Nouvelles de nulle part/Chapitre 29

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 311-317).


CHAPITRE XXIX

UN LIEU DE REPOS SUR LA HAUTE TAMISE


Bientôt, à un endroit où le fleuve contournait un cap de prairies, nous nous arrêtâmes un moment pour nous reposer et manger, installés sur un beau talus, qui atteignait presque la dignité d’une colline : les larges prairies s’étendaient devant nous, et déjà la faux était active dans les foins. Je remarquai un changement dans la beauté tranquille des champs : ils étaient çà et là plantés d’arbres, souvent d’arbres fruitiers, et l’on n’avait pas rogné avaricieusement l’espace aux beaux arbres, comme je me rappelais trop l’avoir vu ; les saules étaient souvent élagués (ou étêtés, comme ils disent dans cette région), mais cela était fait avec quelque égard à la beauté : je veux dire qu’on n’avait pas élagué des rangées entières de façon à détruire l’agrément de la campagne sur un demi-mille, mais que l’on avait coupé selon une méthode soigneuse, grâce à laquelle il n’y avait nulle part une brusque nudité. Bref, les champs étaient partout traités comme un jardin fait pour le plaisir autant que pour l’entretien de la vie de tous, ainsi que le Vieil Hammond me l’avait annoncé.

Sur ce talus ou cette pente de la colline, nous prîmes donc notre repas de midi ; il était un peu tôt pour déjeuner, mais nous étions partis de bonne heure : la Tamise, mince cours d’eau, serpentait au-dessous de nous parmi le jardin de la campagne que j’ai décrite ; à deux cents mètres de nous il y avait une jolie petite île plantée d’arbres gracieux ; sur les hauteurs à l’ouest, il y avait un bois d’essences variées dominant l’étroite prairie au sud de la rivière ; et au nord une grande étendue de pré montait tout doucement depuis la rive. La flèche délicate d’un ancien bâtiment sortait des arbres à mi-distance, avec quelques maisons grises groupées autour ; et plus près de nous, à moins de cent mètres du fleuve, était une maison de pierre toute moderne — vaste carré à un étage, composé de constructions très basses. Pas de jardin entre la maison et la rivière, rien qu’une rangée de poiriers encore jeunes et grêles, et, bien qu’elle parût peu ornée, elle avait une sorte d’élégance naturelle, pareille à celle des arbres.

Comme nous étions assis à regarder tout cela dans la douce lumière du jour de juin, heureux plutôt que joyeux, Ellen, qui était près de moi, un genou serré dans ses mains, se pencha vers moi de côté, et dit d’une voix basse que Dick et Clara auraient pu percevoir, s’ils n’avaient été si occupés par leurs heureuses caresses muettes :

— Ami, dans votre pays, les maisons des travailleurs des champs étaient-elles un peu comme cela ?

Je dis :

— Oh ! en tout cas les maisons des riches n’y ressemblaient pas ; et elles faisaient tache sur la surface du pays.

— Je trouve cela difficile à comprendre, dit-elle ; je peux voir pourquoi les ouvriers, qui étaient si opprimés, n’auraient pas eu le moyen de vivre dans de belles maisons ; car il faut du temps, des loisirs, des esprits non surchargés de soucis, pour construire de belles demeures, et je comprends très bien qu’il n’était pas permis à ces pauvres gens de vivre de telle manière qu’ils pussent jouir de ces choses si nécessaires (pour nous). Mais pourquoi les hommes riches, qui avaient le temps et les loisirs, et les matériaux de construction, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ne se seraient-ils pas bien logés, cela, je ne le comprends pas. Je sais ce que vous allez me dire, ajouta-t-elle en me regardant droit dans les yeux et en rougissant, vous me direz que leurs maisons et toutes leurs affaires étaient généralement laides et vilaines, à moins que par hasard elles fussent anciennes, comme ce reste, là-bas, du travail de nos ancêtres (et elle désignait la flèche) ; qu’ils étaient… attendez, quel est le mot ?

— Vulgaires, dis-je. Nous disions que la laideur et la vulgarité des habitations des riches réfléchissait nécessairement la saleté et la nudité de la vie à laquelle ils contraignaient les pauvres gens.

Elle fronça les sourcils comme pour réfléchir ; puis elle tourna vers moi son visage éclairci, comme si elle avait saisi l’idée, et dit :

— Oui, ami, je vois ce que vous voulez dire. Nous avons parfois, — ceux d’entre nous qui examinent ces questions, — causé à fond sur ce point ; parce que, en réalité, nous avons quantité de documents sur les soi-disant arts du temps avant l’égalité de la vie ; et il ne manque pas de gens qui disent que l’état de la société n’était pas la cause de toute cette laideur ; qu’ils étaient laids dans leur vie parce qu’ils aimaient l’être, et qu’ils auraient pu s’entourer de belles choses, s’ils les avaient choisies ; tout comme un homme ou un groupe d’hommes peuvent aujourd’hui, s’il leur plaît, faire des choses plus ou moins belles… Attendez ! je sais ce que vous allez dire.

— Vous le savez, dis-je en souriant, mais avec un battement de cœur.

— Oui, dit-elle, vous alliez me répondre, m’enseigner ceci ou cela, quoique vous n’ayez rien dit tout haut. Vous alliez dire qu’aux temps d’inégalité, c’était une condition essentielle de la vie de ces hommes riches de ne pas se livrer eux-mêmes aux travaux nécessaires à l’ornement de leur vie, mais de contraindre à ces travaux ceux qu’ils obligeaient à vivre des vies gênées et sordides ; et ainsi, par une conséquence naturelle, la saleté, la gêne, la laide nudité de ces vies misérables étaient péniblement transformées en ornement des vies des riches, et l’art périt parmi eux. Est-ce là ce que vous auriez dit, mon ami ?

— Oui, oui, dis-je en la regardant avidement ; elle s’était levée et se tenait au haut de la pente, son délicieux costume agité par le vent, une main posée sur sa poitrine, l’autre bras tombant et tendu par son ardeur.

— C’est vrai, dit-elle, c’est vrai ! Nous en avons éprouvé la vérité !

Je crois qu’avec tout mon… (quelque chose de plus que l’intérêt et l’admiration)… je commençais à me demander comment tout cela finirait. J’avais une lueur de crainte de ce qui pourrait suivre, une vague inquiétude sur le remède que pouvait offrir cet âge nouveau pour la perte d’un objet où l’on aurait mis son cœur. Mais voici que Dick se leva et cria à sa manière cordiale.

— Voisine Ellen, est-ce que vous vous disputez avec l’Hôte, ou bien le tourmentez-vous pour lui faire raconter des choses qu’il ne peut pas bien expliquer à notre ignorance ?

— Ni l’un ni l’autre, cher voisin, dit-elle. J’étais si loin de me disputer avec lui, que je crois lui avoir fait prendre en amitié à la fois lui-même et moi. Est-ce vrai, cher Hôte ? ajouta-t-elle avec un délicieux sourire exprimant qu’elle était sûre d’être comprise.

— Absolument, dis-je.

— Et de plus je dois dire qu’il s’est très bien expliqué à moi, en sorte que je le comprends parfaitement.

— Fort bien, fit Dick. Dès que mes yeux vous ont d’abord aperçue à Runnymede, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de merveilleusement sagace dans votre esprit. Je ne le dis pas par simple amabilité, pour vous faire plaisir, dit-il rapidement, mais parce que c’est vrai, et cela me fit désirer de vous connaître davantage. Mais venez, nous devrions être en route, car nous ne sommes pas à mi-chemin et il faudrait arriver quelque temps avant le coucher du soleil.

Et là-dessus il prit la main de Clara pour lui faire descendre la pente. Ellen resta un moment pensive, les yeux baissés, et, lorsque je lui pris la main pour suivre Dick, elle se tourna vers moi et dit :

— Vous pourriez me raconter bien des choses et me les éclaircir, si vous vouliez.

— Oui, dis-je, je conviens assez bien à cela… et à rien d’autre,… un vieil homme comme moi.

Elle ne remarqua pas l’amertume qui était, que je le voulusse ou non, dans le ton de mes paroles, et continua :

— Ce n’est pas tout pour moi ; je me contenterais très bien de rêver des temps anciens, et, si je ne pouvais les idéaliser, d’idéaliser au moins quelques-unes des personnes qui y ont vécu. Mais je crois qu’on est quelquefois trop insoucieux de l’histoire du passé, trop disposé à laisser cela à de vieux savants comme Hammond. Qui sait ? Si heureux que nous soyons, les temps peuvent changer ; nous pouvons être mordus de quelque rage de changement, et bien des choses peuvent nous paraître trop merveilleuses pour qu’on y résiste, trop désirables pour ne pas vouloir les atteindre, si nous ne savons pas qu’elles sont simplement des phases de ce qui a existé auparavant, et qu’elles sont, en définitive, ruineuses, décevantes et ignobles.

En descendant lentement vers les bateaux, elle dit encore :

— Ce n’est pas pour moi seulement, cher ami ; j’aurai des enfants, peut-être un bon nombre,… je l’espère. Et bien que, naturellement, je ne puisse pas les contraindre à acquérir aucune sorte particulière de savoir, je ne peux cependant, mon ami, m’empêcher de croire que je ferais pénétrer en eux, en partie, mes manières de penser, absolument de même qu’ils me ressembleraient physiquement ; et cela est vraiment quelque chose de ce qui est essentiel en moi, de ce qui n’est pas simples manières d’être, créées par les choses et les circonstances autour de moi. Qu’en pensez-vous ?

D’une chose j’étais sûr, que sa beauté, sa douce sympathie et son ardeur réunies, me forçaient à penser comme elle, toutes les fois qu’elle ne s’appliquait pas tout de bon à recueillir mes réflexions. Je dis, ce qui était vrai autrefois, que je trouvais cela très important, et bientôt je fus en extase devant la merveille de sa grâce lorsqu’elle monta dans la barque légère et me tendit la main. Ainsi nous continuâmes à remonter la Tamise… allant où ?