous sens la flamme du soufre, comme feroient des milliers de petits soufflets cachés dans l’intérieur de cette substance qui prend feu.

On pourroit trouver sur ce sujet deux espèces d’exemples décisifs : les uns, tirés des substances les plus inflammables, telles que le soufre, le camphre, la naphte et autres semblables, en y joignant leurs combinaisons ; toutes substances qui s’enflamment plus promptement et plus aisément que la poudre à canon ; ce qui montre assez que cette inflammabilité ne peut, par elle-même, produire de si puissans effets : les autres, tirés des substances qui ont de l’antipathie avec la flamme, et qui la repoussent, tels que sont tous les sels. En effet, nous voyons que, si on les jette sur le feu, ils s’en échappent avec bruit, plutôt que de s’enflammer ; décrépitation qu’on observe aussi dans les feuilles qui ont un peu de consistance et de roideur, les parties aqueuses s’en échappant avec violence, avant que les parties huileuses s’enflamment, Mais la substance où ce phénomène est le plus marqué, c’est le mercure ; et ce n’est pas sans fondement qu’on le qualifie d’eau minérale ; car, sans inflammation, et par le simple effet de son éruption et de son expansion, il déploie son action avec presqu’autant de violence que la poudre à canon. On dit même que, mêlé avec la poudre, il en augmente beaucoup la force.

De même, supposons que le sujet en question soit la nature transitive de la flamme, et son extinction de moment en moment. On ne voit pas que la nature de toutes ces flammes que nous connoissons, ait rien de fixe et de constant ; mais il paroît qu’elles s’allument et s’éteignent presqu’à chaque instant. Car il est clair que, dans celles de ces flammes qui sont de quelque durée, ce n’est pas la même flamme individuelle qui subsiste ainsi, mais une succession de flammes toujours nouvelles qui s’engendrent à mesure que les autres s’éteignent. C’est sur quoi il ne restera aucun doute, pour peu que l’on considère que si l’on ôte à la flamme son aliment, elle périt aussitôt. Or, voici la double supposition qui se présente sur ce sujet. Cette nature instantanée de la flamme vient de ce que la cause qui l’a d’abord produite, s’affoiblit, comme dans la lumière, les sons et les mouvemens ordinairement qualifiés de violens ; ou il faut dire que près de nous la flamme pourroit, sans aliment, subsister dans sa nature, si les natures contraires qui l’environnent, ne lui faisoient une sorte de violence, et ne la détruisoient.

Ainsi, le fait suivant nous fournit un exemple de la croix sur ce sujet. Nous voyons que, dans les grands incendies, les flammes s’élèvent extrêmement haut ; la hauteur du sommet de la flamme étant toujours proportionnée à la largeur de sa base, Aussi voyons-nous que l’extinction commence toujours par les côtés, parties où la flamme est comprimée, et en quelque manière violentée par l’air ; au lieu que les portions centrales de cette flamme, qui ne sont pas en contact avec l’air, mais environnées en tous sens des parties latérales, demeurent les mêmes individuellement, et ne s’éteignent point jusqu’à ce que l’air ambiant, dont la pression rétrécit la flamme de plus en plus à mesure qu’elle s’élève, la réduise enfin à rien. Voilà pourquoi toute flamme a la forme d’une pyramide, dont la base, située autour de son aliment, est plus large, mais dont le sommet, qui est en contact avec l’air (substance ennemie), et qui de plus manque d’aliment, est plus aigu.

Au contraire, la fumée est plus étroite à sa base ; elle s’élargit à mesure qu’elle s’élève, et prend ainsi la forme d’une pyramide renversée. L’air livre aisément passage à la fumée, au lieu qu’il comprime la flamme ; car il ne faut pas s’imaginer, avec certains rêveurs, que la flamme ne soit qu’un air enflammé ; ces deux substances étant tout-à-fait hétérogènes.

On aurait un exemple de la croix plus exact et mieux approprié à la question, si, à l’aide de deux flammes de couleurs différentes, on pouvoit réaliser cette conjecture aux yeux de l’observateur. Prenez un petit seau de métal ; fixez sur le fond de ce vaisseau une petite bougie allumée. Mettez le seau dans une cuvette, où vous verserez de l’esprit de vin en telle quantité que cette liqueur ne s’élève pas jusqu’au bord du seau ; puis allumez l’esprit de vin. Cette liqueur donnera une flamme bleue, et la mèche de la bougie, une flamme jaune. Ainsi voyez si la flamme de l’esprit de vin (qu’il sera aisé de distinguer à cause de la différence des deux couleurs) est toujours pyramidale, ou si plutôt elle n’affecte pas une figure sphérique ; vu qu’ici elle ne trouve plus rien qui la comprime et la détruise. Si elle prend en effet cette dernière figure, on peut en inférer avec certitude, que la flamme demeure la même individuellement, tant qu’elle est environnée d’une autre flamme, et que l’air, son ennemi, ne peut lui faire violence. Voilà ce que nous avions à dire sur les exemples de la croix ; nous nous sommes fort étendus sur ce sujet, afin qu’on s’accoutume peu à peu à juger de la nature d’après des exemples de cette espèce, ou des expériences lumineuses, et non d’après de purs raisonnemens et de simples probabilités.

XXXVII.

Nous placerons au quinzième rang, parmi les prérogatives des faits, les exemples de divorce, qui indiquent la séparabilité[81] de certaines natures qu’on trouve le plus souvent réunies ; ils diffèrent de ceux qu’on joint aux exemples de concomitance, en ce que ces derniers prouvent la séparabilité de telle nature d’avec tel composé, auquel elle semble être familière ; au lieu que ceux dont il s’agit, montrent la séparabilité de telle nature d’avec telle autre nature. Ils diffèrent aussi des exemples de la croix, en ce qu’ils ne sont point décisifs, et qu’ils avertissent seulement que telle nature peut être séparée d’avec telle autre. Leur destination est de déceler les fausses formes, de détruire les conjectures hazardées sur ce sujet, et de dissiper les illusions que font naître les choses trop familières ; ils sont comme le lest de l’entendement.

Par exemple, soient les natures en question, ces quatre natures que Télèse veut qu’on regarde comme inséparables, et comme étant, pour ainsi dire, de la même chambrée ; je veux dire, la chaleur, la lumière, la ténuité et la mobilité. On trouve plusieurs exemples de divorce entre ces quatre natures. Par exemple, l’air est ténu et fort mobile, sans être ni chaud, ni lumineux. La lune est lumineuse, sans être chaude ; l’eau bouillante est chaude, et n’est pas lumineuse ; une aiguille de fer, quoique très légère et très mobile sur son pivot, n’est pourtant qu’un corps froid, dense et opaque ; et ainsi des autres.

De même, soient les natures en question, la nature corporelle et l’action naturelle. Il semble que nous ne connoissions aucune action naturelle, sans quelque corps où elle subsiste. Nous ne laisserons pas toutefois de trouver, sur ce sujet même, quelqu’exemple de divorce. Telle sera, par exemple, l’action magnétique, en vertu de laquelle le fer se porte vers l’aimant, comme les graves se portent vers le globe terrestre ; à quoi l’on peut ajouter certaines actions qui ont lieu à distance et sans contact immédiat. Car une action de cette espèce s’exerce dans un certain temps divisible en plusieurs momens, et dans un certain espace divisible aussi en parties ou degrés. Il est donc, dans le temps, tel moment, et dans le lien, tel intervalle, où cette action, cette vertu réside dans le milieu, situé entre les deux corps qui produisent le mouvement. Ainsi, le point précis de la question est de savoir si ces deux corps, qui sont les termes du mouvement, disposent ou modifient les corps intermédiaires, et de telle manière que la vertu passe de l’un de ces termes à l’autre, par une file de corps vraiment contigus, qui la reçoivent et la transmettent successivement, et que, durant tout ce temps-là, elle ne subsiste que dans le milieu même ; ou, s’il n’y a ici autre chose que les deux corps, la vertu et l’espace. Or, dans l’action des rayons lumineux où sonores, dans celle de la chaleur et d’autres natures qui se portent à distance, il est probable que les corps intermédiaires sont disposés, modifiés d’une manière analogue à cette action qu’ils transmettent ; et cela d’autant plus, qu’il faut que le milieu, qui sert de véhicule à ces actions, ait certaines qualités. Mais la vertu magnétique se transmet à travers toutes sortes de milieux indifféremment ; et il n’en est aucun qui l’intercepte. Or, si cette vertu ou action n’a rien à démêler avec le milieu, il s’en suit qu’il est une vertu ou action qui, durant un certain temps et dans un certain espace, peut subsister sans corps, attendu qu’alors elle ne subsiste ni dans les deux termes extrêmes de l’action, ni dans le milieu. Ainsi, l’on peut regarder l’action magnétique comme un exemple de divorce sur la nature corporelle et sur l’action naturelle. À quoi l’on peut ajouter, comme une sorte de corollaire, ou de profit qui n’est pas à négliger, que, même dans le sens philosophique, on peut alléger tel fait qui prouve qu’il y a des êtres, des substances distinguées de la matière, et incorporelles. En effet, si la vertu ou action naturelle émanée d’un corps, peut subsister absolument sans corps durant un certain temps et dans un certain espace, la conséquence immédiate de cette proposition est que cette vertu peut bien aussi, dans son origine, émaner d’une substance incorporelle. Car il semble qu’une nature corporelle ne soit pas moins nécessaire pour conserver et transmettre l’action naturelle, que pour la produire où l’engendrer[82].




Commentaire du premier chapitre.

(a) ON concevra aisément que les corps tout-à-fait uniformes, quant d leurs portions optiques, etc. Pour débrouiller un peu ce passage, qui, à la première vue, paroît tout-à-fait inintelligible, il faut fixer son attention sur les quatre points où est le fort de l’obscurité, et tâcher de savoir ce qu’il entend par texture simple et texture composée ; par portions optiques ; par l’égalité ou l’inégalité de ces deux espèces de texture ; enfin, par leur ordre ou leur désordre ; leur régularité ou irrégularité.

Or, quant an premier point, si je prends mille élémens différens, aussi petits et aussi indivisibles qu’on puisse les imaginer ; si je les prends, dis-je, 2 à 2, 3 à 3, 4 à 4, etc. de manière que, dans chaque combinaison de 2, de 2, de 4, etc. de ces élémens, il n’entre qu’un seul élément de chaque espèce, j’aurai un certain nombre de composés ou de touts, dont la texture pourra être qualifiée de simple, parce que les parties de chaque tout ne seront pas elles-mêmes composées. Actuellement si j’assemble aussi 2 à 2, 3 à 3, 4 à 4, etc. ces touts de texture simple, j’aurai d’autres touts, mais dont la texture sera composée, puisque chacune de leurs parties sera composée elle-même. Si j’assemble encore plusieurs touts de la seconde espèce, pour en former de nouveaux touts plus composés, puis ceux-ci encore, et ainsi de suite, j’aurai, en quelque manière, plusieurs étages de composition, dont je pourrai appeler les composés respectifs, touts de première, de seconde, de troisième, etc. composition, et tels qu’un de ces étages ; savoir : le premier, celui qui est composé d’élémens simples, sera seul de son espèce, et que tous les autres pourront être dits de texture composée, mais plus ou moins.

En second lieu, supposons que les rayons de la lumière, ou, si l’on veut, les parties dont ils sont composés, soient d’une subtilité égale ou du moins proportionnée à celle des élémens du premier étage de composition ; ou du second, du troisième, du quatrième, etc. j’appellerai, portions optiques d’un corps, celles de ses parties qui sont égales on proportionnées à celles de la lumière, et d’où, par cette raison, dépend la réflexion ou la réfraction de ses rayons ; à quoi, pour plus d’exactitude, j’ajouterai la considération de la figure de ces parties, laquelle, selon qu’elle sera plus ou moins analogue à celle des parties de la lumière, rendra les premières plus ou moins optiques.

3°. Les différentes parties dont est composé chacun de ces assemblages que j’appelle touts de première ; de seconde, de troisième, etc. composition, pourront être égales on inégales, soit entr’elles, soit à celles qui composent les autres touts du même étage de composition ; et les touts d’un même étage pourront aussi être égaux ou inégaux entre eux.

4°. Les parties pourront être disposées confusément ou avec un certain ordre, dans les différentes portions d’un même tout d’un même étage de composition ; et les touts de chaque étage pourront aussi être régulièrement ou irrégulièrement disposés ; enfin, ces parties pourront être arrangées de même ou de différente manière, soit dans les différentes portions d’un même tout d’un même étage, soit en différens touts de cet étage, soit d’un étage à l’autre ; et les touts seront aussi susceptibles des mêmes différences ou analogies.

À mesure que je pousse l’analyse, j’aperçois de nouvelles analogies et de nouvelles différences ; mais je vois encore plus nettement une règle qui me commande de m’arrêter ; car il faut finir, quoique tout soit infini ; et il ne s’agit ici que d’aider à concevoir en gros ce qu’il veut et croit dire. Au reste, si cette explication à laquelle je tiens peu, ne paroît pas suffisante, nous aurons recours au grand Newton ; il nous dira sur cette matière des choses qui sont infiniment plus claires, parce que, selon toute apparence, elles sont plus vraies. Quoi qu’il en soit, cette analyse peut être utile en physique, où il s’agit souvent de ces compositions et surcompositions des corps. Et la méthode que nous avons suivie pour éclaircir ce passage, peut aussi servir d’exemple de la manière d’attaquer les endroits obscurs, dans les auteurs qui n’ont pas su se faire entendre, faute peut-être de s’être eux-mêmes bien entendus. Car, comme, en physique, tout, hors les forces ou tendances qui sont les causes de tous les mouvemens, et que la seule raison peut concevoir, est visible ou imaginable, c’est ordinairement parce qu’on n’a pas su d’abord dessiner les objets correctement dans son imagination, qu’ensuite on ne sait pas les décrire à l’aide du discours.

(b) À cause de l’absence de l’esprit animal. C’est une question de savoir si la substance active qui anime ce monde, peut avoir des perceptions, sans être unie à des organes d’une certaine structure, tels que ceux des animaux ; et si la faculté de percevoir, ou même la perception actuelle étant essentielle, inhérente et inséparablement attachée à cette substance, se change en perception individuelle et en sentiment du moi, lorsque telle de ses portions est unie à telle portion de matière organisée ; mais de manière que le tout continue de percevoir toutes ses propres parties, et par elles, tout ce qui existe. C’est probablement de cette idée assez creuse que se forma jadis dans le cerveau du grand Anaxagore (surnommé l’esprit), la notion d’un Dieu. Quant au vulgaire, qui, sans rien entendre à ces abstractions, ne laisse pas d’aller aussi loin, à l’aide du simple sens commun, il voit une montre qui marche assez régulièrement, et il y suppose un horloger ; car ici l’horloger est dans l’horloge même, et le moteur est comme fondu dans toute la machine. Mais ce sujet, en qui résident la faculté de percevoir et la perception actuelle, quel est-il ? quelle est sa nature ? est-il matériel ou immatériel ? Si vous continuez, répondrai-je, à refuser le nom de matière à ces êtres doués de qualités très corporelles, que vous n’avez pu encore classer dans votre physique où les loix par lesquelles ils sont gouvernés, ne se trouvent point, et auxquels par conséquent vous n’avez pu appliquer vos trois ou quatre petites loix du mouvement, hérissées de formules algébriques, cette substance, qui est le sujet réel de la faculté de percevoir, sera encore pour vous immatérielle. Mais, si vous voulez bien admettre avec nous la distinction de deux espèces de matières douées originellement de propriétés diamétralement opposées, combinées avec d’autres propriétés qui leur sont communes ; distinction que nous sommes désormais en état de démontrer avec toute la rigueur et la solidité géométrique, alors vous pourrez, sans que la religion, la morale et la politique s’élèvent contre vous, appeler franchement cette substance un corps, une matière. Après quoi, vous vous hâterez de faire de cette matière un fluide que vous aurez grand soin de subtiliser à tel point, qu’il échappe à l’imagination même, et que vous échappiez vous-même aux objections qu’on ne manqueroit pas de vous faire si on vous comprenoit. Et long-temps, bien long-temps après, vous vous apercevrez que la question agitée depuis tant de siècles par les matérialistes et les spiritualistes de toute couleur, n’est qu’une pure dispute de mots, qui se réduit à savoir quel nom il faut donner à une substance qui a des propriétés fort différentes de celles que nous avons observées ou supposées dans les êtres qui sont l’objet de notre étroite physique, et d’autres propriétés fort semblables à celles de ces êtres. Car, après tout, si une âme, comme vous le prétendez, peut mouvoir un corps, comme un corps en mouvement a aussi la faculté de mouvoir d’autres corps, ces deux substances ayant déjà une propriété commune et une propriété bien importante, seroit-ce donc uns hérésie dans la religion du bon sens, et un barbarisme dans la langue du sens commun, que de leur donner le même nom ? Il se peut que deux êtres qui, dans les mêmes cas, font les mêmes choses, soient fort différens ; mais il se peut aussi, et il est très probable qu’ils sont fort semblables.

Il n’est point d’action sans réaction : si une âme pousse un corps, elle est donc aussi poussée elle-même : si elle est poussée, elle résiste donc : si elle résiste, elle est donc impénétrable : et si elle est impénétrable, voilà une seconde propriété qui lui est commune avec la matière.

Il est difficile de se persuader que l’âme qui anime une baleine, ou un éléphant, est précisément égale à celle qui anime une puce : or, si l’une est plus grande que l’autre, elles sont donc toutes deux étendues.

Ainsi, la substance immatérielle a déjà trois propriétés communes avec la matière, et trois propriétés d’où dérivent un grand nombre d’autres.

Or, dans le corps organisé, la faculté de percevoir ne diffère point essentiellement de la faculté de mouvoir ; et dans la montre animale, il n’y a pas deux grands ressorts, il n’y en a qu’un, composé de parties de natures contraires, qui prédominent alternativement, et assemblées par un moyen qui nous est inconnu. Les corps extérieurs agissent sur la substance qui perçoit, et elle réagit sur eux, voilà tout. Ainsi il est probable que le sujet de la faculté de percevoir est matériel. Le lecteur observera qu’il ne s’agit pas ici de la faculté de penser et de vouloir, mais seulement de la faculté de percevoir. Le principe qui perçoit est visiblement passif ; mais le principe qui fait attention À ces perceptions, qui les compare et les combine, est actif. Ainsi le matérialisme ne peut se prévaloir de ce que nous venons de dire.

(c) Il faut donc tourner toute son attention vers les similitudes et les analogies. Tout ce passage, et même tout cet aphorisme, s’adresse à certains naturalistes collectifs, grands accapareurs de faits, dont l’esprit avide d’observations de toute espèce ; où ils ne cherchent d’autre mérite que celui du nombre et de la diversité, et accablé par la masse énorme de cette science ; sans choix, sans ordre et sans but, devient inhabile à la digestion de la science acquise, et à la génération d’une science nouvelle. À proprement parler, des observations dont on ne conclut rien, ne méritent pas le nom de science ; ce n’est tout au plus qu’un spectacle bon pour amuser des oisifs, qu’une sorte de lanterne magique où passent successivement une infinité d’objets inutiles à ceux qui les regardent, et utiles seulement à ceux qui les montrent. Cependant, pour ne pas tomber dans une opinion fausse, en exagérant une opinion vraie, convenons que, dans ces vastes collections de faits qui ne sont dirigés vers aucune théorie, l’on trouve du moins des matériaux, en attendant un ouvriers et que des connoissances, même stériles, sont pourtant des connoissances. Quoi qu’il en sait, si un individu de notre espèce étoit assez attentif, et vivoit asez long-temps pour pouvoir observer passablement et connoître successivement tous les individus marchans, nageans, rampans, volans ou dormans à la surface du globe, après mille ans d’observations, il ne seroit guère plus avancé que celui qui n’en connoitroit qu’une centaine. Sa mémoire ne pouvant loger cette immensité de faits ; en apprenant une chose, il en oublieroit une autre, et las enfin de désapprendre en apprenant, il finiroit probablement par tout abandonner, et par ne conserver, de toutes ses études, que le souvenir de s’être fort amusé ce qui seroit peut-être asses pour lui, mais trop peu pour les autres. Ainsi, pour prendre possession des connoissances acquises, il faut les réduire, les nombrer et les classer, en comprenant sous les mêmes noms les choses suffisamment semblables ; et sous des noms différens, les choses notablement différentes. Car on ne tombe pas moins dans la confusion, pour avoir trop fait de distinctions, que pour n’en avoir pas fait assez ; et il est des hommes qui distinguent tant de choses, qu’ils n’y distinguent plus rien. Socrate l’a dit, et l’expérience le redit sans cesse ; nos connaissances ne deviennent pour nous une véritable propriété, et ne méritent le nom de science, qu’à l’époque où, s’arrangeant entr’elles dans l’ordre marqué par nos vrais besoins, et se réduisant à un petit nombre de chefs faciles à embrasser, nous pouvons, en quelque manière, les compter et en rendre compte. Les observations et les expériences ne sont encore que les pierres, c’est le système qui est l’édifice. Nous avons assez de maçons, il ne nous manque plus qu’un architecte.

(d) Ce sont ceux qui présentent certaines espèces de corps, qui semblent être composées de deux espèces différentes, et n’être que des ébauches, des essais entre une espèce et une autre. Ceci nous rappelle un système fameux, celui de l’échelle des êtres ; système dont la connoissance nous a conduits à une conjecture encore plus hardie, qui flotte dans notre cerveau depuis plusieurs années, et qu’une sorte de vif besoin le force d’évacuer à tout risque : la voici. S’il est vrai que la nature passe par degrés d’une espèce à l’autre, et que, dans le temps où notre planète étant moins refroidie, les puissances génératrices et fécondantes y étoient encore dans toute leur vigueur, chaque individu, dans chaque espèce, ait eu en lui seul les deux sexes, et la faculté de se reproduire, en se fécondant lui-même, comme la nature suit toujours, dans le temps, les mêmes gradations qu’elle suit dans le lieu, et produit, en un même lieu, dans des temps séparés par un long intervalle de siècles, des variations non moins grandes que les différences qu’elle produit, en un même temps, dans des lieux séparés par des espaces immenses, il se pourroit que toutes les espèces fussent sorties d’une seule, et cette espèce toute entière, d’un seul individu qui s’ébranchoit, pour ainsi dire, par degrés, et de manière que les êtres issus de lui, se ressemblant de moins en moins les uns aux autres, et différant aussi de plus en plus du moule primitif, finirent par différer autant les uns des autres, et de cet individu qui étoit la souche commune, que la racine, la tige, les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits d’un arbre, diffèrent les uns des autres et de cette semence dont tous sont sortis. Depuis que cette note est écrite, le citoyen Berthier (conservateur de la bibliothèque de Semur, qui, avec les citoyens Raymond (père et fils), à bien voulu nous aider à revoir la plus grande partie de cette traduction), nous ayant procuré l’ouvrage de Diderot, qui porte pour titre, de l’interprétation de La nature, et qui n’est qu’une dérivation du Novum Organum, nous y avons trouvé une conjecture fort analogue à celle-ci, mais appuyée sur un autre fondement. Le lecteur pourra choisir entre les deux raisonnemens, ou, ce qui vaudroit mieux, les réunir ; car, n’ayant rien d’opposé ; ils peuvent fort bien subsister ensemble.

(e) Sur la transmission, qui n’a pas moins lieu d’esprit à esprit que de corps à corps. Il faut entendre ici par esprit, les esprits animaux, le fluide nerveux, ou toute autre matière qu’on voudra, pourvu que ce soit un fluide très subtil et très actif. Ce passage paroîtra ridicule à bien des gens qui, en vertu d’une certaine superstition philosophique, sont aussi prompts à nier ce dont ils ignorent l’explication, que d’autres sont, par une superstition théologique, prompts à croire ce qu’ils ne veulent point du tout entendre expliquer. Mais je connois quelque chose de bien plus ridicule aux yeux du vrai philosophe, c’est d’oser décider une question avant de l’avoir examinée, et de n’oser s’occuper d’un problème que la mode a proscrit. Nous oserons donc penser avec Bacon, qu’il faut écouter, fréquenter même les hommes superstitieux, ne fût-ce que pour observer de plus près la superstition ; maladie fort commune que l’on ne peut guérir sans la connoître, connoître sans l’étudier, ni étudier sans fréquenter ceux qui en sont atteints. Si le médecin fuit les malades, le remède fuira le médecin. Mais, d’ailleurs, cette opinion dont il s’agit ici, n’est pas aussi absurde qu’elle le paroit au premier coup d’œil ; elle n’est qu’une conséquence presque immédiate de certaines opinions assez répandues. Si quelqu’un prétendoit, d’après Hypacrate, Galien et la plupart des physiologistes modernes, que le corps humain est animé par un fluide très subtil et très actif, qui en parcourt sans cesse toutes les parties, et se porte, en un instant, du centre aux extrémité, ou en sens contraire, une telle assertion ne semblerait pas étrange ; ce ne serait même, pour la plupart des médecins, qu’une redite. Cela posé, je demande s’il est probable que ce fluide, qui se porte du centre à la circonférence avec la rapidité de l’éclair, s’arrête précisément à la peau qui est un crible. Il y a toute apparence qu’il passe au-delà, et qu’il forme autour du corps animé une atmosphère à peu près semblable à celle que le fluide électrique forme autour d’un corps actuellement électrisé ; et dès-lors il ne seroit pas impossible que, dans les petites distances, le fluide animal qui jaillit d’un corps vivant et très énergique agit soit par attraction, par répulsion, ou même par simple impulsion, sur un fluide semblable lancé par un autre corps animé, et que cette action réciproque des deux fluides se fit sentir aux deux individus dont ils seroient émanés. En un mot, si, par les anciennes observations qui prouvent la forte analogie du fluide électrique avec le fluide nerveux, par les nouvelles observations qui prouvent leur identité, et d’autres observations encore plus directes il étoit enfin démontré qu’un animal peut, à de fort petites distances, agir sur un autre animal, par une cause tout-à-fait indépendante des moyens ordinaires d’action réciproque ; et qu’il y a, comme le disent ces écrivains dont parle ici Bacon, transmission d’esprit animal à esprit animal, non-seulement de tels résultats n’auroient rien de fort étrange ; mais on peut dire même que les faits de cette nature auroient été annoncés par les faits connus, et qu’ils ne sembleroient incroyables qu’à ceux qui nient sous un nom, ce qu’ils affirment sous un autre nom, rejetant quelquefois la conséquence la plus immédiate du principe même qu’ils viennent de poser. Conclurons-nous de là qu’un corps animé peut exercer ce genre d’action à la distance de plusieurs lieues, où même à celle de plusieurs toises ? Non, sans doute ; ce seroit passer d’une conjecture assez probable à une supposition, je ne dis pas seulement gratuite, mais même très hardie ; et il faudroit des faits bien constatés et bien multipliés, pour en faire une vérité reconnue. Nous côtoyons des opinions très superstitieuses, et nous ne saurions marcher avec trop de circonspection. Le plus sûr est de n’adopter ni l’affirmative, ni la négative, et de suspendre son jugement jusqu’à un plus ample informé. Quant à ces observations, ou à ces expériences dont nous parlions plus haut, et qui prouvent directement l’identité du fluide électrique et du fluide nerveux, en voici une qui en vaut mille. Le lecteur sait que, si l’on coupe ou lie fortement un nerf, le mouvement cesse dans toutes les parties de l’animal situées au dessous de la section ou de la ligature, dans lesquelles passe ce nerf : eh bien ! des expériences publiques et multipliées ont prouvé que si, après avoir lié ou coupé un nerf, appuyant l’une des extrémités d’un excitateur ordinaire d’électricité sur la partie de ce nerf qui est au dessus de la section ou de la ligature, on approche l’autre extrémité de cet instrument, de la partie du même nerf qui est au dessous de l’interruption, le mouvement se ranime dans toutes les parties inférieures où passe ce nerf. Il est peu de faits aussi concluans que celui-là. Cependant, comme il se pourroit que le cuivre, ou tout autre métal, ainsi placé, eût sur les nerfs une action toute autre que celle du fluide électrique et inconnue, il seroit bon, pour assurer ce précieux résultat, de faire la même expérience avec une suite d’excitateurs de différentes matières plus ou moins an-électriques. Car, s’il est vrai que le fluide nerveux ne soit autre chose que le fluide électrique, comme des excitateurs plus où moins an-électriques auront plus ou moins la faculté de transmettre l’électricité de la partie supérieure du nerf à la partie inférieure, ils auront aussi plus où moins celle de ranimer le mouvement dans les parties de l’animal où passe cette portion du nerf qui est au dessous de l’interruption ; les excitateurs le plus an-électriques seront ceux qui ranimeront ce mouvement le plus promptement, le plus sensiblement ; et alors toute équivoque sera levée.

(f) Il assigne magistralement pour cause de la génération, la présence ou l’approche du soleil, et son éloignement, ou son absence, pour cause de la corruption. Il nous semble que Bacon se hâte ici un peu trop de condamner Aristote ; et (en supposant même que ce dernier philosophe se trompe) que notre auteur ne fait que substituer à l’erreur qu’il croit réfuter, une erreur plus grande. Car il n’est pas vrai que l’égalité de la chaleur conserve les corps, et cette assertion est démentie par une infinité d’observations.

En second lieu, à considérer les choses en masst, le sentiment d’Aristote paraît très fondé. Car, après tout, la plupart des animaux et des plantes destinés à ne vivre qu’une année (et c’est le plus grand nombre), meurent vers la fin de l’été, ou en automne. De plus, il se peut que la diminution de la chaleur soit encore la vraie cause de la mort des animaux et des végétaux qui vivent plus longtemps, et même de ceux qui meurent dans le temps où la chaleur du soleil va en augmentant ; il suffit pour cela que le froid ne les tue pas d’un seul coup, qu’il les fasse mourir très lentement, et que le coup mortel qu’il leur donne dans un temps, ait son plus grand effet dans un autre.

D’ailleurs, quelles sont les qualités qui caractérisent la jeunesse, et qui la distinguent le plus sensiblement de la vieillesse, espèce de mort commencée ? C’est la rarité de la matière du corps, sa souplesse et sa perméabilité, qualités qui vont toujours en décroissant, à mesure que, s’avançant dans la vie, on fait autant de pas vers la mort *. Actuellement on ne m’obligera pas de prouver que le froid a la propriété de rapprocher les parties des corps, et de les rendre plus denses, plus solides, plus compacts, plus durs, et par conséquent moins perméables ; les rhumes, Les fluxions et notre propre sentiment le prouvent assez. Mais abandonnant une fois tous ces raisonnemens généraux, croyons-en nos propres yeux. Durent l’hiver, tous les individus, quel que soit leur âge, paroissent plus vieux que durant l’été ou les deux saisons moyennes, et le deviendroient en effet, si, à l’aide d’une chaleur artificielle, ils ne se procuraient une température plus douce, et, pour ainsi dire, une autre saison. Comparons cet état d’engourdissement, de sommeil et de mort où, durant la saison glaciale, se trouve plongée la nature entière, à ce rajeunissement, à cette espèce de résurrection universelle qui s’opère au printemps ; saison où tout revit et brûle de répandre la vie ; où chaque insecte enfante une légion ; où chaque feuille loge une armée ; croyons-en, dis-je, le sentiment vivifant que fait naître cette comparaison. Certes, ce grand phénomène, considéré en masse, éclipse trois ou quatre petits faits cherchés à dessein, et ici la règle écrase l’exception. Enfin, croyons-en l’expérience, qui nous apprend que l’automne enfante plus de maladies que le printemps, sur-tout dans notre espèce *2, C’est donc durant l’hiver que chacun de ces animaux qui vivent plusieurs années, reçoit le plus grand nombre de ces coups réitérés, dont chacun, il est vrai, ne suffit pas pour lui donner la mort, mais dont la somme lui est mortelle, et dont le plus sensible effet n’a pas toujours lieu dans le temps du maximum de la cause. Ainsi le froid tend plus à la mort qu’à la vie ; et comme il a pour cause principale l’absence du soleil, où sa moindre élévation sur l’horizon, c’est avec raison qu’Aristote prétend que l’absence ou la moindre élévation de cet astre, est la cause des corruptions, comme sa présence ; ou sa plus grande élévation, est la cause des générations. Présence, rapprochement ou élévation du soleil, chaleur croissante, expansion, accélération du mouvement, vie et jeunesse : absence, éloignement ou abaissement du soleil, chaleur décroissante, contraction, ralentissement, mort et vieillesse, ces opposés se correspondent, ce qui a sans doute ses exceptions, ses distinctions et ses limitationss car il est tel degré de froid qui ranime, et tel degré de chaleur qui tue ; mais ici l’exception cède à la règle, et il est toujours vrai en général que la chaleur décroissante tue, et que la chaleur croissante ressuscite. Le lecteur ne doit pas se persuader que nous ayons ici la présomption de vouloir décider entre ces deux grands génies ; c’est assez pour nous d’user de notre droit, qui est, comme celui de tout autre lecteur, de soumettre à notre propre examen les opinions de nos maîtres, en imitant leur généreuse indépendance. D’ailleurs, en plaidant ici la cause d’Aristote, nous sommes nous-mêmes un peu sur la défensive ; car le sentiment de ce grand homme sur cette question est une des premières bases de notre balance naturelle ; et cette opinion, ce n’est qu’après l’avoir long-temps approfondie, que, malgré ce passage de Bacon qui étoit parfaitement présent à notre esprit, nous avons pas laissé de l’adopter.

(g) Ce sont ces trombes que l’on voit quelquefois. J’ai vu plusieurs de ces trombes, entr’autres deux, le 13 avril 1774, étant presque sous la ligne, et faisant route pour Canton en Chine (sur le vaisseau le Superbe, capitaine le chevalier de Vigny, lieutenant de haut-bord). Ces deux trombes fondirent sur nous en même temps ; à ces deux fléaux se joignit une saute de vent (le vent par-devant), nous fûmes coëffés (les voiles collées aux mâts), le vaisseau resta long-temps sur le côté, près de chavirer ; enfin il se releva, mais il nous en coûta quatre hommes et deux mâts. Ce que j’ai pu observer, dans cette circonstance si peu favorable à l’observation, s’accorde assez bien avec l’explication que nos physiciens donnent de ce phénomène. Deux vents contraires et presque égaux en force, qui font tournoyer l’eau et la soulèvent, forment un commencement de tuyau. Ce tuyau s’abouche avec un autre formé par un nuage fort bas que les deux mêmes vents font aussi tournoyer : d’où résulte une espèce de corps de pompe où l’eau est comme attirée et s’élève avec grand bruit ; parce que l’air qu’il contient y étant raréfié, l’air extérieur et voisin, qui s’appuie sur la surface de le mer, y fait, par son poids et son ressort devenus supérieurs, monter cette eau en grande quantité et assez rapidement. Ce jeu dure jusqu’à ce que l’un des deux vents, ou tous les deux, venant à s’affoiblir, le corps de pompe soit rompus ou enfin jusqu’à ce qu’un corps en mouvement, comme un boulet de canon, ou un vaisseau, brise ce corps de pompe. Voilà ce que je croyois avoir vu, et comment je l’expliquois ; mais depuis j’ai rencontré, dans certaines notes de M. de Buffon, des faits plus détaillés et beaucoup mieux expliqués. Ainsi je crois devoir renoncer à mon explication et même à mon observation ; où je soupçonne que, sans m’en apercevoir, j’ai mêlé un peu de raisonnement, c’est-à-dire, de faux. Un habitant de l’isle de Bourbon, qui a été plus souvent à portée d’observer ce phénomène, le décrit et l’explique comme il suit. Un vent qui souffle de haut en bas (perpendiculairement ou à peu près), s’enfourne dans un nuage de matière apparemment un peu visqueuse, et en forme ainsi une espèce de tuyau qui s’abaisse de plus en plus, jamais toutefois jusqu’à la surface de l’eau. C’est ce vent qui, en passant par ce tuyau ou cette poche, soulève l’eau avec tant de force, et la fait jaillir avec tant de bruit : cela dure jusqu’à ce que la poche se déchire,

(h) Ce qu’on rapporte d’un certain corbeau. Cette histoire n’est probablement qu’une fable ; mais les faits rapportés par l’observateur de Nuremberg, et dont quelques-uns sont assez connus, semblent prouver que ces animaux, que nous qualifions de brutes, sont capables de raisonnemens assez composés ; et si ces faits nous étonnent, notre étonnement est l’effet de cet orgueil qui nous fait croire que la faculté de raisonner est réservée à notre espèce. Il est vrai que les animaux raisonnent peu, et seulement sur ce qui leur est immédiatement utile ; au lieu que l’homme, doué d’une raison bien supérieure, a la faculté de raisonner sur ce qui ne lui est bon à rien, et de se rendre, à force de raisonnemens, beaucoup plus malheureux qu’il n’eût été, en végétant un peu plus, et en se faisant aussi bête que J. J. Rousseau l’eût souhaité. Enfin, s’il est vrai que bien raisonner, ce soit arriver à son but, même en raisonnant fort peu, et que déraisonner, ce soit le manquer, en raisonnant beaucoup, la raison même nous dit que l’animal brute est plus raisonnable que l’homme. Quoi qu’il en soit, s’il restoit quelque doute sur cette faculté que j’attribue aux animaux, voici un fait qui ne laisse plus d’équivoque sur ce point, et dont j’ai été moi-même témoin. Deux ou trois jours après mon arrivée à Saint-Malo, étant seul un soir dans la maison où l’on m’avait mis en pension, et qui avoit l’air d’un vrai château à revenans, je vis la porte s’ouvrir comme d’elle-même, ce qui me causa un léger mouvement de frayeur ; puis regardant à terre, j’aperçus un chat sur lequel mes soupçons ne tombèrent point. Au retour des gens de la maisott, je leur racontai ce qui étoit arrivé : ils me dirent que ce devoit être le chat ; que, lorsqu’il vouloit entrer, il sautoit après une corde qui pendoit au loquet de la porte, la saisissoit avec ses dents, et, à l’aide de son poids, levoit le loquet. Les jours suivans, je fus plusieurs fois témoin de ce manège. Qu’auroient fait de plus les enfans pour qui l’on avoit mis cette corde, qui fut ensuite à l’usage du chat ? Il paroît que cet animal, en jouant avec la corde dans les momens où le vent la faisoit aller et venir, se sera aperçu plusieurs fois que, lorsqu’il la tiroit, la porte s’ouvroit, et se sera fait, de cette observation, une sorte d’expérience dont il aura profité, comme nous l’eussions fait nous-mêmes, si, avec une raison telle que la nôtre, nous eussions eu des organes semblables aux siens. J’ai vu aussi tel chien de la plus grande espèce qui ouvroit une porte en posant ses pattes sur le loquet ; et comme c’étoit en lui une habitude, j’ai lieu de croire que ce mouvement, il le faisoit à dessein. Quand vous jouez avec un chat, si vous mettez plusieurs fois sa prestesse en défaut en retirant brusquement le jouet qu’il veut saisir, il s’éloigne de vous en feitrtant de ne plus penser à son objet ; puis, au moment où vous paroisses ne plus penser à lui, il se retourne et saute dessus. Cela ressemble à toute la vie humaine, où, pour éviter toute opposition et arriver plus sûrement à son but, on feint de se soucier peu de ce qu’on désire le plus vivement, et où les motifs réels sont presque toujours opposés aux motifs apparens. Non-seulement nous ne devons pas être étonnés que les animaux raisonnent ; mais ce qui seroit vraiment étonnant, ce seroit qu’étant organisés, vivant, engendrant et mourant à peu près comme nous, ils ne raisonnassent pas.

(i) Ce n’est pas sans peine qu’on les trouve, etc. Voyez tout l’alinéa, Ces exemples de la croix, auxquels il paroit attacher tant de prix, et qu’il semble donner pour une découverte, ne sont autre chose que des raisonnemens disjonctifs, ou seuls, ou combinés avec des dilemmes. Un effet étant proposé à expliquer, on commence par faire l’énumération des différentes causes qui, à la première vue, paroissent suffisantes pour le produire ; puis ; à l’aide d’un ou de plusieurs dilemmes, on exclut une ou plusieurs de ces causes ; enfin, on conclut en attribuant l’effet en question à la cause ou aux causes restantes. Mais, au lieu de définir et d’expliquer ces deux firmes élémentaires de raisonnement, et leur combinaison, ce qui nous jeteroit dans des détails aussi longs qu’ennuyeux, nous nous contenterons, pour en donner quelque idée, d’en présenter ici la formule générale, ou le moule commun.

Le phénomène A a pour cause le phénomène B, ou le phénomène C, deux phénomènes tels que l’un ou l’autre a nécessairement lieu, et qu’ils ne peuvent avoir lieu tous deux à la fois ; en sorte que, l’un étant exclus, l’autre s’ensuit nécessairement ; ou que l’un étant supposé, l’autre est nécessairement exclus. Or, je dis que le phénomène C n’est pas la véritable cause du phénomène A car C n’est susceptible que des trois modes D, E et F : or, le mode D ne peut produire le phénomène A, par telle raison ; il en est de mème de E et de F : donc le phénomène C n’est pas et même ne peut être la cause du phénomène A. Donc la véritable cause du phénomène A est le phénomène B ; ce qu’il falloit démontrer.

Mais, si un exemple de la croix n’est le plus souvent qu’une combinaison du dilemme avec le disjonctif, comme chacune de ces deux formes élémentaires peut pécher de plusieurs manières, et donner lieu à plusieurs espèces différentes de paralogismes, il s’ensuit que ces paralogismes peuvent aussi se combiner dans l’exemple de la croix, et que cette forme de raisonnement est plus sujette à erreur que toute autre. Les deux principales sources de ces erreurs sont les exclusions mal fondées et les énumérations incomplètes. La première consiste à regarder comme s’excluant réciproquement deux choses, par exemple, deux causes qui peuvent subsister ensemble, et concourir à l’effet proposé. L’autre consiste à oublier, dans une division, quelque partie du sujet à diviser ; par exemple, quelqu’espèce d’un genre, ou quelqu’une des causes concourantes à un effet. Or, la plupart des raisonnemens que fait Bacon dans cet article, pèchent de ces deux manières. Par exemple, il ne parle jamais ni de cette augmentation de la masse des eaux de l’océan, qui doit être l’effet de la fonte des glaces et des neiges des régions circumpolaires ; fonte qu’on peut, avec M. de Saint-Pierre, regarder comme une des causes concourantes de la grande marée ds septembre : ni de l’augmentation du volume des eaux qui pourrait être l’effet de la dilatation opérée par la chaleur du soleil ; cause dont l’effet peut bien être nul ou presque nul, mais qui devoit du mains être considérée et faire partie de son énumération. De plus, parmi les différentes causes qu’il dénombre, il en est (comme l’attraction exercée par la lune et le soleil sur les eaux de l’océan, le mouvement progressif et rétrograde occasionné par le mouvement diurne de la terre) qui peuvent fort bien subsister ensemble, et concourir aux marées, ainsi que les autres causes dont il ne parle pas *3. Notre auteur est aussi un peu trop prompt à condamner Ramus et sa dichotomie, c’est-à-dire, une méthode dont le but est de réduire tontes les divisions et subdivisions à deux membres contradictoires, et tels que, l’un étant supposé, l’autre soit nécessairement exclus ; ou que, l’un étant exclus ; l’autre s’ensuive nécessairement. Car, si tous les disjonctifs ; tous Les dilemmes, et par conséquent tous les exemples de la croix, qui n’en sont que les combinaisons, avoient pour base de telles divisions, ils seroient toujours, du moins à cet égard, rigoureusement concluans ; et c’est parce que Bacon n’a pas deviné ce que Ramus voulait faire de ces divisions, qu’il rejette ainsi une méthode sans laquelle il ne peut lui-même arriver à son but ; en supposant toutefois que Ramus ait eu cette idée. Il faut convenir cependant que ces divisions et subdivisions, toujours par deux, quand on seroit assuré de leur exactitude, auroient encore un grand inconvénient (comme, nous l’avons observé dans notre méchanique morale) ; savoir : celui de multiplier excessivement les membres, où plutôt les étages de division, et par conséquent les points à considérer dans chaque sujet, et qu’on retomberoit ainsi dans la confusion par le moyen même imaginé pour l’éviter.

Ce Ramus dont nous parlons, est un personnage intéressant par ses vues, son tour d’esprit et son caractère. 1°. Il s’est occupé toute sa vie de l’art de rendre les propositions conversibles, ou, ce qui est la même chose, de perfectionner l’art de définir, art qui est le principal objet du Novum Organum. 2°. Il ne s’est pas moins occupé de l’art de diviser, qui n’est qu’une suite du premier, et qui est la base des meilleures formes de raisonnemens. Il a donc parfaitement senti cette vérité : que les bonnes définitions et les bonnes divisions sont l’âme de la logique, qui est l’âme de toutes les sciences, attendu qu’armé d’une bonne lunette, on est en état de voir nettement et de fort loin tous les objets vers lesquels on la dirige. 3°. Le vrai restaurateur des sciences, c’est Ramus. Ce fut lui qui, le premier, attaquant et livrant au ridicule le bavardage méthodique d’Aristote et des scholastiques, singes de ce grand homme plutôt que ses imitateurs, voulut ramener les savans et leurs disciples à l’expérience et aux mathématiques. Descartes n’a fait qu’imiter Bacon, et Bacon n’a fait que continuer ce que Ramus avoit commencé. Mais ce dernier n’étoit qu’un enfant perdu qui marchoit devant le général : son puissant génie se noya dans la poussière d’une école ; et son caractère altier, qui lui inspira trop de mépris pour des ménagemens nécessaires, multipliant pour lui des obstacles et des ennemis qu’il n’auroit pu vaincre qu’à force de temps et d’adresse, il dut se perdre, et il se perdit. Il en fut de cette révolution philosophique comme de certaines révolutions politiques : entreprise avant le temps, elle dévora celui qui l’avoie tentée ; et ne produisit que du sang ; mais elle prépara une révolution plus douce et plus certaine dans ses effets.

  1. Nouvel exemple de son style excessivement figuré ; car ce qui est solitaire dans l’objet à considérer, ce n’est ni l’exemple, ni même le sujet de cet exemple, mais seulement la nature proposée, celle dont on cherche la forme ou la définition.
  2. La première table de comparution étoit entièrement composée de faits de la première espèce ; et la seconde table, de faits de la seconde espèce.
  3. Il faut se rappeler que l’exclusive est l’opération par laquelle on exclus de la forme d’une nature ou qualité proposée à définir, toutes celles qui ne tiennent point à cette forme, c’est-à-dire toutes celles qui ne se trouvent point dans quelque sujet où se trouve la nature en question, ou qui se trouvent dans quelque sujet où elle n’est pas. Ainsi, accélérer l’exclusive relative à la forme, c’est trouver ou montrer un grand nombre de sujets où se trouvent plusieurs natures qu’on puisse exclure de la forme toutes à la fois. Cela posé, si, dans les exemples de cette première classe, on nous présente un certain nombre de sujets semblables entr’eux, par la nature à définir, laquelle se trouve dans tous, mais différens à tout autre égard, il est clair qu’il faut exclure de la forme ou définition de cette nature ou qualité, toutes ces qualités par lesquelles ils différent les uns des autres ; vu que cette qualité plus générale qu’on cherche, et qui est le genre dont cette forme est la différence spécifique, doit être commune à tous ces sujets comme cette nature : et être entr’eux un trait général de ressemblance. Or, toutes ces qualités par lesquelles différent ces sujets, étant ainsi exclues d’un seul coup, l’exclusive est visiblement accélérée. De même, si, dans les exemples opposés de la même classe, on nous présente deux sujets, tels que la nature à définir qui se trouve dans l’un, ne se trouve pas dans l’autre, et qui se ressemblent à tout autre égard, il est clair qu’il faut aussi exclure de la forme de cette mature toutes ces qualités par lesquelles ils se ressemblent ; puisque, dans celui des deux sujets où [a nature donnée ne se trouve pas, ces qualités par lesquelles il ressemble à l’autre, ne font pas qu’elle y soit comme dans cet autre ; il en faut dire autant d’un plus grand nombre de sujets ; où la nature à définir ne se trouve pas, et comparés à des sujets semblables où elle se trouve. Comme ces autres qualités par lesquelles les sujets comparés se ressemblent, peuvent être exclues toutes à la fois, l’exclusive, relative à la forme de cette nature à définir, peut encore être accélérée par cette seconde espèce d’exemples solitaires ; et si l’exclusive est déjà terminée, ces deux espèces d’exemples peuvent du moins la confirmer. Nous nous sommes un peu étendus dans cette note, afin de montrer quel est le véritable esprit des deux premières tables de comparution ; ce que l’auteur ne fait pas assez, et cette explication étoit trop nécessaire ici, pour être renvoyée au commentaire.
  4. Rien de si vague et de si peu exact que cet aperçu ; ce n’est pas, à beaucoup près, la vérités mais cela peut y conduire un grand génie, par exemple, un Newton. Car ce dernier ne dit pas que la couleur est un mode de la lumière, mais qu’elle en est une partie. Selon lui, les sept rayons primitifs (rouge, orangé, jaune, verd, bleu, indigo, violet) sont les sept parties constitutives de la lumière ; la couleur blanche est le tout, et la couleur noire en est la privation.
  5. Selon Newton, les rayons verds, les bleus et les violets sont plus réfrangibles que les rouges, les orangés et les jaunes. C’est en vertu de cette inégale réfrangibilité, que les rayons de lumière se séparent en traversant le prisme, et paroissent distinctement à leur sortie. Enfin, les rayons les plus réfrangibles sont aussi Les plus réfexibles ; mais il nous paroît s’être trompé sur ce dernier point. Les rayons les plus réfrangibles ne sont pas plus, mais seulement plutôt réflexibles, et leur apparent excès de réfexibilité n’est point une propriété de plus qu’on doive leur attribuer, mais une simple conséquence de l’excès même de réfrangibilité. Car si, lorsque les sept rayons qui traversent le prisme, font un certain angle avec la face par laquelle ils sont entrés, ou avec celle par laquelle ils sortent, ou enfin avec le côté considéré comme base, ils cessent de se réfracter, et commencent à se réfléchir, en supposant même que les sept rayons fussent tous également réflexibles, les plus réfrangibles seront les plutôt réfléchis ; vu que, par cela seul qu’ils seroient plus réfrangibles que les six autres ils feroient plutôt l’angle qui, dans tous également occasionne la réflexion.
  6. Cette nature à définir qui leur est commune, et par laquelle ils se ressemblent, est comme isolée, comme solitaire, parmi ces autres natures par lesquelles ils différent les uns des autres.
  7. Cette différence unique qui les distingue, est comme isolée, comme solitaire parmi les qualités qui leur sont communes, et par lesquelles ils se ressemblent.
  8. La signification du mot émigration est assez connue, et il n’a été que trop bien défini dans ces derniers temps ; le mot immigration, qui n’est pas encore reçu, désigneroit l’acte opposé au précédent ; et le mot migration, que nous emploierons dans cet article, faute d’équivalens, exprimera l’ensemble de ces deux actes : car le passage du néant à l’être, ou de l’être au néant, ne peut être appelé un changement.
  9. Parce qu’en comparant un seul sujet à lui-même considéré dans deux circonstances apposées ; savoir : celle où la nature donnée y est produite, et celle où elle y est détruite, on est plus certain que le sujet où se trouve cette nature, et comparé à celui où elle ne se trouve pas, lui ressemble à tout autre égard. J’intercale beaucoup de mots ; sans quoi, la traduction seroit aussi inintelligible que le texte.
  10. Il veut dire, par l’effet des réfractions irrégulières. De tous ses aperçus, c’est celui-ci qui approche le plus du système de Newton sur les couleurs. Car, selon le dernier philosophe, la texture irrégulière de ces deux composés occasionne une infinité de réfractions non moins irrégulières ; l’effet de ces réfractions irrégulières des rayons lumineux, est le croisement et le mélange des sept rayons primitifs ; et l’effet de ce mélange est la couleur blanche, comme il l’a démontré.
  11. Car cette qualité qui se trouve dans tous les sujets, où toujours dans le même sujet (au maximum, en même temps que la qualité à définir), pourroit n’être qu’une qualité simplement concomitante, où un simple effet de la nature en question ; et non sa véritable forme, c’est-à-dire, la qualité générale de la matière, que certaines circonstances ou conditions particularisent et déterminent à être cette nature à définir.
  12. Aux yeux du corps, la flamme d’une bougie demeure toujours la même individuellement ; parce que l’œil humain n’est pas asses fin pour apercevoir Les pertes qu’elle fait continuellement, et les remplacemens continuels qui les réparent. Aux yeux de l’esprit, cette flamme est un petit ruisseau de matière grasse, vaporeuse et enflammée, dont les parties se dissipent sans cesse, et sont d’instant en instant remplacées par d’autres que fournit sans cesse la bougie.
  13. Sinon à l’aide du pyromètre, instrument qui sert à mesurer, non exactement, mais à peu près les moindres degrés d’expansion ou de contraction des différens corps solides, et sur-tout des métaux ; c’est un objet que remplit parfaitement l’instrument de ce nom, inventé par le citoyen Regnier de Semur.
  14. Ce mot doit être pris ici, non dans le sens de Newton, qui le substitue souvent au mot de gravité, pour exprimer cette force par laquelle tous les corps qui nous environnent tendent vers le centre de notre planète, ou en général par laquelle toutes les parties de la matière tendent les unes vers les autres (avec des forces qui sont en raison composée de la directe des masses et de l’inverse des quarrés des distances) ; mais dans le sens vulgaire, c’est-à-dire, pour désigner cette dépression que tous les corps exercent sur ceux qui les supportent ; et le poids est la quantité déterminée de cette dépression.
  15. Comme, dans les exemples ostensifs, la nature à définir est à son maximum, elle y est, par cela même, plus sensible. Et comme elle n’a pu augmenter à ce point, sans que sa forme, ou ce qui la constitue, augmentât proportionnellement, cette forme y est aussi plus facile à voir. C’est là qu’ordinairement on l’aperçoit d’abord, et qu’on apprend à la distinguer des autres. Dans les exemples clandestins, où cette nature est à son minimum, elle est plus difficile à apercevoir ; mais une fois qu’on l’y aperçoit, on apprend d’abord qu’elle est plus générale qu’on ne pensait ; et si l’on y voit aussi ce que, d’après la considération de son maximum, on a soupçonné être sa forme ; on a dès-lors, sinon découvert la véritable forme, du moins fait beaucoup de chemin vers cette découverte. Par exemple, Newton fit un grand pas au moment où il comprit que c’est précisément la même cause qui arrondit une planète et une goutte d’eau. Il en eût peut-être fait un second non moins grand et non moins important, s’il eût senti d’abord que c’est aussi une même cause (savoir, la force opposée à la première) qui dilate alternativement les deux ventricules du cœur, et qui tient écartés les uns des autres, tous les soleils semés dans l’espace. Car de ces deux aperçus, l’un sans l’autre n’est rien ; mais réunis, ils font le tout.
  16. Quiconque aura lu avec quelque attention ce passage, ainsi que beaucoup d’autres, sera tenté de regarder comme une fable l’histoire de cette pomme, dont la chute, nous dit-on, donna au grand Newton la première idée de son système sur l’attractipn universelle ; car ceci est un peu plus instructif qu’une pomme qui tombe ; et il est plus aisé de mentir, que d’avoir le premier de si grandes vues. Mais on sait que la forme, ou la nature naturante des génies du premier ordre, tels que Newton ; Descartes, Leibnitz et Aristote, est la judicieuse précaution de ne citer personne ; et c’est à quoi ils doivent la plus grande partie de leur apparente originalité. Au reste, si Newton, en méditant ce passage, apprit à ne point mépriser les petits faits, et à chercher dans les petites choses la raison des grandes, les loix de la nature étant les mêmes en grand qu’en petit, c’est beaucoup moins une raison pour l’accuser de plagiat, ce qui ne meneroit, je pense, à aucune vérité utile, que pour apprendre de lui à devenir original, en surpassant ceux qu’on imite (la seule espèce d’originalité qui nous soit accordée, puisqu’il faut toujours partir de quelque chose, et même de quelqu’un) ; c’est-à-dire, à appliquer l’esprit géométrique aux aperçus vrais, grands et utiles, mais vagues, qu’on rencontre dans Bacon, et dans les autres philosophes dont le génie est un peu trop poétique, Je suis désormais en état de faire voir que le premier aperçu d’aucune des grandes vérités attribuées à Newton, ne lui appartient, et il n’en est pas moins le plus grand génie qui ait existé ; tant l’esprit juste et conséquent a d’avantage réel et reconnu sur tous les autres genres d’esprit qu’on peut regarder comme différens genres de folie qui approchent plus ou moins de la raison.
  17. Par la même raison que deux personnes qui s’aiment, venant à rencontrer leur ennemi commun, et s’en aimant davantage, se serrent l’une contre l’autre ; et que deux personnes qui s’aiment foiblement, rencontrant deux autres personnes qu’elles aiment davantage, se séparent l’une de l’autre, pour s’unir aux deux survenantes ; par la raison enfin que deux corps qui s’attirent déjà, étant ensuite placés entre deux autres corps qui les repoussent l’un vers l’autre, sont, par le concours de leur action propre et de cette action étrangère, déterminés avec plus de force l’un vers l’autre, et que si, entre deux corps qui s’attirent foiblement, se placent deux autres corps qui les repoussent tous deux ; ou si les deux premiers corps se trouvent placés entre deux autres par lesquels ils soient attirés avec plus de force qu’ils ne s’attirent eux-mêmes, dans ces deux cas, ils se séparent, ou adhèrent ensemble plus faiblement. Car comme nous le disions dans la balance naturelle, l’amour est à la haine, dans le monde moral, ce que l’attraction est à la répulsion, dans le monde physiques et comme les deux dernières forces, en unissant ou séparant les élémens matériels, font ou défont les composés physiques, les deux premières, en unissant ou séparant les hommes, font ou défont les composés moraux.
  18. Ces exemples constitutifs ou poignées de faits sont par rapport aux grandes formes, ce que le livret de Pythagore est par rapport aux grands calculs ; et cette analyse si nécessaire dans la métaphysique de quantité, l’est également dans la métaphysique de qualité ou d’espèce. Avant de former de grandes poignées de nombres ou de choses, il faut d’abord en faire de petites, et quelque habile calculateur qu’on puisse être, on est toujours obligé, pour avoir la somme totale, de commencer par additionner les colonnes. L’esprit humain n’ayant point assez de force et d’étendue pour former, par une seule opération, une classe très nombreuse, un genre très élevé, il est obligé de composer par degrés, et d’aller pas à pas en généralisant ses idées. À mesure qu’il saisit ce qu’il y a de commun entre certains êtres ou certains modes, il en forme d’abord de petites classes ; puis considérant ce qu’il y a de commun entre ces classes, il les réunit pour en former de plus étendues, dont il forme des classes encore plus étendues, jusqu’à ce qu’il sait parvenu aux genres les plus élevés et désignés par ces mots, être, substance, mode, force, mouvement, matière, etc. marche qui, après tout, n’a rien de mystérieux, et qui n’est que la conséquence pratique de ce principe trivial : qu’il faut faire en plusieurs fois, ce qu’on ne peut faire en une seule ; et faire lentement ce qu’on ne peut bien faire, en le faisant vite, c’est-à-dire, presque tout.
  19. Que la diversité des composés a pour cause, non la diversité des combinaisons et permutations d’un petit nombre d’élémens d’espèce différente, mais une infinité d’élémens originellement et essentiellement différens ; car on peut faire, sur l’origine et les principes des choses, ces deux sortes de questions : y a-t-il dans l’univers un petit nombre, ou une infinité d’élémens, de principes substantiellement différens ? et dans la première supposition, n’y a-t-il qu’une seule substance, comme l’a avancé Spinosa ; où y en a-t-il deux, comme le pensoient les Manichéens, ou plutôt comme le pense presque tout le genre humain, qui divise l’univers en matière et esprit ; où enfin y en a-t-il trois, comme nous l’avons avancé dans la balance naturelle ? Resteroit à définir ce mot de substance, comme le souhaitoit Leibnitz ; et c’est ce que nous ferons dans notre logique, non pas en général, ce qui est aussi inutile qu’impossible, mais relativement à l’espèce humaine ; ce qui est suffisant, puisque nous ne parlons qu’à des hommes.
  20. L’expression du texte manque de justesse. Abscissio signifie l’acte par lequel on retranche d’un tout, une ou plusieurs parties. Or, ici la chose retranchée n’est pas l’infini, le tout, mais une certaine partie ; car ce mot infini ne signifie que l’indéfini, la nature entière, l’univers. Lorsqu’on a une prénotion de ce qu’on cherche, au lieu d’être obligé de le chercher dans l’immensité des êtres ou des modes, on ne le cherche plus que dans une certaine classe qui en est abstraite, séparée et comme retranchée par cette prénotion, laquelle détermine cette classe, et limite l’indéfini.
  21. Ce n’est pas précisément parce qu’un discours ainsi écrit par parties détachées donne à la mémoire un plus grand nombre de prises, qu’on se le rappelle plus aisément ; mais parce que les différentes parties de cet écrit étant physiquement séparées et comme isolées. Outre qu’on est, par cela même, forcé de le lire plus lentement, on peut ainsi plus aisément les considérer une à une, les concevoir plus distinctement, n’en passer aucune, et faire plus d’attention à chacune, Or, l’attention est, par rapport aux moyens d’aider la mémoire, la grande forme, la nature naturante ; elle peut seule tenir lieu de tous les autres moyens, et aucun ne peut la remplacer. Car la mémoire n’est au fond qu’une attention renouvelée, rénovation dont la facilité et l’exactitude sont proportionnelles à la force des actes précédens, et sur-tout du premier de tous ; ce qui comprend son intensité, sa durée, sa réitération, etc. et tous ces artifices qui composent l’art connu sous le nom de mémoire artificielle, ne sont que des moyens d’exciter, d’augmenter, de soutenir et de réitérer l’attention.
  22. Ce fait est absolument faux. Je suis totalement privé de l’odorat, et je n’ai pas même l’idée des odeurs ; cependant je distingue fort bien au goût, une huile rance, une viande gâtée ; etc.
  23. Comme les organes respectifs de ces deux sens sont extrêmement voisins, il n’est pas étonnant que les deux sens mêmes aient entr’eux beaucoup d’analogie et d’affinité. L’haleine d’une personne qui a bu de l’eau-de-vie, produit en moi une sensation mixte, dont le siège est toute la région du palais et des deux orifices intérieurs du nez ; c’est une sorte de saveur semblable à celle de l’eau-de-vie, mais extrêmement foible.
  24. Le lecteur voit ici pourquoi j’ai laissé subsister dans le texte ce mot de nature, au lieu d’y substituer ceux de mode, de manière d’être, ou de qualité, qui en sont presque toujours les équivalens. Car la communication d’un mode d’un corps à un autre, n’est point, à proprement parler, un mode, mais tout au plus un mode de mode ; et c’est à quoi n’ont pas pensé ceux qui, en divisant tous les objets de nos idées en substance et en mode, se sont imaginés avoir tout fait.
  25. Il a raison d’ajouter ce mot comme ; car c’est parce que la communication de la lumière n’est pas tout-à-fait instantanée, qu’un flambeau ou un charbon ardent, mus circulairement, présentent à l’œil l’apparence d’un cercle de feu. Je soupçonne que la chaleur et la lumière ne sont que deux modes, deux mouvemens différens, peut-être même semblables, d’une même substances ; mais dont l’un plus fort, est perçu par le sens, plus grossier, du tacts et l’autre plus foible, est perçu par le sens, plus délicat, de la vue. Si cette supposition étoit fondée, il ne seroit plus étonnant que la sensation de la lumière fût moins durable que celle de la chaleur.
  26. Pourquoi dire le premier moteur, avant de savoir si la chose communiquée est en effet un mouvement ? Comme la vertu magnétique subsiste durant plusieurs années, dans le fer auquel elle a été communiquée, il n’est pas probable que la chose communiquée par le corps aimantant, soit un mouvement ; mais on peut penser que le changement qu’on produit dans le corps qu’on aimante, est ou une addition de substance, ou un changement dans sa texture, ou l’un et l’autre. Et comme un même aimant, ou un même fer aimanté peut communiquer sa vertu à une infinité de morceaux de fer, sans en rien perdre, il n’est pas non plus vraisemblable que le changement produit dans ce corps qu’on aimante, soit une addition de substance. Ce seroit donc une variation dans la texture, comme le soupçonnent beaucoup de physiciens, à moins qu’on ne suppose que le corps aimantant reprend dans de réservoir commun précisément la quantité de substance qu’il a perdue en la communiquant ; supposition qui manqué tout-à-fait de vraisemblance.
  27. L’un tient à l’autre ; car les bonnes divisions, ainsi que les bonnes définitions, résultent de la connoissance des vraies analogies et des vraies différences des choses divisées ou définies.
  28. Les vues de notre auteur n’ont point ici leur justesse et leur solidité ordinaires. Combien ces deux analogies, par lesquelles il se laisse éblouir, sont foibles et superficielles ! Car, au premier coup d’œil, on aperçoit deux différences radicales. D’abord, les rayons de lumière sont réfléchis par les miroirs et n’y entrent pas ; au contraire, ils sont réfractés par les trois humeurs de l’œil, ils les traversent. De même les rayons sonores sont réfléchis par les lieux qui forment des échos ; au lieu qu’ils entrent dans l’oreille et semblent s’y réfracter aussi. Or, remarquez que ces différences sont dans la chose même dont il s’agit principalement ici ; savoir : dans la marche des rayons sonores et dans celle des rayons lumineux. Mais, si cette marche est différente, les organes que la nature y a appropriés, ne doivent pas moins différer des corps auxquels on les compare ; et toutes les conséquences que Bacon tire ici de leur prétendue analogie, fussent-elles vraies en elles-mêmes, n’en seroient pas moins fausses comme conséquences.
  29. Mais il n’en fait pas mieux ; car le chancelier Bacon n’a cessé de lui dire que la principale source de toutes les erreurs est cette malheureuse disposition à s’élancer ainsi de prime-saut des faits particuliers aux axiomes trop généraux ; qu’il ne doit s’élever à ceux-ci que fort lentement et après toutes les exclusions ou les réjections indiquées par l’expérience bien méditée et comparée au but de la recherche.
  30. Une autre différence qui n’est pas à négliger, c’est que, même extérieurement, un œil n’est pas construit précisément comme un miroir ; ni une oreille, comme l’obstacle qui fait écho.
  31. Le texte dit de sens ; mais la suite fait voir qu’il se trompe.
  32. Voici proprement en quoi consiste le paralogisme qui règne dans tout ce passage, et qui réduit presque à rien l’imposant aperçu qu’il présente. L’auteur pose pour principe, qu’il y a nécessairement un rapport entre les organes des sens et les corps qui les affectent ; ce qu’on ne peut lui contester. Mais ensuite traduisant ce mot de rapport par celui de consentement (c’est le mot du texte, auquel je substitue celui de corrélation), qui a une autre destination, et auquel il attache une signification arbitraire, il fait de ce rapport vague dont il parloit d’abord, un rapport déterminé de similitude ; et de cette supposition très gratuite, il tire toutes les conséquences qu’on vient de lire. Le mot de consentement, si l’on s’en rapporte à son étymologie, signifie proprement l’état respectif de eux êtres qui sentent ensemble, en mème temps. On ne devroit l’employer que pour les parties de l’individu, ou de l’assemblage d’individus, qui sont affectées par les mêmes causes, où qui s’affectent réciproquement. Le mot vague de corrélation suffiroit pour toutes les autres relations ou correspondances d’action, dont l’espèce n’est pas connue.
  33. Comme la sensation n°est que la perception de l’état ou du mode actuel de l’organe du sens respectif produit par la cause intérieure ou extérieure qui l’affecte, le mode de l’organe variant nécessairement, selon l’espèce et la force de l’impression reçue, la perception ou la sensation doit varier aussi semblablement et proportionnellement.
  34. C’étoit d’après un songe aussi creux que celui-ci, que certains moines physiciens des derniers siècles prétendoient que la femme n’est que l’ébauche d’un homme, que la nature a bien pu commencer, mais que, faute de chaleur, elle n’a pu achever ; en un mot, une sorte d’homme manqué ou retourné. D’autres ont prétendu qu’au temps où l’espèce étoit dans toute sa vigueur, chaque individu étoit hermaphrodite, et que, portant en lui seul les deux sexes, il pouvoit se féconder lui-même ; mais que depuis, l’espèce étant venue à dégénérer, chaque individu ne naissoit plus qu’avec la moitié de son être, et vivoit dans la perpétuelle nécessité de chercher son autre moitié pour s’y rejoindre et se compléter ; c’est-à-dire, en empruntant le langage des géomètres, que l’homme et la femme sont complémens, ou, si l’on vent, supplémens l’un de l’autre. Descartes lui-même, à qui l’on attribue cette plaisanterie qui est beaucoup plus ancienne que lui, a bien voulu s’y prêter et la redire.
  35. Le cerveau est comme l'oignon, d’où sort cette plante ambulante.
  36. Ce seroit plutôt leur bouche et leur estomac, attendu que c’est la partie qui mange et qui digère.
  37. L’océan méridional, après s’être porté dans le vaste bassin de la mer atlantique, ou plutôt après l’avoir formé, a dû, par sa pression latérale, combinée avec l’action des vents et des marées, aiguiser de plus en plus les deux caps, et ronger latéralement les deux continens, jusqu’à ce que, rencontrant le roc, il ne pût désormais dégrader que fort lentement. Et cela, il l’a dû faire, par la même raison que, par-tout ailleurs, l’eau aiguisant d’un côté et creusant de l’autre, forme ici de petits golphes, et là, de petits promontoires, comme on peut l’observer dans tous les cantons où il y a beaucoup de ruisseaux où de saignées. Si vous faites couler une certaine quantité d’eau sur une terre où il y ait une partie plus élevée et plus dure que les autres, l’eau, en coulant à droite et à gauche de cette partie qu’elle ne peut ni surmonter ni entamer, formera nécessairement une pointe. De plus, comme, en ce monde, il n’est, en aucun temps, ni en aucun lieu, de parfaite égalité, lorsque, soit dans le lit d’une rivière, soit dans le bassin d’une mer, l’eau appuie plus d’un côté que de l’autre, elle creuse du côté où elle appuie, et aiguise du côté opposé, comme l’a prétendu M. de Buffon (voyez sa théorie de la terre).
  38. Voici quelle est son idée. La région céleste est celle de la chaleur, et le corps de la terre est la région du froid ; celle où nous vivons est la région moyenne, où les deux natures contraires se trouvent mêlées ensemble par portions plus égales. Cela posé, sur les deux limites de cette région, soit en dessus, soit en dessous, chacune des deux natures livrant combat à sa contraire qui lui fait opposition, mais qui est beaucoup plus faible, la repousse, la refoule et l’accumule, de manière que, sur la limite, cette dernière a plus d’intensité, de force et d’activité qu’elle n’en auroit, sans l’opposition de sa contraire. Et telle étoit, à peu près, sur ce sujet, l’opinion des anciens, qui, à la réserve d’Héraclite, étoient bien loin de soupçonner l’existence du feu central, et de penser, comme M. de Buffon l’a avancé depuis, que cette planète n’est qu’un petit soleil encroûté, originaire du grand, et qui se refroidit de plus en plus.
  39. Il n’est pas généralement vrai que le syllogisme soit une forme de raisonnement par laquelle on réunit deux idées qui s’accordent par rapport à une troisième, Cet accord n’a pas toujours lieu, même dans les bons syllogismes. Lorsque le rapport des deux choses comparées à la troisième est un rapport d’égalité ou de similitude, il s’ensuit de là que ces deux choses sont égales ou semblables entr’elles. Mais si le rapport de l’une de ces deux choses à la troisième n’est pas le même que celui de l’autre à cette troisième, alors il n’est pas vrai que ces deux choses soient entr’elles ce qu’elles sont à la troisième. Il est vrai seulement que, du rapport de chacune d’elles à cette troisième, une fois bien connu, on peut conclure le rapport qu’elles ont entr’elles. Par exemple, si je sais que A est double de B ; et B, double de C, je sais, par cela mème, qu’A est quadruple de C ; mais alors le rapport d’A à C est différent de celui d’A à B, et de B à C.
  40. Un genre est un assemblage idéal de choses qui se ressemblent à certains égards ; savoir, en ce qui constitue le genre. Cela posé, comment se peut-il qu’une chose ne ressemble en rien à celles de son genre ? il y a ici contradiction dans les termes, et même dans les idées. Car, d’après notre définition qu’on ne peut contester, un genre n’étant qu’un composé de choses semblables entr’elles, c’est comme s’il disoit que ces composés dont il parle, ne ressemblent en rien à ceux qui leur ressemblent ; ce qui est absurde. Il falloit dire : lesquels présentent des composés, qui ressemblent aux autres espèces du même genre, en ce qui, à la rigueur, constitue le genre ; mais qui, en toute autre chose, diffèrent prodigieusement de ces autres espèces. Cela est un peu plus long, mais du moins plus exact. D’ailleurs, l’on est maître d’abréger, autant qu’il est possible, en supprimant d’un seul coup les deux définitions qui nous paraissent au fond assez inutiles ; les exemples qu’il va donner de cette classe de faits dont il s’agit, suffisant pour en déterminer l’idée.
  41. Non-seulement on n’en cherche point l’explication ; mais on ne veut pas même que d’autres la cherchent ; encore moins qu’ils la donnent ; on craint de perdre l’admiration qu’excitent ces raretés, et c’est avec quelque raison ; car, après tout, cette admiration est un plaisir, et entendre une bonne explication trouvée par un autre, en est rarement un. Diminuer l’admiration universelle, en montrant les causes, c’est-là un des plus grands torts de la philosophie, aux yeux de la plupart des hommes qui, voulant être eux-mêmes admirés, et ne se sentant pas admirables, n’aiment point du tout ces explications ; craignant toujours que le docteur expliquant, après avoir rendu raison de la pluie et de la grêle, ne se rabatte sur l’auditeur pour l’expliquer lui-même. Tous ces hommes de théâtre ont trop de choses à cacher, trop de parties honteuses, pour regarder de bon œil ces spectateurs qui voient les choses précisément telles qu’elles sont, et qui les montrent précisément telles qu’ils les voient. Les voleurs, a dit Duclos, n’aiment point les lanternes ; les hommes se plaignent que les philosophes sont avares de leur science, et ne la communiquent pas assez ; mais dès qu’on leur présente le flambeau, ils le soufflent, puis ils s’écrient qu’ils n’y voient goutte.
  42. C’est à-dire que la production de l’individu monstrueux ne dépend point de quelque loi générale et simple de la nature, mais de certaine proportion ou combinaison extraordinaire qui a eu lieu durant sa formation. Ainsi, on peut regarder ce qu’on appelle un monstre, comme un assemblage extraordinaire de choses ordinaires, comme une espèce de quine.
  43. Il pouvoit ajouter Xénophon et Plutarque, historiens non moins superstitieux.
  44. C’est un poisson, de la grosseur du merlan, dont le vol est fort pesant et fort court, Il est ai stupide, que lorsqu’un vaisseau se trouve dans la direction de son vol, n’ayant pas même l’instinct de s’en détourner, il donne contre les mâts ou les manœuvres, et tombe sur le tillac. C’est peut-être le plus malheureux de tous les êtres sensibles. S’élève-t-il dans les airs, cent espèces d’oiseaux l’y guettent pour le saisir dans ce vol si court ; se réfugie-t-il dans les eaux, cent espèces de poissons l’y attendent pour le dévorer. Mais il se peut aussi que sa stupidité même le rende inaccessible à la crainte, où que habitude de la peur la lui rende moins pénible qu’aux autres animaux à peu près comme à certains individus de notre espèce, qui, à force de trembler en bonne compagnie, finissent par ne plus rien craindre.
  45. Il donne presque toujours trois ou quatre noms à chaque genre d’exemples ou de faits : si je les laisse subsister tous ou presque tous, c’est afin que ceux d’entre nos lecteurs à qui ils plaisent, aient le plaisir de les trouver ici ; et ceux à qui ils déplairont, celui de les franchir : c’est encore afin que ceux qui m’auroient critiqué, si je les eusse ôtés, me critiquent aussi pour les avoir laissés : et je suis convenu avec ces derniers qu’ils attribueroient à Bacon tout ce qu’il peut y avoir de raisonnable dans les notes, et à moi tout ce qu’ils trouveroient de plus mauvais dans le texte : par exemple, cette nomenclature surabondante ; car il est des gens qui n’ont d’autre métier que celui d’empêcher ceux qui en ont un, de l’exercer ou d’en recueillir les fruits, et dont tout l’esprit consiste à prouver que les autres n’en ont pas.
  46. Sans doute il est impossible que l’air devienne solide, tant qu’il demeure air, puisque, par ce mot d’air, nous entendons un fluide ; mais cette matière, qui est actuellement dans l’état aérien, peut-elle passer de l’état de fluide à celui de solide ? Voilà ce qu’il s’agit de savoir, et ce que tout ce bavardage scholastique ne nous apprendra point. Nous soupçonnons seulement que les particules aériennes qui, tant qu’elles restent réunies en masses un peu grandes, composent un fluide, peuvent, étant agrégées une à une aux parties d’un solide, y adhérer assez fortement, et faire enfin partie de ce solide. C’est à peu près ainsi que nous concevons que l’air a pu se combiner avec les autres principes dans les différens composés ; dont on l’extrait par les diverses opérations chymiques, entr’autres par celles qu’a indiquées M. Hales (Statique des végétaux}, si toutefois l’on peut prouver que l’air, conservant, dans son état de combinaison, sa nature d’air, doit encore porter ce nom ; et que la grande quantité de ce fluide qu’on extrait des différentes substances, par le moyen du feu, n’est pas le produit du feu même ; question que non-seulement on n’a pas encore décidée, mais dont on ne s’est pas même assez occupé.
  47. Car le maximum et le minimum de chaque genre, où de chaque espèce (qui n’est qu’une échelle d’êtres ou de modes ayant, à différens degrés, ce qui constitue l’espèce ou le genre), en sont les limites et en déterminent l’étendue.
  48. Ces deux espèces d’exemples rentrent absolument dans les exemples ostensifs et les exemples clandestins ; mais ils ont ici une destination un peu différente.
  49. Des différences aux analogies, et des espèces aux genres, devoit-il dire.
  50. Nous avons dit dans une des notes précédentes, qu’à l’exemple de M. de Buffon et de quelques autres physiciens, nous désignerions par le mat de rotation, le mouvement d’un corps qui tourne sur lui-même ; et par le mot de circulation, celui d’un corps qui tourne autour d’un autre.
  51. Il s’agit ici du vent alisé, vent qui, entre les tropiques, à l’exception de quelques temps de calmes et d’orages, souffle perpétuellement d’orient en occident, avec ces modifications ; que, dans la partie septentrionale du globe, il varie depuis l’est jusqu’au nord-est, et que, dans la partie méridionale, il varie depuis l’est jusqu’au sud-est : mais ce vent alisé ne prouve ni le mouvement diurne de la terre ; ni celui du soleil seul, ni enfin celui de toute la sphère céleste ; il prouve seulement que l’un de ces trois mouvemens a lieu. Car, pour produire un vent de cette espèce, il suffit que le soleil corresponde successivement à différens points de la surface du globe, situés à peu près d’orient en occident, et qu’il produise, par la dilatation qu’il occasionne dans l’athmosphère, une sorte de vuide commencé, qui se porte, comme cet astre, d’orient en occident ; car alors l’air que le soleil a laissé derrière lui, c’est-à dire l’air plus oriental, tendant, en vertu de sa pesanteur et de son ressort, à remplir ce vuide, se portera aussi dans cette direction et produira un vent perpétuel d’orient en occident.
  52. Bacon, dans ce passage, est bien près de conjecturer la pesanteur de l’air car la manière dont il explique ici la réunion de l’air enfermé dans l’eau, est à peu près la nôtre, avec cette différence toutefois qu’il se contente de nier la légèreté absolue de l’air, sans nous dire s’il a une autre tendance, et quelle est cette tendance ; au lieu que nous disons que tous les fluides, sans exception, étant pesans, et tendant à se porter vers le bas : lorsque plusieurs fluides sont contenus dans un même vaisseau, ceux qui ont le plus de pesanteur spécifique, tendant à occuper la partie inférieure, forcent ainsi l’air à se porter vers la partie supérieure. Lorsque je dis nous, je parle du plus grand nombre des physiciens de notre temps, et non de moi.
  53. De ce que dit ici Bacon, il ne faut tirer aucune conséquence contre le système de Newton ; quoique Newton et ses disciples disent aussi assez souvent ; et pour abréger, que les corps placés à la surface d’une planète, tendent à son centre ; ce qui ne signifie pas que ce centre ait réellement une vertu attractive, mais que le résultat de toutes les attractions particulières et réciproques des différentes parties de la planète, est à peu près tel qu’il seroit, si toutes ces forces étant réunies à ce centre, il avoit en effet la vertu d’attirer, avec une force égale, à la somme de toutes ces forces partielles. C’est une considération purement mathématique, qu’on ne se permet quelquefois que pour la facilité des calculs ou des démonstrations, et qu’on abandonne dès qu’il s’agit de savoir où réside réellement la force attractive. Ainsi : c’est une vraie dispute de mots qui peut être terminée par cette définition.
  54. Médecin anglois, auquel nous devons de fort belles observations sur l’aimant ; ces belles conjectures que depuis Kepler et Newton ont si bien vérifiées, et les premières expériences sur l’électricité.
  55. L’original dit : près des deux Indes : mais les deux Indes ne bordent pas la mer atlantique ; on donne ce nom au vaste bassin situé entre l’Afriqne et l’Amérique. C’est principalement sous la ligne qu’on voit des trombes. Voyez la note (g).
  56. À des idées qui ne valent rien, j’attache des mots qui ne valent pas mieux.
  57. Selon Newton, il faut bien que la blancheur tire sur la lumière, puisque, selon lui, la blancheur est l’effet de la réunion des sept rayons primitifs et élémentaires ; c’est en quelque sorte la lumière toute entière.
  58. Ces mots flux et reflux ne sont point usités parmi les marins ; ils disent : le flot et l’ébe, le jusant ou jugeant.
  59. D’un jour à l’autre, le flot et le jusant retardent d’une heure, de trois quarts d’heure, d’une demi-heure, etc. et (en prenant un terme moyen) de quarante-huit minutes ; retard qui correspond au mouvement de la lune dans son orbite, et qui paroit en être l’effet.
  60. Galilée avoit imaginé ou adopté cette hypothèse ; mais il semble que la terre tournant toujours dans le même sens, et avec la même vitesse, ces eaux, qui ont pu d’abord ne pas acquérir toute cette vitesse, ont dû ensuite, et à la longue, l’acquérir tout entière et pour toujours.
  61. Ce ne seroit pas dans le détroit de Gibraltar, où les eaux de l’océan septentrional entrent continuellement. Et d’ailleurs plus un bras de mer seroit étroit, moins l’effet dont parle l’auteur y seroit sensible ; plus aussi les causes particulières et locales rendroient incertaines les conséquences qu’on voudrait tirer de ces observations. On sait qu’en général, dans les mers de peu détendue, et même dans la méditerranée, il n’y à point où presque point de marées.
  62. C’est-à-dire en supposant que les planètes décrivent réellement les lignes spirales (il veut dire les hélices) qu’elles paraissent décrire ; apparence qui est l’effet de la combinaison de leur mouvement diurne et apparent avec leur mouvement annuel, mais réel.
  63. La variation journalière de chaque planète dans son retour au méridien.
  64. Auriez-vous pensé, lecteur patient, que toute notre mise dehors pour découvrir les formes, transformer des corps, etc. dût nous mener à de telles découvertes ? Mais heureusement les erreurs que nous rencontrons ici, ne nous empêchent pas de profiter des grandes vérités qui les ont précédées, et de celles qui vont les suivre. Pour excuser Bacon, il suffit de le voir entouré, comme il l’étoit, de scholastiques et de préjugés ; il faut savoir se dire que, si l’on eut vécu dans le même siècle, on se seroit trompé encore plus souvent que lui ; car il n’est point de génie qui puisse suppléer à l’observation. L’ordre de la nature n’est qu’un certain fait ; et ce fait, il n’est qu’un seul moyen pour le connoître, c’est de l’observer. Le raisonnement est une lunette à l’aide de laquelle on peut de fort loin découvrir et entrevoir une infinité d’objets qu’il faut ensuite aller considérer de près pour les voir nettement ; car entrevoir n’est pas voir, et deviner n’est pas savoir. Au reste, le lecteur observera sans doute de lui-même qu’il ne s’agit pas, dans cet aphorisme, d’expliquer le mouvement diurne ou le mouvement annuel, mais seulement d’éclaircir par un exemple l’exposé de ce genre de règles auxquelles il donne le nom d’exemples de la croix : ainsi, quand le fait pris pour exemple seroit faux, et la règle mal appliquée ; si d’ailleurs cette règle étoit bien éclaircie par l’exemple, cette fausse application d’une règle sûre ne laisseroit pas de nous mettre sur la voie pour l’appliquer mieux, et le principal objet seroit rempli ; l’esprit faux, mais inventif, est tributaire né de l’esprit juste. La seule faute que nous paroisse commettre Bacon, dans l’exposé de sa règle, c’est de pécher contre une autre ; savoir : qu’en cherchant des exemples pour éclaircir quelque règle, il faut d’abord rejeter tous ceux qui peuvent faire naître des doutes, ou qui exigent une longue discussion ; parce qu’ils ont le double inconvénient de fixer presque entièrement sur l’exemple l’attention due à la règle même, et de faire douter de l’utilité ou de la sûreté de cette règle. Il faut, autant qu’il est possible, dans l’exposé de chaque règle, employer deux exemples : l’un, de vérité ; l’autre, d’utilité : le premier, fort commun, trivial mème, qui, en conduisant le lecteur à des résultats connus et incontestables, lui prouve que la règle est sûre ; l’autre, extraordinaire, qui, en le menant à des résultats nouveaux et intéressans, lui prouve qu’elle est utile ; car la seule méthode vraiment complète, c’est celle qui donne tout à la fois la direction et l’impulsion.
  65. Ce n’est point au hazard qu’il dit, la masse corporelle du globe terrestre, au lieu de dire, le globe terrestre, ou simplement la terre ; car nous avons vu plus haut qu’il suppose que tous les corps d’un certain volume sont composés de deux espèces de matière ; savoir : d’une matière grossière, tangible et inerte, qui est comme le fonds ; et d’un fluide très subtil, très actif, invisible, impalpable, qu’il appelle l’esprit. Ce qu’il suppose, nous l’avons démontré, en prouvant qu’il est impossible que ces substances aériformes n’existent pas.
  66. Notre auteur côtoie ici le système de Newton, en profitant des vues du médecin Gilbert qui lui sert de guide ; il ne falloit plus qu’un peu de mathématiques pour déterminer cette loi avec plus de précision, et pour la compléter, en y ajoutant la considération des masses ; car la véritable loi démontrée par Newton est celle-ci : les forces avec lesquelles agissent l’un sur l’autre deux corps qui s’attirent réciproquement, sont en raison composée de la directe des masses et de l’inverse des quarrés des distances. C’est l’observation combinée avec le raisonnement et le calcul ; qui a conduit à ce beau résultat ; mais notre auteur qui, en philosophant sur ce sujet, déroge à ses propres règles et donne tout à la méditation, n’avoit guère observé que le ciel de son lit.
  67. Il en seroit de même si l’on employoit, pour cette expérience, deux horloges à poids ; disposition qui seroit mieux appropriée à l’état précis de la question ; car alors s’il étoit vrai que la pesanteur diminuât, même à une si petite distance de la terre, comme le poids qui servirait de masteur à l’horloge placée en haut, auroit moins de force, elle iroit plus lentement ; et après un intervalle de temps un peu grand, elle retarderoit sur celle qu’on auroit laissée en bas.
  68. Cette conséquence est fausse ; car, si un corps placé à la surface de la terre, est attiré par toute la masse du globe, plus on l’approchera du centre, plus la partie de la terre qui sera au dessus de ce corps, et qui l’attirera aussi, mais en sens contraire, balancera l’attraction de la partie qui se trouvera au dessous, affoiblira la tendance de ce corps vers le centre, et par conséquent diminuera son poids. Donc, si le poids de ce corps augmente à mesure qu’on l’approche du centre, il n’est pas vrai que l’attraction de la masse corporelle du globe soit la cause unique de ce poids.
  69. Pour abréger, nous emploierons ce mot dont quelques physiciens de notre temps font usage, et qui désigne cette propriété qu’a l’aimant ou le fer aimanté, de diriger ses extrémités à peu près vers le nord et le sud, ou en général vers certains points de la sphère ; car ces points varient en différens temps et en différens lieux, sans compter que l’inclinaison de l’aiguille aimantée qui ne se tient pas dans une situation horizontale, varie aussi.
  70. Si l’on se rappelle ce que nous avons dit dans quelques-unes des notes précédentes, on sentira aussi-tôt que ce mot exciter peut encore avoir trois significations différentes ; il peut signifier ou que l’aimant, en touchant le fer, change sa texture, ou qu’il diminue la force d’inertie de ses parties, ou enfin qu’il éveille, pour ainsi dire, les esprits qui s’y trouvent renfermés. Le lecteur peut choisir entre ces trois explications. Quant à nous, notre choix serait de les rejeter toutes à la fois ; car ce sont autant de suppositions gratuites : il n’y a ici ni observation directe, ni analogie qui puisse donner prise aux conjectures et servir de guide.
  71. Pour bien rendre son idée, il faudroit pouvoir dire, la corporéité ; mais là tyrannie de l’usage s’y oppose.
  72. La solution de ce problème est si facile, qu’il en devient ridicule ; car n’est-il pas clair que, si la lune étoit une substance liquide ou aériforme, elle ne pourroit avoir un cours aussi régulier, ni subsister si long-temps, en conservant la même figure ?
  73. Il paroît que Bacon n’avoit jamais considéré cette planète, à l’aide d’une lunette astronomique ; autrement, il auroit vu que ses taches sont fixes ; ce qui prouve suffisamment sa solidité ; les lunettes de ce genre, quoique déjà inventées, ne devoient pas encore être fort communes en Angleterre. Mais au fond, ces instrumens n’étoient pas fort nécessaires pour voir les grandes taches qu’on distingue fort bien à la simple vue, et qui paroissent toujours les mêmes.
  74. S’ils l’avoient acquise, ils ne resteroient pas là.
  75. Voici quel est le véritable état de la question. Pourquoi, lorsqu’un corps en mouvement presse ou choque un autre corps, lui communique-t-il la totalité on une partie de ce mouvement ? Ce pourquoi peut être ainsi traduit : dans quelle classe faut-il ranger cette communication du mouvement ? à quel fait plus général peut-on le rapporter et l’agréger ? car nos explications ne sont que des classifications ; les véritables causes nous étant inconnues : la réponse est qu’il ne faut ranger ce fait dans aucune classe, cette classification étant aussi impossible qu’inutile ; car, le fait en question étant si général, qu’il est impossible d’en trouver un plus général auquel on puisse le rapporter et l’agréger, il est par conséquent impossible de le classer. Les prétendues explications, en pareil cas, ne sont que des pléonasmes, des traductions, plus ou moins parfaites, de l’énoncé de la question, auquel on ôte la forme interrogative, pour lui donner la forme affirmative.
  76. C’est-à-dire, une combinaison de deux tendances simples ; savoir : d’abord celle de tout corps fortement chauffé, à se dilater ; puis celle des substances grasses inflammables et des substances aqueuses où non inflammables, à se fuir réciproquement, ou du moins à ne se point mêler ensemble. Cette explosion de la poudre, comme on l’a vu dans une des notes précédentes, paroît n’être qu’une décrépitation plus soudaine, plus complète, du salpêtre ou nitre, et rendue telle par le mélange du soufre et du charbon incorporés avec ce sel.
  77. Il comprend sous cette dénomination toutes les substances aériformes de nature analogue à celle de l’eau, et opposée à celle des substances inflammables.
  78. Cette explication, qui est la sienne, comme on le verra plus bas, est d’autant plus mauvaise, qu’il ne regarde pas le feu comme une certaine espèce de substance, mais comme une certaine espèce de mouvement. Ainsi, c’est comme s’il disait que l’esprit crud tend à fuir un mouvement dans lequel il est emprisonné. La belle explication ! Pour former un philosophe complet, il faudroit deux philosophes réunis : un Bacon, pour apercevoir ; et un Newton, pour raisonner.
  79. Et voilà précisément pourquoi votre fille est muette. Sous le personnage du médecin malgré lui, sont traduits en ridicule les scholastiques dont parle ici Bacon, et que Molière connoissoit très bien. Je ne suis pas obligé de composer une phrase raisonnable pour exprimer cette ridicule explication : si une sottise est bien exprimée, il est tout simple que la phrase qui l’exprime, heurte de front le sens commun ; elle est destinée à cela ; et tout ce qu’un traducteur peut faire alors, c’est de rendre son style si transparent, qu’on voie la sottise à travers ; la montrer clairement, n’est-ce pas la réfuter ?
  80. Car l’action, toutes choses égales, étant proportionnelle à la réaction, la substance qui s’enflamme, a besoin, pour déployer toute son action, de trouver à sa rencontre un corps qui lui oppose une grande résistance ; et lorsque la poudre qui s’enflamme est dans un tube, dans une cavité, elle trouve alors cette résistance qui, en réagissant contre sa force expansive, en augmente l’effet.
  81. Nous sommes encore obligés de risquer ce mot (toujours sous la condition de ne l’employer que dans cet article) ; car ce mot de séparation ne rend point son idée. Il veut dire que les exemples dont il va parler, sont destinés à montrer que certaines natures qu’on trouve le plus souvent ensemble, peuvent néanmoins être séparées. Or, cette faculté d’être séparée est mal exprimée par la terminaison, ation, qui désigne l’acte, et l’est beaucoup mieux par celle-ci, abilité. Les mots destinés à désigner la faculté active où passive, manquent souvent dans notre langue.
  82. Tout ce beau raisonnement n’est qu’un paralogisme ; et si l’existence des êtres immatériels n’étoit pas mieux prouvée, il seroit bien permis d’en douter. Car il se pourroit que cette action ou vertu dont il parle, résidât dans un fluide qui fût lancé d’un corps à l’autre ; et alors, quoique cette action ou vertu ne fût dans aucun des deux corps qui sont les termes extrêmes de l’action, ni dans le milieu, comme elle n’en seroit pas moins dans un corps ; savoir : dans ce fluide que nous suppusons, il ne seroit pas vrai qu’il est, dans le temps, tel moment, et dans l’espace, tel intervalle où elle subsiste sans le véhicule d’un corps. D’ailleurs, cette question qu’il se propose, et qu’il croit résoudre parce qu’il n’en voit pas toutes les parties, donne lieu à une autre qu’il auroit dû se proposer d’abord, et tâcher de résoudre avant tout ; savoir, celle-ci : l’action de la vertu magnétique est-elle instantanée ou successive ? Par exemple, la force attractive de la terre se fait-elle sentir plus promptement à la Lune, qu’à Jupiter et à Saturne : ou bien doit-on penser que l’action du corps attirant se fait sentir, dans un instant indivisible, à tous les corps sur lesquels il agit, à quelque distance qu’ils soient de lui, et à tous en même temps ? Ainsi le prétendu principe dont il tire cette fausse conséquence que nous avons d’abord relevée, n’est qu’une supposition très gratuite ; et son raisonnement est, avec une apparence de profondeur, très superficiel.

 *.  Je parle de la jeunesse, et non de l’enfance, âge où l’extrême mollesse de toute l’habitude du corps rend l’individu extrêmement susceptible, et l’expose à être détruit par le moindre choc.

 *2.  L’effet propre de la chaleur croissante, étant de déterminer les humeurs à la peau ; de provoquer ou de faciliter les évacuations de toute espèce, elle est, par cela même, naturellement curative ; au lieu que le froid, en resserrant les pores cutanées, répercute à l’intérieur, et renferme le loup dans la bergerie ; if fait rentrer les maladies, ce qui est la plus puissante et la plus fréquente des causes de mort.

 *3.  Nos lecteurs peuvent souhaiter de trouver ici réunies, comme dans un seul tableau, toutes ou presque toutes les causes auxquelles les différens systématiques

peuvent attribuer les marées, et qui peuvent donner lieu à des conjectures sur ce sujet ; ces causes sont :

1°. L’attraction de la lune, combinée avec celle du soleil, et peut-être avec celle d’une ou de plusieurs autres planètes.

2°. Le mouvement progressif et rétrograde, alternatif, occasionné par le mouvement diurne de la terre.

3°. La dilatation opérée par la chaleur du soleil.

4°. L’augmentation et la diminution alternatives de la masse des eaux, supposées rentrant dans l’intérieur du globe, et en sortant alternativement.

5°. La fonte périodique des glaces et des neiges, dans les régions circumpolaires.

6°. Les fleuves qui se déchargent dans l’océan.

7°. Des pluies abondantes, durables, périodiques, et tombant sur de grands-espaces.

8°. Des vents périodiques.

9°. La conversion d’une partie de l’air atmosphérique en eau, et son retour à l’état aérien, ces deux transformations étant supposées aussi alternatives et périodiques.

Il est telle de ces prétendues causes que je ne fais entrer dans cette énumération que pour ne rien omettre, et pour épuiser la matière ; mais il est à peu près démontré que la principale de ces causes, la cause suffisante et presque unique, c’est l’attraction de la lune combinée avec celle du soleil. Toaldo, météorologiste de Padoue, a commencé à prouver que l’océan aérien a, ainsi que l’autre, ses marées, répondantes aux différens points lunaires, tels que sizygies, quadratures, apogée et périgée, nœuds, etc.