Nouvelles de nulle part/Chapitre 28

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 305-310).


CHAPITRE XXVIII

LE PETIT BRAS


Nous partîmes le lendemain matin avant six heures : nous étions encore à vingt-cinq milles de notre but, et Dick voulait y être avant la brune. Le voyage fut agréable, bien qu’il y ait peu de chose à en dire, pour ceux qui ne connaissent pas la haute Tamise. Ellen et moi étions encore ensemble dans son bateau, malgré Dick qui trouvait plus joli de me prendre avec lui, pour laisser les deux femmes manœuvrer la barque verte. Mais Ellen ne voulut pas, et me réclama comme le personnage intéressant de la société.

— Puisque je suis venue si loin, dit-elle, je ne veux pas m’embarquer avec un compagnon qui pensera toujours à un autre que moi : l’Hôte est la seule personne qui puisse vraiment me distraire. Je le dis sincèrement, ajouta-t-elle, en se tournant vers moi, et ce n’est pas un simple propos aimable.

Clara rougit, et parut très heureuse de tout ceci ; car je crois que jusqu’alors Ellen l’avait un peu effrayée. Quant à moi, je me sentis rajeuni, et d’étranges espoirs de ma jeunesse se mêlaient à la joie présente, au point de la détruire presque, et de la précipiter en quelque chose qui ressemblait à une souffrance.

Comme nous traversions les courbes du fleuve qui maintenant diminuait vite, Ellen dit :

— Comme cette petite rivière m’est agréable, à moi qui suis habituée à une large étendue d’eau ; il me semble presque que nous allons nous arrêter à chaque tournant. Je pense qu’avant de rentrer ce soir à la maison, j’aurai éprouvé combien l’Angleterre est un petit pays, puisque nous pouvons si vite arriver au bout de son plus grand fleuve.

— Elle n’est pas grande, dis-je, mais c’est un joli pays.

— Oui, dit-elle, et ne trouvez-vous pas difficile de se représenter le temps où ce joli petit pays était traité par ses habitants comme si c’eût été un vilain désert sans caractère, où aucune beauté délicate n’était protégée, où l’on ne faisait aucune attention au plaisir toujours nouveau du retour des saisons, des changements de temps, des qualités variées du sol, et ainsi de suite ? Comment les gens pouvaient-ils être si cruels pour eux-mêmes ?

— Et entre eux, ajoutai-je.

Alors une résolution soudaine s’empara de moi, et je dis :

— Chère voisine, autant vous dire tout de suite qu’il m’est plus facile qu’à vous de me représenter tout ce vilain passé, parce que moi-même j’en étais. Je vois que vous en avez pressenti quelque chose ; et en même temps, je pense que vous me croirez si je vous le dis ; aussi je ne vais rien vous cacher.

Elle se tut un moment, puis elle dit ;

— Mon ami, vous avez deviné juste ; et, à dire vrai, je vous ai rejoint afin de pouvoir vous poser beaucoup de questions, et parce que je voyais que vous n’étiez pas l’un de nous ; et cela m’intéressait, et me faisait plaisir, et je voulais vous rendre aussi heureux que possible. À vrai dire, il y avait un risque à cela, dit-elle en rougissant… je pense à Dick et à Clara ; car il faut que je vous dise, puisque nous allons devenir si bons amis, que, même parmi nous, où il y a tant de belles femmes, j’ai souvent causé un trouble désastreux dans l’esprit des hommes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai été vivre seule avec mon père dans la maisonnette de Runnymede. Mais cela n’y a rien fait ; naturellement des gens y sont venus, l’endroit n’étant pas un désert, et ils m’ont trouvée d’autant plus intéressante que je vivais ainsi seule, et se sont mis à s’imaginer toutes sortes de choses à mon sujet,… comme je sais que vous l’avez fait, mon ami. Eh bien, laissons cela. Ce soir ou demain matin, je vous proposerai quelque chose qui me ferait grand plaisir, et qui, je pense, ne vous fera pas de peine.

Je l’interrompis vivement, disant que je ferais tout au monde pour elle ; car, malgré mon âge et ses marques trop visibles (bien que cette sensation de renouvellement de jeunesse ne fût pas, je pense, une simple sensation passagère), malgré mon grand âge, dis-je, je me sentais trop heureux dans la compagnie de cette délicieuse fille, et j’étais disposé à m’exagérer peut-être la valeur de ses confidences.

Elle rit, mais me regarda avec une grande bonté.

— Eh bien, en attendant, nous laisserons cela ; car il faut que je voie ce nouveau pays que nous traversons. Voyez comme la rivière a encore changé de caractère : elle est large maintenant, les tournants éloignés, et le courant faible. Et voyez, voici un bac !

Je lui en dis le nom, en ralentissant pour faire passer la chaîne du bac au-dessus de nos têtes ; et nous continuâmes le long d’un îlot couvert de chênes à notre gauche, puis le fleuve, plus profond, se rétrécit encore, et la barque s’engagea entre des murs de hauts roseaux, où les moineaux et les fauvettes s’agitaient délicieusement, gazouillaient et s’ébattaient, tandis que le remous des barques soulevait les roseaux au-dessus de l’eau, par le chaud matin tranquille.

Elle sourit de plaisir, et la jouissance paresseuse du paysage nouveau fit ressortir encore sa beauté, lorsqu’elle s’enfonça dans les coussins, mais sans la moindre langueur ; sa paresse était celle d’une personne vigoureuse de corps et d’esprit, qui se repose volontairement.

— Voyez ! dit-elle, sautant tout à coup sans aucun effort visible, et se balançant avec une grâce et une aisance exquises ; regardez le beau vieux pont en avant !

— Je n’ai guère besoin de le regarder, dis-je, sans détourner les yeux de sa beauté. Je sais comment il est ; mais (avec un sourire) nous ne l’appelions pas le vieux pont autrefois.

Elle me regarda de son bon regard, et dit :

— Comme cela va bien, maintenant que vous n’êtes plus sur vos gardes vis à vis de moi !

Et elle resta debout à me regarder, pensive, jusqu’au moment où elle dut s’asseoir en passant sous l’arche du milieu de la rangée de petites arches en pointe du plus vieux pont sur la Tamise.

— Oh, les beaux champs ! dit-elle ; je n’avais aucune idée du charme d’une très petite rivière comme celle-ci. La petite échelle de toute chose, les tournants fréquents, et les rives constamment changeantes vous donnent le sentiment d’aller, d’arriver à quelque chose d’étrange, un sentiment d’aventure que je n’ai pas éprouvé dans des eaux plus larges.

Je levai les yeux avec délice ; car sa voix, exprimant précisément ce que je pensais, était pour moi comme une caresse. Elle saisit mon regard et ses joues rougirent sous leur hâle, et elle dit simplement :

— Je dois vous dire, mon ami, que, lorsque mon père quittera la Tamise, cet été, il m’emmènera dans un endroit près du mur romain dans le Cumberland ; en sorte que ce voyage est mon adieu au sud : naturellement c’est de mon bon gré, d’une façon ; et pourtant je le regrette. Hier, je n’avais pas le cœur de dire à Dick que nous étions pour ainsi dire partis des bords de la Tamise ; mais il me semble qu’à vous il faut que je le dise.

Elle s’arrêta, et parut pensive un instant, puis elle dit en souriant :

— Je dois dire que je n’aime pas me déplacer d’une maison à l’autre ; on s’habitue si agréablement à tout le détail de la vie autour de soi ; tout s’harmonise si heureusement avec notre propre vie, qu’un recommencement est une sorte de souffrance. Mais je crois que dans le pays d’où vous venez, vous trouveriez cela mesquin et peu hardi, et me jugeriez mal pour cela.

Elle dit cela avec un sourire caressant, et je me hâtai de répondre :

— Non, certes ; vous faites encore écho à mes propres pensées. Je ne m’attendais guère à vous entendre parler ainsi. Je croyais, d’après tout ce que j’ai entendu, qu’on changeait beaucoup de résidence parmi vous dans ce pays.

— Oh ! dit-elle, naturellement on est libre de se déplacer ; mais, sauf pour des parties de plaisir, surtout à la moisson et à la fenaison, comme maintenant, je ne pense pas qu’on le fasse beaucoup. Peut-être aussi ai-je d’autres goûts moins casaniers, comme je l’indiquais tout à l’heure, et j’aimerais parcourir avec vous tout le pays de l’ouest… sans penser à rien, conclut-elle en souriant.

— J’aurais beaucoup à penser, dis-je.